P. Brunet (p. 20-29).


II


Quels enfants c’étaient ! Figurez-vous cinq beaux garçons dont le plus petit avait cinq pieds trois pouces, et celui-là, c’était le plus jeune, l’adolescent, l’imberbe, l’étudiant enfin. S’ils avaient de la vigueur, les gars, ils ne manquaient ni de grâce ni de beauté. Trois d’entre eux portaient de longues guêtres de toile, des chapeaux de grosse paille et une vareuse bleue qui dessinait bien leur taille souple et forte, c’étaient les chasseurs ; un autre avait la figure rasée et les cheveux longs, une soutane noire enserrait ses membres musculeux, c’était le séminariste ; un troisième était vêtu des pieds à la tête de coutil gris, c’était l’agronome.

L’un après l’autre ils vinrent présenter leurs joues brunes et chaudement colorées aux lèvres de leur mère, et puis ils s’assirent et chacun raconta l’emploi de sa matinée. Marc, Olivier et Francis arrivaient de la forêt et avaient à proclamer la capture d’un chevreuil, l’abbé Jean annonçait à sa mère qu’il avait rempli son panier de truites, Henri exalta la docilité d’un jeune cheval qui venait de donner son premier coup de collier à la charrue.

Comme ils finissaient l’exposé de ces hauts faits, la porte vitrée s’ouvrit devant un nouveau venu. Celui-là était de taille moyenne, grêle et blond comme sa mère. Il n’avait ni la franchise de physionomie ni la hardiesse d’allure de ses frères. Ses yeux gris avaient le regard inquiet et perçant, et son jeune front était déjà plissé comme celui d’un vieillard. Il portait sur sa figure écrit en très-lisibles caractères ce nom d’ambitieux dont son père venait de le qualifier.

Son entrée ne fit pas cesser la conversation, et il n’y prit point une part active. Assis, les bras croisés, la tête légèrement renversée en arrière, il suivait d’un œil vague, dans la partie du ciel qu’il apercevait, les nuages légers qui y dessinaient les plus étranges figures.

— Ma mère, je meurs de faim, dit tout à coup Olivier, l’aîné.

— Eh bien, mon fils, il faut manger, répondit madame Desprès, qui essayait en ce moment, mais en vain, d’enfiler sa fine aiguille.

Et elle ajouta :

— Mes yeux s’en vont.

Cinq mains se tendirent vers elle et cinq voix dirent :

— Donnez, maman.

Elle sourit et passa le fil et l’aiguille à Olivier, qui la touchait. Olivier était le plus grand, le plus fort et le plus doux parmi les gars. Sous les épaisses moustaches châtain clair qui ornaient sa belle figure, se dessinait le meilleur sourire, et sa voix pleine avait une singulière douceur d’accent. Il arrive ainsi très-souvent que ce sont les forts qui sont doux. Il prit avec toutes sortes de précautions l’aiguille, qui devint invisible entre ses doigts, et, de l’air le plus sérieux du monde, il l’éleva à la hauteur de ses yeux. Ses frères riaient de ses efforts, moins Charles, qui demeurait taciturne.

Quand après plusieurs tentatives infructueuses le fil parut de l’autre côté du chas, un hourra formidable se fit entendre.

— C’est aujourd’hui vendredi, jour de crêpes, reprit Olivier, qui ne perdait pas sa faim de vue ; sont-elles commencées, maman ?

— Oh ! certainement, répondit madame Després, et vous pourriez prendre rang pour dîner dès maintenant.

— Au premier arrivé la première ! dit Francis en bondissant vers la porte.

Tous se précipitèrent à sa suite comme de vrais enfants.

M. et madame Després se regardèrent en riant.

— La cuisine va être prise d’assaut, dit Charles, avec un sourire équivoque qui donnait à ses paroles une teinte prononcée d’ironie.

Il disait vrai. Les jeunes gens arrivèrent comme un ouragan dans la vaste cuisine, où la vieille Suzanne se livrait à la confection du mets breton qui était de fondation le vendredi.

Sur le large foyer de pierre deux poëles s’entouraient de flammes, et la vieille servante, armée de sa noire spatule, allait de l’une à l’autre.

En entendant le galop des arrivants elle tourna la tête, et un sourire éclaira sa figure ridée et ruisselante de sueur. Pour elle aussi c’étaient toujours les enfants, que ces beaux garçons qu’elle avait vus si petits ; elle les appelait toujours familièrement par leur nom, excepté Jean. Depuis qu’il était entré dans la milice sacrée, depuis surtout qu’il avait revêtu la soutane, son affection pour lui s’était nuancée de respect et c’était avec une sorte de majesté qu’elle excusait les préférences qu’elle lui accordait, en disant :

— C’est pour votre frère l’abbé.

— Bon ! dit-elle en voyant Olivier enlever délicatement de dessus sa spatule la crêpe dorée qui y pendait, ils vont manger toutes mes crêpes à présent !

— Des crêpes ! ma bonne, vite des crêpes ! criaient les autres.

— C’est le feu qui les fait, et vous attendrez, répondit Suzanne en essayant de prendre l’air renfrogné.

— Nous n’attendrons pas, réchauffe celles-là reprirent-ils en chœur.

— Allons, allons, ne criez pas tant et asseyez-vous, dit-elle en plaçant d’un tour de main deux crêpes déjà faites sur les poëles fumantes.

Contre la fenêtre ouverte qui donnait dans la cour et autour de laquelle une vigne laissait pendre en festons ses feuilles découpées, il y avait une longue table de chêne brillante de propreté. Les jeunes gens s’assirent sur les bancs placés autour de cette table. Suzanne improvisa le couvert et sortit bientôt de dessous le manteau de la cheminée, portant sur sa spatule une crêpe fumante pliée en triangle.

Toutes les assiettes se levèrent.

Elle recula et avec un geste d’autorité :

— Chacun son tour, dit-elle gravement en la laissant tomber sur l’assiette de Jean.

Les jeunes gens étaient en gaieté, et cela les amusait toujours très-fort de faire enrager leur vieille bonne sur les préférences marquées qu’elle témoignait à l’abbé.

Ils se récrièrent donc.

— C’était l’injustice. — C’était un passe-droit.

Tout ce que disent les gens qui sont lésés ou qui croient l’être.

— Oui, oui, cela doit aller par rang d’âge, et je suis le plus jeune, s’écria en dernier lieu Francis en échangeant prestement son assiette contre celle de son frère l’abbé.

Il s’ensuivit, de cette manière d’interprêter la loi de préséance, un tumulte, une bataille pour rire qui redoubla la confusion, et quand Suzanne à moitié assourdie, se représenta avec d’autres crêpes pour calmants, toutes les voix crièrent avec un ensemble désespérant :

— À moi ! à moi !

Mais elles se turent soudain. Du dehors une voix jeune, vibrante et certainement féminine, avait aussi crié : « À moi ! » et contre la fenêtre, s’encadrant dans le feuillage mouvant, avait surgi le visage rieur d’une jeune fille. Cette fraîche créature, sur les cheveux blonds de laquelle le soleil mettait des reflets vraiment éblouissants, dont la bouche rose entr’ouverte par un rire franc laissait voir un double rang de dents blanches et fines, avait une physionomie mutine et spirituelle d’un charme tout particulier.

Elle s’accouda sur la fenêtre le plus naturellement du monde, et, ainsi posée dans son attitude gracieuse, sous son rayon de soleil et son berceau de feuilles de vigne, elle aurait pu servir de modèle dans quelque fantaisie allégorique représentant le Printemps souriant à l’Été.

— Bonjour, messieurs ! dit-elle gaiement. Quel tapage vous faites ! ma tante et moi nous vous entendions du jardin. Ah ! ma pauvre Suzanne, que je vous plains !

Les jeunes gens l’avaient saluée en souriant, et le brun Olivier avait prodigieusement rougi. Peut-être était-ce la chaleur du foyer qui lui montait à la figure.

— Peut-on vous en offrir, Mélite ? dit Francis en allant lui mettre une assiette blanche sous le nez.

— Non, non, je ne suis pas venue dîner, mais dire un petit bonjour à ma tante et prier Charles, de la part de René, de se rendre tout de suite chez son patron dont la maladie fait des progrès tellement rapides, qu’il en est effrayé.

— Vous trouverez Charles au salon, dit l’abbé. M. Doublet n’est pas dangereusement malade, n’est-ce pas ?

— Mais il paraît qu’il est très-malade, au contraire.

— Il faut lui envoyer une crêpe, dit gravement Francis ; les crêpes de ma bonne donneraient de l’appétit à un mort.

— Mauvais plaisant ! dit Mélite.

Et elle disparut.

Olivier se leva.

— Où vas-tu, Olivier ? c’est à ton tour maintenant dit Suzanne en le saisissant par sa vareuse.

— Mon tour, je n’y tiens vraiment pas, répondit-il ; l’à-compte que j’ai pris me fera attendre midi. Charles peut être sorti du salon, et il faudra bien que quelqu’un aille à sa recherche. Je vais m’assurer qu’il est encore là !

— Et sans doute questionner plus longuement Mélite sur l’état de M. Doublet ? ajouta Francis en se pinçant les lèvres. Bon cœur, va !

Les autres sourirent discrètement. Parmi les gars, en effet, il y en avait deux pour lesquels la jeune fille était autre chose qu’une cousine au douzième degré. Charles, que ses succès dans les salons de Damper avaient rendu fat, daignait la trouver jolie et lui prodiguer de ces fins compliments, de ces délicates flatteries dont il avait le secret. Olivier ne lui faisait de compliments que par ses yeux, qui lui disaient bien franchement et bien ouvertement qu’il la trouvait charmante. Il n’y avait donc pas à craindre qu’il perdît une seule des fréquentes visites que la jeune fille faisait à madame Després, dont elle était devenue la plus proche voisine. Les deux jardins se touchaient, et il y avait même une porte de communication. Mélite chargée ce jour-là d’une commission pressée, n’avait pas pris le temps de revêtir ses vêtements de rue. Si le trajet à faire par le jardin était deux fois plus long, elle avait pu le faire seule, en courant, ce qui lui paraissait infiniment agréable.

Comme Olivier se présentait dans le salon, il trouva M. Després et Charles qui sortaient pour se rendre à l’invitation de Mélite. Charles était sérieux et très-pâle. La nouvelle du danger imminent dans lequel se trouvait son patron l’avait impressionné, car il rattachait à cette mort plus ou moins prochaine l’importante question de son avenir. Dans la famille il était convenu qu’il succéderait au vieux notaire ; mais, ainsi que le pressentait le père, il ne ratifiait point du tout ce projet qui le rivait à Damper, et il ne voyait pas non plus sans un frémissement intérieur approcher le moment où il entrerait dans une voie de résistance ouverte contre l’autorité paternelle.