Société Parisienne d’Éditions (p. 23-27).

CHAPITRE V

Une semaine avait passé depuis le drame.

Le temps était magnifique et les arbres portaient, comme une étrange floraison, des oiseaux gazouillant à chaque branche.

De longs silences avaient remplacé à la gentilhommière les bavardages habituels. Mais Jacques retrouvait chaque soir Annette dans son lit et leurs enlacements avaient quelque chose de grave et de désespéré à la fois.

Ce matin-là, la jeune femme et Martine étaient dans le jardin quand passa un curieux cortège. Devant marchait un vieux berger, derrière suivaient deux hommes portant un brancard sur lequel était étendue une forme voilée d’un drap. Et pour fermer la marche venait Belcassan, le gendarme du village proche.

Il s’arrêta au portail.

— Une triste histoire, expliqua-t-il. On a trouvé Madame Hallier sur la berge du fleuve. Sa mort remonte à plusieurs jours car elle est dans un état pitoyable. Sa tête s’est presque entièrement fracassée sur les roches.

— C’est affreux ! dit Martine tandis qu’Annette cachait son visage dans ses mains d’un geste instinctif.

Lorsque les deux femmes se retrouvèrent seules, Martine gourmanda sa maîtresse :

— Faut faire attention, Madame, ou tout le monde saura que vous êtes coupable.

Annette retint la protestation qui montait à ses lèvres. Ainsi, Martine croyait que c’était elle la meurtrière ! Une idée lui vint. Si la justice intervenait dans l’affaire, pourquoi ne pas s’accuser ? En pensée, elle avait bien été une criminelle.

En se disant coupable, elle sauverait Jacques. Cette pensée la rassura.

Le soir, son mari en rentrant était déjà au courant de l’affaire.

— Tout le monde croit à un accident, expliqua-t-il.

Un même espoir faisait briller leurs yeux. Était-ce possible que la justice s’égarât et que le point final fut inscrit en bas du terrible drame. Un moment, ils se crurent sauvés. Et Martine, dans le sous-sol, avait repris une des rengaines qu’elle chantait d’habitude à tue-tête…

Mais leur quiétude dura peu.

Le lendemain, un dimanche, ils reçurent la visite d’un inconnu. Son nom, Pierre Barral, ne leur disait rien. Ils le reçurent cependant.

Celui-ci était un grand garçon très blond et très mince, au visage impassible.

— J’étais le fiancé de Brigitte Hallier… commença-t-il.

— Nous sommes navrés de ce qui est arrivé, l’interrompit Annette.

Il la regarda d’une drôle de façon.

— Vous peut-être… Mais quant à votre mari, je n’en suis pas aussi certain.

Jacques ne protesta point.

— Elle est partie avec vous ce soir-là, je le sais, affirma Pierre Barral. Or, quand vous avez quitté la ville, le pont était déjà enlevé, je l’ai vérifié. Est-ce possible qu’elle ait tenté de traverser le fleuve à la nage ? La réponse est négative. Alors, je me crois en droit de vous poser une question : Qu’avez-vous fait d’elle ?

— Elle a dîné avec nous puis est repartie, nous n’en savons pas plus, expliqua Annette. Nous ignorions que le pont était détruit. Il eut un geste évasif.

— Je ne crois pas que ce que nous ayons à dire maintenant vous concerne, Madame, peut-être feriez-vous mieux de vous retirer.

— Je puis tout entendre, affirma Annette.

— Vous l’aurez voulu ! Dans ce cas, je continue. Elle ne m’avait pas caché, Monsieur Dejean, que vous déteniez des lettres lui appartenant. Ce soir-là, vous deviez les lui remettre. Vous l’aimiez, l’annonce de son mariage vous a affolé de jalousie et vous l’avez tuée.

— Ce que vous dites ne tient pas debout, protesta encore la jeune femme. Martine, notre servante, et moi l’avons vue partir. Il lui est arrivé un accident. Peut-être, dans l’obscurité, n’a-t-elle pas vu que le pont avait été emporté… Elle a fait un faux pas…

— C’est votre version. Ce n’est pas la mienne. Ne vous étonnez pas d’apprendre que, sur ma demande, la police procède à une autopsie. Celle-ci nous fixera sans doute. Pour moi, mon opinion est faite.

Sur ces mots, ayant salué froidement, il repartit.

Annette se blottit contre son mari :

— Nous avons brûlé tes lettres et les siennes. Il n’y a pas de preuves contre nous…


Devant marchait un vieux berger, derrière suivaient deux hommes portant un brancard (page 23).

— Calme-toi, ma chérie. Rien ne peut nous arriver.

Mais il ne paraissait [pas] convaincu de ce qu’il disait.

Une fois la machine judiciaire mise en branle, il savait que la vérité se ferait jour… Il l’avait toujours su…

Les journaux du lundi, dans un bref entrefilet annoncèrent que Brigitte Hallier avait été tuée par une balle de revolver.

Jacques hésita à se rendre à son travail. Il avait peur pour Annette. Mais celle-ci le supplia de ne rien changer à son mode d’existence pour ne pas attirer les soupçons.

Ce fut elle qui reçut l’inspecteur Mercadier lorsqu’il arriva deux heures plus tard.

En quelques mots il lui annonça qu’il était porteur d’un mandat de perquisition.

— Faites votre travail, dit-elle.

La pièce où elle se tenait, la pièce du crime, fut visitée la première par les deux hommes qui accompagnaient le policier. Ils furent longtemps à trouver quelque chose. Chaque minute qui passait redonnait de l’espoir à Annette, mais tout à coup, elle entendit Mercadier pousser une exclamation. Avec son couteau il sortit une balle de revolver enfoncée profondément dans la boiserie inférieure qui faisait le tour de la pièce et se trouvait à la hauteur du divan où Brigitte avait passé sa dernière nuit.

— Voici la preuve ! dit-il simplement.

Annette se leva, très maîtresse d’elle-même :

— J’aime mieux tout vous dire, inspecteur, c’est moi qui l’ai tuée.

En quelques phrases brèves elle raconta le drame. Elle n’eut, pour le rendre vraisemblable qu’à modifier la fin.

— Je suis descendue… pendant la huit. J’ai pris mon revolver et j’ai tiré sur elle.

C’est comme dans un rêve qu’elle entendit la phrase fatidique qui avait hanté ses cauchemars :

— Au nom de la loi, je vous arrête !

— Je vous suis, Messieurs, dit-elle. Le temps de passer un manteau et je suis à vous.

Martine était entrée dans la pièce comme un diable :

— Pourquoi avez-vous avoué, Madame, répétait-elle en pleurant.

L’inspecteur Mercadier tourna la tête. Il ne se sentait même pas fier de son si rapide succès. Tout cela était trop simple… beaucoup trop simple.

 

Jacques reposa les journaux d’un geste las. Pour la seconde fois le portrait de sa femme se trouvait en première page accolé au mot crime.

Ce matin-là devait avoir lieu la reconstitution du drame et il était resté chez lui. Du reste, il se sentait incapable de retourner en ville et d’affronter la curiosité des gens.

Lorsque la voiture de police stoppa dans l’allée il courut à la rencontre d’Annette. Tombant dans ses bras, elle chuchota :

— Laisse-moi faire, je t’en supplie…

L’inspecteur Mercadier toussa pour rappeler sa prisonnière à l’ordre.

Annette, toute mince, toute frêle, vint se remettre à côté de lui. Jacques s’étonna de la flamme volontaire qui allumait son regard.
— Voici la preuve ! dit-il simplement (page 26).

— Vous allez faire tous les gestes que vous avez accomplis le soir du crime, intima le policier. Monsieur Dejean, couchez-vous dans votre chambre ainsi que ce soir-là.

Se tournant vers un de ses hommes il lui fit signe de prendre la place sur le divan ainsi que l’avait fait la victime.

Avec des gestes précis, s’appliquant comme une élève sage, Annette fit revivre devant les assistants attentifs les péripéties de la nuit du crime. Elle fit mine de prendre un revolver, le braqua vers le divan, puis le laissa retomber sur un canapé et remonta dans sa chambre.

Mercadier la rappela :

— Où est l’arme du crime ?

— L’arme… Je…

L’arme… Annette ne savait pas où elle se trouvait. Elle l’avait réellement laissée retomber n’ayant pas tiré.

— Je ne sais pas… J’ai oublié… Je me sens si lasse…

L’inspecteur l’avait prise par le poignet.

— Parlez. Il faut que je sache !

Annette jeta un regard d’angoisse vers son mari qui était redescendu depuis longtemps.

Un léger sourire erra sur les lèvres du policier.

— Peut-être le savez-vous mieux que votre femme ?

— En effet.

Annette cria :

— Tais-toi, Jacques.

— C’est moi qui ai tué. Je suis venu ici après ma femme, j’ai tiré et jeté le revolver dans le fleuve en même temps que le cadavre.

— Parfait. Je vous arrête sous l’inculpation du meurtre de Madame Hallier.

— Ma femme est libre ?

— Pas encore. Si nous pouvons faire la preuve qu’elle n’est pas votre complice, elle sera relâchée d’ici peu.