Société Parisienne d’Éditions (p. 16-23).

CHAPITRE IV

Ce fut Martine qui découvrit le cadavre en rejoignant la maison de ses maîtres, très tôt le matin. L’orage l’avait retenue à « La Marnière » mais elle s’était levée de bonne heure pour qu’ils ne souffrissent point de son absence. Elle prenait sa tâche au sérieux et déjà l’idée qu’elle n’avait pas préparé le dîner la veille la couvrait de confusion.

Elle regarda le corps de Brigitte étendu dans le lit. À la tempe, un caillot durci montrait l’endroit par où la balle était entrée. La belle tête blonde était penchée et du sang avait couru sur les dalles rustiques dont la pièce était recouverte.

La servante ne cria point. Si elle était effrayée ce n’était pas par la morte, mais pour Jacques et Annette. Elle les aimait elle aimait surtout vivre dans l’orbe enchantée de leur bonheur.

Elle ne comprenait pas le drame mais elle le pressentait obscurément. Elle avait toujours senti une sorte de répulsion pour Brigitte Hallier qui affichait des airs de propriétaire vis-à-vis de Jacques. Quoi d’étonnant que la femme de celui-ci…

Mais il fallait faire quelque chose.

Restée au pied de l’escalier, elle appela à voix haute. Deux portes s’ouvrirent simultanément. Jacques descendit suivi d’Annette. La servante s’effaça et ils virent en même temps le sinistre tableau. Annette était si pâle qu’elle ne put pâlir davantage. Jacques regarda sa femme profondément, comme pour la laisser lire en lui. D’un même geste, ils se rapprochèrent l’un de l’autre et leurs mains se rejoignirent.

— Faut enlever ça, dit Martine avec force.

— À quoi bon, répliqua Jacques. On ne peut pas lutter contre la police. Elle est toujours la plus forte.

Martine haussa les épaules. Plus forte qu’eux trois ! Quelle blague. En tous cas, on pouvait toujours essayer au point où on en était.

— Vous paierez quand on présentera la note, bougonna-t-elle. En attendant, j’ai un plan.

Elle l’exposa en phrases brèves.

Quand elle eut fini, Annette implora son mari :

— Faisons ça, Jacques ! S’il y a une chance de se sauver, il faut la tenter.

— Je ferai ce que tu voudras… Mais je n’ai guère d’espoir.

Elle resserra la pression de sa main. Elle ne voulait pas le perdre, c’est tout ce qu’elle savait.

— Faut faire vite, continua Martine. Elle est déjà raide…


…le sac de Brigitte tomba sur le sol et s’ouvrit, laissant s’échapper, pêle-mêle, une boîte à poudre, des clefs et un bâton de rouge (page 14).

D’un pas ferme, elle descendit vers la cuisine et remonta peu après tenant sous son bras une toile cirée roulée.

— Avant de la mettre là dedans, il s’agit de l’habiller, continua-t-elle.

Tendue et horrifiée, incapable de faire un mouvement, Annette regarda son mari et la servante dévêtir le corps de la morte de la chemise de nuit qu’elle portait — sa chemise ! — Un instant, l’éblouissante blancheur de ce corps parfait lui fit fermer les yeux. Elle les rouvrit. Brigitte semblait se défendre contre les mains qui s’acharnaient à la vêtir. D’imaginer la froideur de cette peau et sa dureté, fit naître une nausée en elle. Dans un mouvement fou le sol monta au-devant de ses yeux. Mais ce n’était pas le moment de s’évanouir. Le regard de reproche que lui lança Martine la fit se ressaisir promptement.

Enfin, ce visage nu et cireux, cette bouche entr’ouverte, ces yeux braqués sur elle sous les paupières demi-closes disparurent.

La morte fut ficelée dans sa toile.

Annette fit une inspiration profonde.

La servante s’activait comme si, toute sa vie elle eut attendu cette minute où elle devait être la complice d’un assassin. À genoux maintenant, elle lavait à la brosse dure les traces de sang laissées sur le parquet.

— Amenez la voiture, Madame, dit-elle. Annette obéit.

Tenant le cadavre serré contre eux, le maître et la servante l’installèrent tant bien que mal sur le siège arrière.

— Allez du côté de la Combe-aux-Chevaux, commanda Martine.

C’est là, où le pont avait été enlevé la veille, qu’ils jetèrent, dans le fleuve tumultueux, le cadavre de Brigitte Hallier sorti de la toile cirée qui l’enveloppait.

Personne ne les avait vus, ils en étaient sûrs…

Peut-être échapperaient-ils au scandale, à la justice, au châtiment…

Ils rentrèrent sans échanger un seul mot.

Déjà l’aube froide et violette donnait aux choses une vie nouvelle.

— Maintenant, il faut te coucher, Annette, dit Jacques. Tu ne tiens plus debout.

Sans attendre sa réponse, il la prit par le bras et l’entraîna dans sa chambre.

Dès qu’elle fut étendue sur son divan, elle attira son mari vers elle :

— Il faut que je te dise tout…

— Oui. Nous ne devons plus rien avoir de caché l’un pour l’autre, si cruelle que doive être la réalité.

— Quand tu m’as connue, je t’ai aimé tout de suite, tu le sais. Et tu m’as aimée. Ta venue dans mon existence était si miraculeuse que je n’ai pas eu le courage de refuser la destinée que tu m’offrais. Or, à ce moment, j’ai été lâche. Te dire les heures et les drames que j’avais vécu fut au-dessus de mes forces.

En prononçant ces mots elle avait l’air si désespérément grave que Jacques, incapable de la voir souffrir, eut envie de lui dire de se taire. Mais il se retint ; il savait que l’existence ne serait plus possible entre eux, s’ils n’étaient maintenant d’une franchise absolue.

— J’ai été jusqu’à dix ans, une petite fille très heureuse, continua Annette. Mon père était médecin, nous vivions dans l’aisance. J’étais gâtée autant qu’on peut l’être. Puis, tout changea. Mes parents ne s’entendirent plus. Je ne sais au juste comment cela commença. Ma mère était une très belle femme et mon père en était jaloux. C’était un être faible, qui promettait sans tenir, disait une chose et en faisait une autre. Au fond de lui-même il détestait cette profession, lourde de responsabilités, qu’il avait embrassée. Ma mère se détacha de lui. Elle en aima un autre. Eut-elle l’intention de quitter son foyer et d’abandonner son enfant ? Mon père le prétendit et des lettres en firent foi au procès.

Quoi qu’il en soit, il dut en être certain, puisqu’il tua ma mère, une nuit, au cours d’une scène d’une telle violence que les échos m’en parvinrent jusque dans mon petit lit d’enfant.

La main de Jacques serra celle d’Annette fortement comme s’il eut voulu lui passer un peu de force. Elle répondit à sa pression tout en continuant son récit :

— Mon père en prison, ma mère morte, un vague parent me mit dans une pension en Suisse. Je ne sus que plus tard que mon père avait été acquitté. Les crimes passionnels paient moins chers que les autres, bien qu’ils soient aussi affreux…

L’image de Brigitte, qu’emportaient les flots, passa devant eux…

— Mais il ne demanda pas à me revoir. Peut-être ne s’en sentait-il pas le courage car je lui
C’est là, où le pont avait été enlevé la veille, qu’ils jetèrent dans le fleuve tumultueux le cadavre de Brigitte Hallier. (page 18).

rappelais trop son passé. Plus tard, je sus par lui sa vie misérable. Bien qu’acquitté, il perdit sa clientèle et tomba de plus en plus bas dans l’échelle sociale.

Ma pension n’était plus payée, on me garda par charité dans l’institution où j’étais. Seulement, en retour, j’aidais aux soins du ménage et de la lingerie. J’étais, parmi les jeunes filles riches qui m’entouraient, une sorte de paria. Je me renfermai sur moi-même et devins une sorte d’animal peureux et timide. Le travail était ma seule distraction. Comme je pensais souvent à l’avenir — un avenir combien terne et triste, un avenir de solitude ! — je décidais d’apprendre un métier. Si je suivis les cours d’infirmière je crois que c’est plus par souvenir de mon père que par vocation vraie. Au fond de moi, il était mon unique amour. De rares fois, je recevais une carte de lui. Je la lisais et la relisais et je sentais plus profondément ce qu’avait de douloureux mon existence sans tendresse. Or, je venais d’avoir dix-huit ans, quand — c’était la première fois depuis mon arrivée au pensionnat ! — on me demanda au parloir. Dans l’homme déjà vieilli sous ses cheveux blancs, je reconnus tout de suite mon père. Je me jetais dans ses bras. Il ne parut pas surpris de mon émotion et de ma fougue. M’ayant examinée, il sourit :

— Te voilà une grande fille maintenant. Il est temps que je t’emmène.

— Avec toi, suffoquai-je.

— Bien sûr. Cependant, je dois t’avouer que je ne suis pas riche. Il faudra travailler.

— Je travaillerai… Je ferai ce que tu voudras.

— Je t’ai trouvé une situation de garde-malade auprès d’une de mes clientes. Tu n’auras pas grand-chose à faire. Et puis, je te guiderai.

— Tu seras là ?

— Oui. La personne en question habite un château non loin de Chartres. J’y passe presque tout mon temps. C’est là que tu vivras.

— Comme je suis heureuse, père !

C’était vrai. Il me semblait exister maintenant que je retrouvais un foyer, un appui, un être à aimer. Car le drame de mon adolescence était cela : n’avoir personne à chérir. Si l’on ne vit que pour soi, comment peut-on s’intéresser à sa propre existence !

J’eus tout de suite, vers mon père, un élan total, je lui donnai mon cœur. J’étais sa chose. Je voulais seulement lui obéir en tout et le rendre heureux.

Ma nouvelle vie commença donc. Le château, une vieille bâtisse du XIIIe siècle, était enfoui dans la verdure et caché du reste du monde. Madame de Mertfonds, la malade dont je devais m’occuper, était une très vieille dame qu’une maladie de cœur tenait alitée. Elle s’était entichée de mon père qui la soignait. Nous vivions presque entièrement avec elle. Mais, chaque semaine, son neveu, Robert Gardaire, venait la visiter.

Dès que je le vis, j’éprouvai pour lui une vive antipathie. Mes premiers sentiments me trompent rarement mais j’arrive à les oublier. Robert, qui était beaucoup plus âgé que moi, me fit aussitôt la cour. Ce mot est absurde appliqué à lui. Il ne me courtisait pas vraiment, mais il me harcelait de ses moqueries ou de ses attentions. Comme je l’avais rabroué un peu rudement, mon père m’en fit la remarque :

— C’est grâce à lui que nous nous trouvons ici, me dit-il.

J’essayai docilement d’être plus aimable. Et cela me fut assez facile car, après tout, nous vivions très solitaires mon père et moi et la compagnie de Robert Gardaire m’était une distraction.


Le château, une vieille bâtisse du XIIIe siècle, était enfoui dans la verdure (page 20).

Je connus très vite ses défauts et ses vices car il ne les cachait point, loin de là. Il était paresseux et joueur. Il avait toujours vécu aux dépens de sa tante qui, lasse de ses demandes, lui refusait à présent des subsides. Pourtant elle était immensément riche et il se trouvait être son seul héritier.

Ma malade, bien que soignée attentivement, allait de mal en pis. Et je n’avais pas été sans remarquer que ses crises augmentaient d’intensité lorsqu’elle avait pris un certain médicament prescrit par mon père. Un affreux soupçon naquit en moi. Plusieurs jours de suite, j’évitai de lui donner la drogue que je jetais dans le lavabo et elle s’en trouva bien mieux. Mon père m’interrogea, j’avouai, très vite.

— Ce que tu fais là est absurde, m’expliqua-t-il. Si elle est plus mal pour le moment, c’est que la potion est difficile à assimiler. Mais une fois la cure terminée, elle sera beaucoup mieux. Il faut suivre mes prescriptions scrupuleusement.

Je le fis. Mais, par plusieurs indices qui, j’étais sûre, ne me trompaient pas, j’en vins à croire qu’on voulait l’assassiner. Je ne te dirai pas dans quel effroi je vécus, mais j’obéissais docilement, tentant de me persuader que mon imagination m’emportait trop loin.

Madame de Mertfonds mourut brusquement. Robert hérita.

— Qu’allons-nous devenir ? demandai-je à mon père.

— Ne t’inquiète pas, nous avons de quoi vivre désormais, répondit-il.

Ces mots résonnèrent en moi comme un glas.

Quelques jours plus tard, une lettre anonyme, envoyée par une ancienne servante mise à la porte, mit la police sur la piste. L’autopsie révéla que la malade avait été empoisonnée. Tout de suite on soupçonna son héritier.

Quand je le sus, je passai une nuit affreuse. Je savais que mon père avait agi de concert avec lui. Que pouvais-je pour lui ? J’allai trouver Gardaire dans sa chambre.

Mes supplications le laissèrent impassible.

— Naturellement, votre père est coupable, m’affirma-t-il. Et vous passerez pour notre complice. Qu’y puis-je ?

Je m’affolai.

— Ils n’ont pas de preuves, nous nous en tirerons, m’affirma-t-il.

— C’est trop grave pour lui après ce qui s’est passé, lui expliquai-je.

Il finit par céder et par me jurer qu’il innocenterait mon père s’il était arrêté. Mais il posa une condition. Que je l’attende lorsqu’il sortirait de prison. Je promis. Je ne songeais qu’à sauver mon père. Cela ne lui suffit point. Il voulut une preuve. Et c’est pourquoi, cette nuit-là, je devins sa maîtresse.

Il fut condamné. Il se tut. Mon père mourut peu de temps après et je me retrouvai seule. C’est alors que nous nous rencontrâmes.

Lorsque je fus devenue tienne, j’essayais d’oublier ! J’y réussis mal sans doute puisque j’eus l’idée, pour me débarrasser des pensées qui me hantaient, d’écrire ce livre qui fut la cause de notre première brouille. Alors, les choses se précipitèrent…

En quelques phrases elle raconta à son mari la journée de la veille puis elle en vint à la rencontre dans le hall de l’hôtel Régina et à la découverte des lettres de Jacques.

— Les voilà, dit-elle à son mari en les sortant de sous son oreiller.

— Comment, c’est toi qui les avais !

— Oui. Et lorsque j’ai vu Brigitte sortir de ta chambre je me suis affolée. Ainsi mes luttes et mes souffrances étaient inutiles. Tu aimais une autre… Je suis descendue quand j’ai pensé qu’elle était endormie, j’ai pris le revolver et…

Jacques lui mit la main devant la bouche pour l’empêcher de parler.

— Chut ! Ne dis plus rien. C’est à moi maintenant de tout avouer. Je t’ai aimée vraiment, ma chérie, et jamais je n’ai pensé à te tromper. Ma liaison avec Brigitte date d’avant notre mariage et ces lettres sont de vieilles lettres sans importance.

Je l’avoue, après avoir lu ton roman, je me suis senti ulcéré contre toi. Tu m’avais caché une partie de toi-même, je le sentais. Je partis furieux. Or, ce même matin, Brigitte téléphona à mon bureau. Elle voulait me voir immédiatement. Je me rendis chez elle, une rencontre imprévue fit que j’y arrivai très tard.

— Je vais me marier, m’expliqua-t-elle. Et j’ai besoin des lettres que je t’ai écrites.

— Elles sont chez moi.

— Bien, tu me les donneras ce soir. Je te rendrai les tiennes.

J’étais heureux car cela impliquait un échange et depuis longtemps j’avais envie de voir revenir entre mes mains mes propres lettres. Jusqu’alors elle avait refusé de me les rendre.

Nous décidâmes de rentrer ensemble et, il le fallait bien, de te mentir. L’orage nous fournit un prétexte valable. Le soir, Brigitte me rejoignit dans ma chambre alors que tu étais couchée. Je lui redonnai ses lettres.

— J’ai égaré celles qui t’appartiennent, me dit-elle.

Je crus qu’elle mentait puisque les lettres étaient en sa possession dans l’après-midi et qu’elle me les avait montrées. Mais je ne dis rien. J’entendais agir dans la nuit. S’il fallait voler, je volerais. J’avais peur de sa méchanceté, je savais qu’elle te haïssait. Je descendis… Elle dormait. En me dirigeant dans l’obscurité je m’appuyai contre le divan et je sentis sous ma main ton revolver. Alors…

— Chut !

Jacques se tut. Annette l’avait pris dans ses bras et le couvrait de baisers.

Elle ne voulait pas entendre la fin de sa confession.

Elle aussi avait eu des pensées meurtrières.

Au moment d’agir, elle s’était sentie trop faible. Le revolver était tombé de ses mains sur ce divan où son mari l’avait ramassé.

— C’est ma faute ! Jacques murmura-t-elle.

Et elle se désespérait à l’idée que sa hâte et sa sottise avaient fait de son mari un assassin.