Société Parisienne d’Éditions (p. 12-16).

CHAPITRE III

Les deux femmes s’affrontèrent du regard. Annette sentait qu’elle détestait Brigitte et que celle-ci le lui rendait bien. Pourtant, leurs relations avaient toujours paru amicales.

Il y avait un an, à peine le couple était-il installé dans la vieille gentilhommière, que la jeune femme était apparue dans leur vie. Elle avait loué, à deux kilomètres de chez eux, une villa où elle habitait de temps à autre. Elle était peintre, peintre de talent, et Jacques la connaissait depuis longtemps.

Avec lui, elle semblait toujours un rien protectrice et Annette s’irritait de cette attitude.

Brigitte leur faisait de rares visites. Parfois Jacques montait jusque chez elle. Là s’arrêtait leur voisinage.

Du moins Annette l’avait cru. Mais alors que venaient faire les œillets rouges dans cette histoire ? Pourquoi Jacques les lui avait-il porté chez elle (car, bien
— Parfait, Vous n’avez qu’à signer ce contrat. (page 11).

entendu, elle descendait à l’hôtel Régina lorsqu’elle était en ville). Pourquoi la ramenait-il ce soir alors qu’il savait que sa femme l’attendait impatiemment ?

Brigitte expliquait :

— Je suis rentrée par l’autocar. La pluie m’a surprise. Heureusement Jacques m’a recueillie.

— Vous avez pris froid, je suis sûre, fit Annette. Passez dans la salle de bains, je vais vous prêter une robe de chambre et mettre vos vêtements sécher.

— Vous êtes trop gentille. J’ai peur de vous déranger.

— Pas le moins du monde, mentit la jeune femme.

Puis se tournant vers son mari :

— Tu es mouillé aussi. Va te changer.

Jacques disparut sans rien dire.

Il ne l’avait même pas embrassée.

Annette conduisit l’invitée dans la salle de bains :

— Vous resterez dîner, fit-elle. Je vais m’en occuper.

Le cœur gros, elle descendit à la cuisine.

Il lui en avait coûté d’être aimable mais elle avait préféré prendre les devants et ne pas attendre que son mari lui imposât Brigitte.

Si Martine ne revenait pas, elle pourrait se débrouiller. Il y avait des œufs dans le garde-manger, du poulet froid et des haricots verts qu’il suffirait de réchauffer.

Ayant mis un tablier, elle s’activa. Elle avait décidé d’être parfaite, de ne rien montrer de son trouble.

Mais une menace était sur la maison, elle le sentait si violemment qu’elle remonta tout à coup à l’étage où se trouvait Brigitte.

— Avez-vous besoin de moi, demanda-t-elle devant la porte fermée.

— Non ! Je prends un bain chaud.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire.

Annette poussa un soupir de soulagement. Heureusement, personne ne l’avait vu venir comme une folle, prise d’une impulsion soudaine.

— Je redescends, cria-t-elle.

Elle fit, en passant devant la table, un mouvement si brusque, que le sac de Brigitte tomba sur le sol et s’ouvrit laissant échapper pêle-mêle une boîte à poudre, des clefs et un bâton de rouge. La jeune femme ramassa les objets épars et les remit à leur place.

C’est alors qu’elle aperçut une liasse de lettres, de l’écriture de Jacques. Elle en déplia une, la lut avidement.

Au fur et à mesure que les mots prenaient un sens et s’enfonçaient dans son être comme autant de fléchettes venimeuses, elle pâlissait.

« Brigitte, mon amour, j’ai été triste tout le jour sans toi, comme si, de t’avoir tenue si serrée, je m’étais senti amputé de toi. Toi seule existes pour moi, tu le sais »…

Les autres missives étaient du même ton.

Annette n’eut pas le courage de les lire toutes. À quoi bon ! Elle était fixée maintenant, Jacques lui avait menti sans cesse… comme elle lui mentait. Leur existence si merveilleuse, si tendre, n’avait été qu’un rêve, Il aimait Brigitte, elle était à lui…

— Je suis prête, lançait cette dernière au même moment.

Rapidement, Annette prit les lettres, les cacha dans la grande poche de son tablier et s’obligea à sourire.

Brigitte apparaissait, moulée dans le peignoir d’Annette qui était trop étroit et révélait des formes parfaites.

Qu’elle était belle ! Annette se demanda comment elle arriverait à lutter contre cette femme.

— Comme vous êtes pâle, disait Brigitte. Vous sentez-vous souffrante ?

— Non… Non… Je crois que j’ai faim, tout simplement.

— Mangeons alors… si c’est possible. Car je tiens à rentrer chez moi assez tôt.

— Je vais m’en occuper.

Dans l’escalier, Annette croisa son mari. Il s’effaça pour la laisser passer. Elle eut une envie folle de le prendre dans ses bras…

— Jacques ! murmura-t-elle.

Il la regarda, esquissa un sourire…

— Qu’y a-t-il ?

Elle sentit ce qu’aurait de ridicule une scène d’attendrissement dans un escalier, alors que Brigitte les regardait de loin avec son sourire moqueur.

— Nous passons à table tout de suite, se contenta-t-elle de dire.

À les voir tous trois assis une demi-heure plus tard devant le dîner appétissant, nul n’aurait pu deviner le drame qui se jouait entre ces trois êtres. Brigitte menait la conversation d’une voix mondaine. Elle revenait de voyage et avait maintes anecdotes à raconter sur les pays qu’elle avait visités. Jacques lui donnait la réplique. Annette, heureusement très occupée, pouvait se contenter de placer un mot ici ou là, vaquant de la salle à manger à la cuisine.

Après le café, Brigitte se leva d’un bond :

— Il est temps que je me sauve.

— Je vous accompagne, dit Jacques en se levant.

— Volontiers.

Elle remit ses vêtements déjà secs, remercia son hôtesse. Et la voiture partit dans la nuit. Quelques instants plus tard, elle revenait.

— Déjà ? s’étonna Annette.

— Le pont a été enlevé par l’orage, impossible de passer, expliqua son mari.

— Il faut que vous me logiez cette nuit, lança Brigitte. J’abuse vraiment de votre hospitalité.

— Ne dites pas cela, je suis ravie de pouvoir vous être utile, protesta Annette.

Au dedans d’elle-même, elle se sentait à bout de forces. Elle ne désirait qu’une chose : se retrouver seule avec Jacques, et cela même semblait impossible !

Elle lança à son mari un regard désespéré. Il eut un vague sourire amical qui la réconforta.

— Nous n’avons pas de chambre d’amis, expliqua-t-elle à Brigitte. Il faudra vous contenter d’un divan dans le salon.

— Ce sera parfait comme cela, ne vous inquiétez pas.

Lorsque Annette, ayant installé leur voisine, remonta dans sa chambre, elle vit que Jacques l’avait désertée cette nuit encore…

Elle se glissa dans les draps et resta immobile comme pour donner moins de prise aux pensées folles qui l’assaillaient.

C’est ainsi que le sommeil la surprit.

Un sommeil si léger toutefois qu’il ne l’empêcha pas d’entendre une heure plus tard à peu près un bruit dans l’escalier.

Elle ouvrit la porte de sa chambre doucement, et vit Brigitte qui sortait de chez son mari.

Une colère folle monta en elle. Il lui sembla que toute sa vie de femme heureuse venait d’être souillée… Elle détesta Brigitte avec une telle fureur qu’elle se sentit l’âme d’une meurtrière.

Oui, il fallait que cette femme meure !

Le revolver était à sa place. Annette savait qu’elle ne raterait pas sa rivale…

Au loin, l’orage recommençait à gronder.