Plon (p. 71-86).



VI

TROTT, PUSS ET JIP


Trott rentre de la promenade. Jane lui ôte son manteau et lui change ses souliers. Il se laisse faire sans mot dire. Il ne répond pas à ses questions. Il réfléchit. Visiblement une grande pensée le préoccupe ; et il la retourne sur toutes ses faces. Jane essaye de le plaisanter et de se moquer de lui. Trott la contemple d’un air calme et distrait qui lui ferme bientôt la bouche. Et il se replonge dans ses méditations.

Ésaü et Jacob étaient certainement deux vilains hommes. Esaü devait avoir l’air très méchant. Trott ne peut penser à lui sans un mouvement de crainte. Il était tout poilu et cherchait son frère pour le tuer. C’est très laid. On ne doit pas vouloir tuer son frère, même quand on est très en colère contre lui. Quant à Jacob, il est peut-être encore moins aimable. C’était un avare et un menteur. Il s’est mis des peaux de bêtes sur les mains pour tromper le vieux père Isaac. Et il a fait payer très cher à son frère un plat de lentilles. Il y a aussi une histoire d’agneaux et de chevreaux qui n’est pas à son avantage. Eh bien ! ces deux vilains hommes se sont réconciliés. Comment ça ? c’est que le bon Dieu l’a voulu. Et c’est vrai, puisque c’est raconté dans l’Histoire sainte. Si ce n’était pas raconté dans l’Histoire sainte, Trott ne le croirait peut-être pas tout à fait. D’Ésaü encore, on peut penser un peu de bien. Il a sur l’image de l’Histoire sainte un grand casque et une belle barbe. Mais que ce sournois de Jacob soit devenu un excellent homme, et même une espèce de saint, c’est vraiment extraordinaire. Enfin c’est comme ça.

Jip et Puss ressemblent beaucoup à Esaü et à Jacob, et ils sont aussi ennemis mortels. Jip représente tout à fait bien Esaü. C’est un grand bêta de caniche noir tout velu ; un moment il aboie très fort, saute contre vous et a l’air de vouloir vous dévorer ; l’instant d’après, il pense à autre chose et vient vous lécher la main. Quant à Puss, c’est le portrait frappant de Jacob. Il a l’air tout doucereux et tout aimable. Mais chaque fois qu’il peut faire un mauvais coup sans danger, il ne manque pas l’occasion. L’autre jour, Jip rongeait un os. Un joueur de cor de chasse a passé dans la rue. C’est son ennemi personnel. Jip a lâché son os et s’est précipité contre la palissade du jardin pour aboyer. Quand il est revenu, Puss avait emporté l’os sur la fourche d’un pin, et il mâchonnait là-haut avec satisfaction. Ça vaut bien l’histoire des lentilles.

Eh bien ! puisque Ésaü et Jacob se sont réconciliés et sont devenus très bons tous les deux, il faut que Jip et Puss fassent la même chose, et Trott va s’en occuper. On doit toujours tâcher de faire plaisir au bon Dieu. Comment mieux y réussir qu’en faisant la même chose que lui ?

Trott a pris cette résolution à la promenade. Il ne s’agit plus que de la mettre à exécution. Mais c’est là le difficile. Dès que Jip voit Puss, il jette un hurlement, découvre ses crocs, et se précipite sur lui. Puss sort toutes ses griffes, arque son dos, crache et jure de la plus vilaine manière, jusqu’à ce qu’il ait pu s’élancer sur un meuble ou sur un arbre. Alors il y reste bien tranquille, les paupières mi-closes, suivant d’un coin d’œil goguenard Jip qui va et vient d’un air rageur et désappointé.

Évidemment ce sont de très mauvaises dispositions. Ésaü ne voulait pas manger Jacob. Il n’y en a que plus de mérite à réussir, Trott n’est pas pessimiste. À l’œuvre !

D’abord, où sont les deux patients ? En voici toujours un. C’est Puss. Il est niché sur un petit fauteuil bleu dans la chambre à jouer. C’est sa place favorite. Il a l’air d’humeur tout à fait paisible. Jamais on ne se figurerait, à le voir, comme il sait bien griffer et mordre. Il est couché en boule, la tête presque retournée. La gueule rose a l’air de sourire, tant elle est fendue. Il entr’ouvre un œil quand Trott s’approche, et lui tend un peu son menton blanc pour qu’il le gratte. Il faut prendre Puss par les bons sentiments. Trott le gratte consciencieusement. Un ronron de béatitude lui répond. C’est parfait. Tout en grattant, Trott adresse à Puss quelques sages conseils et quelques recommandations de patience. Puss les reçoit passivement. Le voilà préparé.

Où est Jip ? Trott appelle dans le corridor :

— Jip ! Jip !

Pas de réponse. Alors il doit être à la cuisine. Ce sale de Jip ! Il est toujours à y courir, pour y manger des tas de vilaines choses qui lui sont défendues parce qu’elles le font sentir mauvais : mais la vieille Thérèse les lui donne en cachette.

En effet, Jip est justement en train de lécher un fond de plat d’apparence suspecte. Trott appelle impérativement :

— Ici, Jip !

Jip arrive à petits pas en se tortillant d’un air un peu embarrassé. Pourtant il se lèche les babines avec une satisfaction visible. Cette action vexe Trott, qui y voit une provocation ou une ironie. C’est égal, il ne lui donnera pas de tape. Puisque Jip vient de croquer quelque chose, il aura peut-être moins envie de dévorer Puss. Et, puisqu’il a été désobéissant, il voudra se faire pardonner.

Trott explique d’une voix sévère à Jip ce qu’il attend de lui. Jip a l’air plein de bonne volonté. Il lève sa patte droite avec une figure honnête, l’agite dans les airs d’une manière suppliante et veut absolument l’offrir à Trott. Oui, Trott la prendra pour lui faire plaisir. Mais ce n’est pas tout. Il faudra après être bien sage… Ceci est plus difficile à faire entendre. Se sentant pardonné, Jip tient à manifester sa joie et sa reconnaissance. Il passe deux ou trois fois sa langue sur la figure de Trott et veut à toute force jouer avec lui. Trott le contient avec peine. Il arrive pourtant à achever ses exhortations. Voilà. Ça y est.

Trott et Jip sortent de la cuisine ensemble. Jip remue la queue, tâche de mordiller les souliers de Trott, et saute si fort après sa main qu’il manque de le jeter par terre.

— Doucement, Jip ! nous allons à la chambre à jouer pour voir Puss.

Chambre à jouer ! Puss ! Il semble que ces mots aient sur Jip une vertu magique.

Pan, il pousse un grognement et part comme une flèche dans le corridor. Trott s’élance à sa suite désespérément. Hélas ! ses jambes sont trop courtes, et le parquet trop glissant. Il s’étale par terre de tout son long. Une pensée illumine sa chute : pourvu que la porte de la chambre soit fermée !

Hélas !

À l’entrée de la chambre, Jip exécute un brusque virage. On entend battre la porte. Des clameurs effroyables se déchaînent.

Quel spectacle ! Jacob est acculé dans un coin. Son dos est bossu comme celui d’un dromadaire. Ses joues sont gonflées, sa gueule est fendue jusqu’au cou. Il jure et crache comme un furieux. Il a l’air d’un fagot d’épines : toutes ses griffes sont dehors, et il les allonge avec des détentes brusques dans la direction de l’ennemi. Ésaü exécute devant lui une danse menaçante. Il aboie de toutes ses forces, se dresse sur ses pattes de derrière, puis se tapit contre le sol et bondit en avant. Mais les ressorts de Jacob fonctionnent avec une précision admirable. Ésaü pousse un hurlement plaintif et bat en retraite. Jacob, d’un bond adroit, s’élance sur la bibliothèque. Ses griffes sont ornées d’une belle touffe de poils noirs qui manque au front d’Ésaü. Pas de chance !

Trott saisit Jip par son collier. Il lui donne deux ou trois bonnes tapes sur la tête, l’oblige à s’asseoir, et le maintient de toutes ses forces.

Pour être moins mauvaise, la situation n’est pas encore bonne, loin de là.

Puss, sur sa bibliothèque, est horriblement nerveux. Il est accroupi dans une pose pleine de défiance. Ses yeux tout ronds brillent comme deux globes électriques. Sa queue se balance de droite et de gauche d’une manière fébrile. De son gosier s’échappent des modulations prolongées, qui tiennent à la fois de la menace et de la crainte. De temps en temps ça monte très haut, comme un sanglot aigu, et puis ça se termine en grondement haineux. Au moindre mouvement de Jip, les griffes ressortent et les jurements se multiplient. Jip n’est guère mieux disposé. Il se livre à des tentatives désordonnées. Sa langue pend d’une aune hors de sa gueule. Il contemple Puss avec des yeux qui débordent de convoitise.

Ces débuts sont bien fâcheux. Il ne faut pas se décourager. Trott s’arme de patience et d’énergie. Il multiplie à Jip les exhortations et les petites tapes. Le moyen est bon. Peu à peu ses soubresauts deviennent moins violents. Il consent à rester assis immobile. Mais sa langue et ses yeux demeurent significatifs. Puss aussi se calme un peu. Il a cessé de chanter. Il se contente d’observer Jip avec une attention soutenue et de hérisser légèrement son poil au moindre signe d’hostilité. Visiblement les esprits s’apaisent.

Il faut en profiter.

D’un ton impérieux, Trott commande à Jip :

— Ne bouge pas.

Après deux ou trois essais de désobéissance, Jip se résigne. Trott peut le lâcher. Il reste sur son séant. Alors Trott s’achemine vers Puss d’un air doux. Il lui passe deux ou trois fois la main sur le dos pour le rassurer. Puss se prête à ces caresses sans abandon. Pourtant il ne donne pas de signe de mécontentement positif. C’est un progrès.

Après un retentissant « Ne bouge pas, Jip ! » Trott se résout à tenter le coup décisif. D’un geste rapide, il enlève Puss de la bibliothèque et le prend dans ses bras. Puss profère deux ou trois grondements d’inquiétude et un miaulement lamentable. Mais il n’y a pas de résistance absolue. Quant à Jip, il s’est mis debout sur son derrière et fait le beau d’un air plein de sollicitation.

Quel triomphe ! Évidemment il demande la paix. Trott fait un pas en avant et lui adresse quelques paroles encourageantes.

Hélas ! c’est la catastrophe.

Ce n’était pas pour faire la paix avec Puss que Jip le réclamait. Il a cru que Trott, cédant à ses désirs, le lui offrait pour qu’il lui tordît le cou. Et, trouvant Trott un peu lent, il prend les devants et s’élance sur lui d’un bond. Des sons inexprimables s’échappent du gosier de Puss. Trott essaye de le maintenir… Pan ! un paquet d’épingles bien pointues vient lui labourer le nez. Il pousse un cri, ouvre les bras… C’est un galop furieux dans la chambre. Une chaise tombe. La pelle et la pincette s’écroulent avec fracas. Aboiements. Hurlements déchirants. Enfin Puss aperçoit la porte ouverte. On voit disparaître comme l’éclair sa queue en crochet que Jip suit à dix centimètres.

Trott est assis par terre, dans la désolation. Il a une grosse bosse à la tête de sa chute dans le corridor. Son nez saigne très fort ; et ça cuit beaucoup. Il s’essuie avec accablement. Et peut-être que tout à l’heure il sera grondé. Une grande tristesse envahit son âme. Pendant un quart d’heure des pensées douloureuses se pressent sous son front…

Peu à peu pourtant son visage s’éclaircit. Après tout, Jacob et Ésaü étaient frères. Ils devaient moins se détester. Puss et Jip ne sont pas frères du tout. C’était donc plus difficile de les réconcilier. Qui sait si le bon Dieu lui-même aurait réussi du premier coup ? Et Trott n’est pas le bon Dieu, il n’est que Trott. Cette pensée le rassérène. Il se lève et va se faire laver son pauvre nez.

Jane jette les hauts cris à son aspect. Elle le gronde et se moque de son visage bouffi. Elle espère que c’est une bonne leçon qui lui servira. Quelle idée de vouloir rendre amies ces deux vilaines bêtes !

Trott lui répond avec fermeté :

— Est-ce que le bon Dieu n’a pas rendu amis Jacob et Ésaü ?

Jane se tait. Après tout, Puss et Jip sont restés un petit moment sans se battre. C’est déjà joli. Ce soir, Trott demandera au bon Dieu de l’aider un peu. Et demain il recommencera.