Plon (p. 87-94).



VII

LES AMIES DE MAMAN


Trott est au jardin avec Jane. La vieille Thérèse est assise près d’eux. Elle écosse ses petits pois pour le dîner. On voit passer les visites qui vont chez maman ou qui s’en retournent. Ça n’amuse pas beaucoup Trott qui aime mieux bêcher son jardin ; et puis il a peur que les dames ne veuillent l’embrasser. Mais Thérèse et Jane n’ont pas les mêmes craintes. Leurs yeux et leurs langues s’en donnent tant qu’elles peuvent ; et elles peuvent beaucoup. Trott écoute leurs propos avec distraction.

Il n’aurait jamais cru que toutes ces belles dames étaient si laides et si mal habillées. Elles ont des chapeaux à plumes et des robes de soie qui lui en imposent. Il paraît pourtant qu’elles sont affreusement fagotées, de vraies poupées. Enfin Jane et Thérèse doivent s’y connaître. Il ne savait pas non plus qu’elles racontaient tant d’histoires. Il paraît que chacune a la sienne, et que quelquefois une seule en a plusieurs. Mme de Calet, paraît-il, en a eu jusqu’à six à la fois. Six histoires !

— Elle ne s’embrouillait pas dedans, dites, Jane ?

Jane demande, étonnée :

— Dans quoi ?

— Dans ces histoires, vous savez, Jane, que vous avez dites…

Trott est informé qu’il est un petit bêta qui n’a pas ses oreilles dans ses poches. C’est vrai, et ça lui est égal. Il retourne à sa bêche. Il faudra qu’il demande une fois à Mme de Calet de lui raconter une de ses histoires ; par exemple, celle du beau cuirassier ; elle doit être joliment drôle celle-là. Jane riait à se tordre en la racontant à demi-voix à Thérèse. Vilaine Jane ! elle ne veut pas la lui redire.

Voilà Mme de Grèbes qui entre. Elle intrigue beaucoup Trott. Elle a des cheveux tout rouges, des sourcils tout noirs, des joues toutes roses, et des dents qui éblouissent, tant elles sont blanches. Mais sa peau est ridée comme un pruneau sec, et elle marche comme une poupée à ressort. Sa physionomie ne revient pas à Trott, Elle lui déplaît, l’inquiète, et il la trouve très laide.

— Seigneur Dieu ! grommelle Thérèse, si ce n’est pas une honte à son âge de se graisser comme cela ! Il y a plus de peinture sur sa vieille peau que dans la boutique du marchand de couleurs.

En voilà une idée, par exemple, de se mettre de la peinture sur la peau ! Trott n’aurait jamais imaginé une chose pareille. C’est donc pour ça qu’elle est si rose ! Trott se sent indigné. C’est très vilain de se déguiser comme ça. Il approuve Thérèse et Jane qui la blâment en termes très vifs…

— Ses cheveux d’étoupe, et son râtelier en dents d’hippopotame…

Quoi, ses cheveux sont en étoupe ? Il fallait qu’ils fussent joliment laids ceux qu’elle avait avant, pour qu’elle ait mis ceux-là sur sa tête. Ce n’est pas Trott qui changerait les siens comme ça. Et il ne changerait pas non plus ses dents contre des dents d’hippopot…

— Vraiment, dit Thérèse, quelqu’un devrait avoir pitié d’elle et lui dire qu’elle est une vraie caricature.

Peut-être bien. Seulement ça ne serait pas poli. Il faudrait trouver une manière gentille de lui dire ça. C’est vrai qu’elle est affreuse. Et puis ça doit être très mal de se peindre comme ça. Pourquoi ? C’est un peu difficile à dire. Mais ça doit être quelque chose comme de mentir. Et les menteurs vont en enfer, ça c’est sur. Mme de Grèbes ira en enfer.

Elle descend le perron à petits pas. Trott la contemple avec hostilité. Il se la figure sur un gril, au-dessus d’un grand feu qu’attisent des diablotins cornus avec une queue en tire-bouchon. Elle flamberait joliment bien, son étoupe ! Pourtant Trott a un peu pitié d’elle : si personne ne l’a avertie, peut-être qu’elle ne sait pas que c’est mal.

Mme de Grèbes descend l’allée. Trott ne peut se détacher d’elle. Il se met à trottiner parallèlement dans le petit sentier que les buissons de lauriers rendent invisible. Elle ne le voit pas, mais lui, il la voit très bien. Il ne la perd pas des yeux. Il a une crainte vague que tout à coup elle se décroche un bras ou crache son râtelier.

La voilà qui s’arrête. Elle promène un regard circulaire autour d’elle et ne voit personne. Alors elle plonge sa main dans sa poche… Pour sûr elle va se dévisser.

Mais non ; elle a sorti quelque chose qu’elle frotte sur ses sourcils. Puis elle tire encore quelque chose et le frotte sur ses lèvres. Ses sourcils sont devenus plus noirs et ses lèvres plus rouges. Trott est ahuri de stupeur.

La voilà maintenant qui a pris une petite glace, une boîte à poudre et une houppette, et qui se fourre tout plein de poudre sur les joues. Mais tout à coup elle laisse tomber sa boîte, son miroir et sa houppette en poussant un cri aigu. Car à deux pas d’elle une petite voix sévère lui a crié dans les bosquets de laurier :

— Hein ! Si le bon Dieu vous voyait !

Et Trott s’éloigne, satisfait d’avoir concilié ses devoirs de chrétien et d’homme du monde.