Plon (p. 59-70).



V

L’HISTOIRE DE THÉRÈSE


Maman est allée au concert. Jane est au service anglais. Louise est sortie. Trott est resté seul avec la vieille Thérèse.

La vieille Thérèse est près de la fenêtre de la salle à manger. Elle tient un grand couteau. D’un côté, il y a un panier de pommes de terre ; de l’autre, un saladier. Elle prend les pommes de terre dans le panier, en enlève la peau avec le grand couteau et puis les jette dans le saladier en laissant tomber les épluchures sur son tablier. Trott est assis en face d’elle sur sa petite chaise. Il la contemple gravement. C’est intéressant. Elle est très adroite, Thérèse. Le couteau court vite sur les pommes de terre et n’en enlève que la peau. Si Trott essayait de faire comme Thérèse, il se couperait sûrement un ou deux doigts.

Dehors il fait sombre. C’est un gris après-midi d’hiver. On dirait que le pauvre soleil est tout à fait mort pour toujours. Il tombe une pluie froide, fine, régulière. On ne voit presque pas à travers les vitres, qui sont couvertes de brouillard. C’est un temps où l’on n’a pas envie de rire ou de sauter. Et on a un peu peur de la nuit qui n’est plus bien loin, et qui étend lentement son grand manteau noir et lourd. Thérèse murmure d’une voix cassée une chanson lugubre avec des refrains très tristes. Tout cela vous donne un petit froid au cœur, pas tout à fait, mais un peu tout de même, comme si on avait envie de pleurer.

— Thérèse, racontez-moi une histoire.

La vieille Thérèse lève le nez de dessus ses pommes de terre, se gratte derrière l’oreille avec le manche du couteau, et dit :

— Seigneur Dieu, mon chéri, je ne sais pas d’histoires.

Mais Trott répond avec fermeté :

— Oh ! si ! Thérèse, vous savez des histoires. Toutes les grandes personnes en savent. Et comme vous êtes un peu vieille, vous devez en savoir beaucoup, n’est-ce pas ?

Thérèse est flattée de cette confiance. Elle se défend plus mollement. Pourtant elle est embarrassée. Enfin elle propose :

— Si vous voulez, monsieur Trott, je m’en vais vous raconter mon histoire à moi. C’est la seule que je sache.

Certainement que Trott veut. Il est très satisfait. Elle va être jolie, cette histoire-là. Et puis elle sera longue. Thérèse est si vieille ! Elle doit avoir eu tant d’aventures ! Qui sait si elle n’a pas été la marraine de Cendrillon, où la grand’maman du Chaperon rouge ou la fée Carabosse ? Trott rapproche son fauteuil du panier de pommes de terre. Il appuie ses coudes sur ses genoux, pose son menton dans ses mains, et écoute de toutes ses oreilles. Et la vieille Thérèse, tout en se remettant à peler ses pommes de terre, se met à raconter son histoire d’une voix lente.

Elle est très drôle, cette histoire. Elle n’est pas du tout comme Trott croyait.

Il paraît qu’autrefois la vieille Thérèse a été une jolie petite fille. Elle avait des robes blanches et roses, une grande natte dans le dos, deux petits frères, une maman très gentille et un papa qui était très fort : il n’avait pas d’or à son habit, comme le papa de Trott, mais son uniforme était d’un beau vert avec des boutons qui brillaient. Tout le monde vivait dans une maison au toit rouge, au milieu d’un jardin. On était bien gai et bien heureux. On riait tous les jours et on s’aimait beaucoup.

Ce sont les deux petits frères qui sont partis les premiers. Il paraît qu’ils étaient si sages que le bon Dieu a voulu les avoir près de lui. Un soir, ils ont beaucoup toussé ; et puis ils sont devenus tout rouges ; et puis, après quelques jours, on les a emportés de la maison. Le bon Dieu les avait appelés. Il leur a mis sur le dos des ailes blanches, sur la tête un cercle d’or. Et maintenant ce sont des petits anges. Oui, la vieille Thérèse est la sœur de deux petits anges. Comme ce serait drôle si elle avait aussi des ailes blanches et un cercle d’or…

Et après, c’est le papa de Thérèse qui s’en est allé. Il a été longtemps malade. Lui qui était si grand et si fort, il est devenu maigre, si maigre qu’on lui voyait les os à travers la peau. Un matin, il est aussi parti de la maison, et il n’est plus revenu. Et Thérèse et sa maman ont remis les robes noires qu’elles s’étaient faites après que les deux petits frères étaient partis : et elles les ont gardées bien longtemps.

Et après, peu à peu, la maman de Thérèse, elle aussi, est tombée malade. Les médecins lui donnaient des tas de remèdes très chers : ça ne servait à rien du tout. Elle était toujours plus malade. Et puis, elle avait trop envie de revoir les deux petits frères et leur papa. Et à la fin, elle aussi, elle s’est sauvée pour les rejoindre. Et Thérèse a été toute seule. Elle a beaucoup pleuré, beaucoup, beaucoup.

Alors elle était très pauvre. Elle a dû quitter son pays et sa petite maison, et tous les gens qu’elle connaissait, parce qu’elle n’avait pas de quoi manger. Et elle a été prise comme bonne chez des gens riches. Elle a élevé deux petits enfants. Mais, quand ils ont été un peu grands, on l’a renvoyée et elle ne les a plus jamais vus. Pourtant elle les aimait beaucoup. Elle a été chez d’autres gens, dans d’autres villes qu’elle ne connaissait pas, et puis chez d’autres encore. Et c’est après bien des années — pourtant elle n’était pas encore très vieille — qu’elle est devenue cuisinière chez la maman du papa de Trott. Elle est restée chez elle pendant longtemps. Et c’est seulement quand cette maman s’en est allée, elle aussi, pour ne plus revenir, que le papa de Trott lui a demandé de venir chez lui. Elle y était avant que Trott fût né, et c’est souvent elle qui l’a bercé quand il était tout petit.

— Et vous resterez toujours, n’est-ce pas, Thérèse ?

— Si longtemps que votre maman voudra de moi, monsieur Trott, ou bien jusqu’à ce que le bon Dieu me fasse signe à mon tour. Quelquefois je pense que ce sera peut-être bientôt. Mais j’ai fini mes pommes de terre. Je vais chercher ma lampe.

La vieille Thérèse se lève péniblement. Elle rassemble les épluchures dans son tablier, ramasse le panier vide et le saladier plein, et s’en va en traînant les pieds.

Trott reste seul. La nuit est presque tout à fait tombée. Dehors il n’y a plus qu’une lueur toute pâle, et les grands pins du jardin se dressent comme des spectres noirs aux bras maigres. On n’entend que le clapotement régulier de la petite pluie qui tombe, et de temps en temps le gémissement plaintif du vent qui passe au large, ou le roulement sourd d’une vague plus forte qui déferle.

Trott songe gravement. Pauvre Thérèse ! Ce n’est pas étonnant qu’elle soit si souvent de mauvaise humeur ! Trott tâchera de ne plus trop la faire enrager. Ça doit être bien triste de voir partir comme cela les petits frères, et le papa, et la maman, et tous ceux qu’on aime, et d’aller de lieu en lieu, chez des gens qu’on ne connaît pas, comme un pauvre chien qu’on chasse… Une fois, Mme de Bray a dit que ce n’était pas d’être vieux seulement qui donnait des rides, mais aussi d’avoir du chagrin. Pauvre Thérèse ! elle est si ridée…

Et tout à coup un grand froid vient au cœur de Trott. Et il tremble de la tête aux pieds sur sa petite chaise. Car une pensée qu’il n’a jamais eue l’a traversé. Elle a été une jolie petite fille aux joues roses, aux longs cheveux blonds, Thérèse. Et maintenant c’est une vieille femme qui a des cheveux gris et des mains toutes crochues. Trott est un petit garçon blond et rose ; est-ce que par hasard un jour il aura aussi des rides, des cheveux gris et des mains crochues ?

Trott est atterré. Sans doute, il se réjouit d’être grand. C’est beau d’être un homme, d’être fort, de monter à cheval, d’aller sur la mer et de faire tout ce qu’on veut. Mais, après, est-ce qu’il faut qu’on devienne comme la vieille Thérèse ? Et puis, est-ce qu’il est possible qu’on soit… tout seul ? Est-ce que vraiment il se pourrait qu’un jour papa… et maman… ? Et sans qu’il sache, sans qu’il comprenne pourquoi, il semble à Trott que dans la nuit, maintenant presque toute noire, il y a comme un chemin qui descend, qui s’enfonce et qui devient plus noir. Des deux côtés se dressent des croix blanches et des anges s’envolent çà et là. Et le chemin descend, s’enfonce, devient toujours plus noir. Et il semble à Trott qu’il va y glisser, s’y engloutir peu à peu.

Thérèse rentre avec la lampe. Elle aperçoit le visage de Trott tout en larmes. Elle pose précipitamment sa lampe et le prend sur ses genoux.

— Seigneur Dieu ! mon chéri, qu’avez-vous ?

De gros sanglots soulèvent la poitrine de Trott. Mais la lampe verse de la lumière et de la gaieté. C’est bon de n’être plus seul. Peu à peu les sanglots s’apaisent et les vilaines idées s’en vont.

Mais le soir, avant de s’endormir, il murmure très bas à l’oreille de Jane, tout étonnée :

— N’est-ce pas, Jane, je serai toujours un petit garçon ?