Mon Amie Nane/VII. — Nane-au-Miroir

Le Divan (p. 103-117).

==VII - Nane-au-Miroir==

1. modifier

« Abyssus abyssum fricat. »
(N.)
L’abyme appelle l’abyme.


C’est un dessin d’Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice, un dessin pour la « Boucle » de Pope, qui a inspiré la table drapée de batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait dîner en peau ce soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir ourlé d’or, l’ambre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau. Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu’à ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de côté sa lèvre supérieure pour se donner l’air sardonique, et, découvrant enfin l’ombre touffue d’une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me dit :

— Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille ?

Comme je m’apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui devait dîner avec nous ; et je priai Nane qu’on l’introduisit ici même.

Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf, lui allait comme un gant — comme un gant trop large ; et il portait avec effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si c’était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres.

Mais Nane dit encore :

— Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un jour ?

— Non, pas un jour, répondit le philosophe. C’est la nuit qu’on vieillit, qu’on devient flasque et ridé, qu’on se poche.

— Pourquoi ?

— C’est qu’il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se coulent frissonnantes entre vos draps, et c’est alors que vous rêvez d’abymes et de bie n-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse ; elles vous sucent le sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l’amant imaginaire. Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu’alors irréprochables : ce sera la patte d’oie.

— Oh quelle horreur ! on dirait que vous y avez passé.

— Je n’ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d’ailleurs ne m’aurait pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que j’aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me pointait ?

— Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un gilet de flanelle ?

Et Nane s’esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri :

— Ah ! Seigneur, j’ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c’est horrible : est-ce que c’est la patte d’oie ?

Elle semble tout près de pleurer et je la console :

— Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans ! Vous avez l’éternité d evant vous. Et n’écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses histoires de gouges. Il n’y a d’autres bêtes, la nuit, que celles que vous voulez bien.

Elle paraît rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est comme l’aube sur les eaux dormantes d’un étang.

— Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ça, la nuit. Noctiluce m’a promis même de m’en faire voir, mais j’ai peur.

— Moi j’ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m’a toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de fantômes.

— Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison toute noire, faite aux trois quarts d’escaliers et de corridors, où je recevais une amie que j’avais alors dans le commerce ; une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d’une chair incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue d’un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu’elle et nous considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en avait, grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre.

— Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j’aimerai à me vêtir, moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose ; je me nourrirai avec le parfum des fleurs ; ou avec l’odeur des prunes, qui est délicieuse et qui me donne des envies d’amour.

Elle ferme les yeux et s’imagine peut-être, dans l’ombre et l’herbe d’un verger, sucer l’or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent autour des branches et qu’un papillon couleur de soufre se balance indolemment au milieu de la chaleur.

— Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me sera pas resté d’amis, personne ne viendra causer avec moi, jamais, pas même le sergent de ville ; et j’aurai envie de pleurer à voir les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes — comme moi, jadis.

— Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, au contraire, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous trônerez au milieu d’une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous des ananas écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, et ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des garçons qui loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane ; mais vous serez sévère aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes.

— Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la châtelaine d’une bicoque Louis~XIII, blanche et rouge, qu’on apercevrait de loin à travers les trembles ? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le colonel de réserve votre mari ; il aurait toujours sa place à la table où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau sondeur du voisinage et monsieur le curé.

— Non, non, pas de curé, ça porte malheur !

— Ah ça ! Nane, seriez-vous devenue anticléricale ?

— Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres.

— Mais vous ne crachez pas chaque fois qu’un homme vous approche, il me semble.

— Il y a des moments où je me demande si vous n’êtes pas un peu idiot.

Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que personne n’attendait : on dirait l’heure qui précède les cyclones, et que les choses deviennent noires autour d’elle.

— Voilà, dit le philosophe, quelqu’un qui va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.

Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa compagne des yeux lourds de passé :

— Je sais, dit-elle, moi, ce qu’elle fera avant même d’être vieille. Parce qu’elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu’il ne faut pas aimer, nous nous vengerons ; elle deviendra folle. Alors elle ira de long en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se tiendra accroupie, à manger de la terre.

Nane est devenue toute blanche ; alors Noctiluce se penche plus près d’elle encore, et lui parle bas.

2. modifier

« Sathan propior nobis est quam ullus credere possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta. »
(M. LUTHER. Colloquia. t. I, page 240, édition Bindseil.)
Le diable est plus notre voisin qu’on ne saurait croire : ce n’est pas un vide et vain épouvantail.


Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle n’y jette, dirait-on, que des regards languissants et sans fierté, comme si elle était moins orgueilleuse aujourd’hui que lasse de cette image, et d’elle-même. Comme elle s’est, entre tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait ses ongles toute seule ; et il est manifeste qu’elle y est distraite : celui de l’annulaire gauche a été sur les côtés limé trop près de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le chamois.

Voilà trois semaines que je ne l’ai vue, ayant été appelé en province et en famille par un de ces partages à l’amiable qui ne laissent pas de rappeler à l’occasion quelque conciliabule de gentilshommes, après détroussement de diligence.

— Qu’avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci ?

— Je n’ai rien fait, dit-elle ; rien fait de bon.

— Et Noctiluce ? dis-je, songeant qu’à mon départ on commençait de la rencontrer beaucoup ici.

Nane a l’air gêné :

— Je l’ai vue un peu, répond-elle ; je n’ai plus envie de la voir.

— Elle vous ennuie, déjà ?

— Non, non. Mais, voyez-vous, elle m’a enseigné des choses que j’aimerais mieux pas. Ah ! pourquoi êtes-vous parti ?

— Enfin, qu’est-ce qu’il y a eu ?

— Je vais vous le dire. Vous savez si je suis libre penseuse.

— Libre penseresse, Nane : c’est plus élégant.

— Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre autres choses, et ça, c’était avant votre départ, elle m’a menée chez des spirites, à Passy. Là, une dame anglaise qui regardait dans une carafe m’a écrit une lettre de la part de mon père mort, et juste son écriture — comme je vous vois.

— Et qui disait ?

— Oh ! des choses très bien, des conseils : d’aimer ma mère, d’aimer les pauvres...

— ... Pas tous, Nane, laissez-en...

— ... De continuer dans la vertu.

— ? ? ?

— Etc., etc. Noctiluce m’a très bien expliqué : ça veut dire qu’on peut faire ce qu’on veut si on ne pense pas mal, si on voit tout sous le... le je ne sais plus quoi... de l’amour.

— Et ensuite ?

— Ensuite ? Elle m’a menée chez une personne — je ne puis pas tout vous dire, et puis je crois que j’ai un peu rêvé. Bref, il était en colère, et Noctiluce lui a parlé étranger, et il s’est mis à jouer d’une espèce d’orgue. Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et que nous serions devenus plus de trois. Et les autres faisaient signe que non, excepté un avec les yeux baissés, qui faisait signe que oui : il me semblait que c’était le plus beau. Alors il est venu vers moi,... pour m’embrasser ; il a soulevé les paupières (oh !) et je suis devenue comme un glaçon.

Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et Noctiluce dans ma chambre, qui riait, qui m’a dit que j’avais rêvé, que ça ne serait rien pour cette fois-ci, qu’il ne fal lait pas en parler, ni y penser. Mais — si vous aviez vu les yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours dans un coin de la chambre, fixés sur moi.

Et Nane presse son cœur de ses deux paumes.

— Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement trimballée chez un hypnotiseur. Il a pris vos mains, n’est-ce pas, et s’est mis à vous regarder ?

— Pas du tout ; il regardait un côté du plafond.

— Précisément, dis-je ; il cachait son jeu : tout ça, ce sont des trucs. Mais, vous vous en êtes tenue là, je suppose, de vos expériences ?

— Oui, c’est-à-dire, une autre fois. Je ne sais pas ce qui démantibulait Noctiluce, elle était comme folle : je l’avais toujours dessus, avec des projets extraordinaires, pour le temps que vous ne seriez pas là. Moi alors, j’ai eu envie de refaire, avec le monsieur à l’harmonium ; mais elle s’est mise en colère : j’ai cru qu’elle allait me battre. Et de me dire que j’avais été trop gourde, que j’attraperais quelque chose à parler de ça, etc. Finalement, elle m’a menée à la messe noire, mais pour rire, je pense ; une messe noire pour femmes seules.

— Ah ! et c’est Vanor qui officiait ?

— Non : c’était un vilain bonhomme, couleur cheminée. Là, il s’est donc fait un tas d’horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, tout de même ça me dégoûtait ; et encore, je crois que c’était du battage. Mais ensuite, quand le négro a été parti, on a commencé de s’amuser — et c’est là que j’ai eu peur.

— Mais de quoi, tout de bon ?

— Ah ! dit Nane, d’un air chaste, songez : il n’y avait plus que des femmes.....


— Qu’en pensez-vous ? dis-je au philosophe, après lui avoir rapporté les discours de Nane.

— Je ne sais trop que vous dire, rumine Eliburru dans sa barbe noire. D’une part, cette louve de Noctiluce a mené Nane à de laides orgies, cela saute aux yeux. — Mais il y a autre chose, que vous découvrirez peut-être vous-même, en y réfléchissant : je puis toujours vous dire qu’on a fait, au moins une fois, jouer cette enfant avec des jouets au-dessus de son âge et quelle s’en est tirée à bon compte — jusqu’ici. Et cette Noctiluce est vraiment singulière. C’est, je pense, une curieuse, blasée sur les tourments physiques : variété particulièrement dangereuse.

— Merci, lui dis-je, vous m’avez rendu tout cela clair comme eau de roche.