Mon Amie Nane/VI. — Une Journée entre toutes

Le Divan (p. 89-102).

==VI - Une journée entre toutes==

« Inter non paucula pocula. »
(M. T. CICER.)
Nous ne bûmes pas peu.


— Qu’y a-t-il, me dit Eliburru ? Encore Nane ?

— Ah ! mon Dieu non ; elle est hors de scène, je vous jure.

— Est-ce que vous ne seriez plus avec ?

— Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le Spartiate.

— C’était un avantageux, ce Spartiate-là.

— Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que je lui aide ? Pas à faire des neuvaines à Saint-Jean du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres comme ça, où la vie semble une chose niaise, et aussi une chose mal faite, laide et blessante, comme un soulier trop grand qui vous fait germer des cors.

— C’est, reprit-il, que vous confondez entre eux, comme bien des gens, les outils de vivre. Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour une lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse Portugaise. Le tout est de laisser les choses en leur place : elles y présentent de l’agrément.

Nous étions assis tous deux à la terrasse du Schubert ; le soir indulgent s’attardait sur la Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux choses une douceur nouvelle. Le bruit des molles voitures croissait et décroissait comme s’il eût été le bruit même de la mer ; et il y avait autour des guéridons une conversation multiple et joyeuse qui papillotait aux oreilles.

Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait paraître cette grâce souffreteuse en même temps que hardie qui émeut parfois chez les Parisiennes du peuple. Avec un demi-sourire d’espérance qui écartait ses lèvres pâles, elle allait de son pas net et presque dur vers son amant, sans doute ; ou peut-être chez le vieux monsieur qui lui promet une situation.

— Comment m’intéresserais-je à des choses que je connais trop bien, ou que je ne connaîtrai jamais ? Qui me dira si cette enfant a le cœur bien placé, et comment saurai-je si le maître d’hôtel qui passe là doit d’être bouffi et jaune à une maladie de foie ou à des peines sentimentales ? D’ailleurs, qu’est-ce que cela me fait ?

— Je vais vous dire. Il y avait une fois un sophiste athénien qui s’occupait de politique, et s’il était, peut-être, socialiste de gouvernement, je ne sais. Toujours est-il qu’un après-dîner il sortit de chez lui pour aller dire un grand discours qui devait maintenir entre les mains de son parti le contrôle des douanes, devoir patriotique extrêmement fructueux à accomplir. Mais comme il passait devant la porte du bel Agathon, il aperçut, au pied du figuier qui l’ombrageait, je ne sais quelle agitation minuscule. À y regarder de plus près, c’était des fourmis ; et notre homme s’en amusa fort un moment, puis un autre ; tant que l’heure y passa. Des gens chevelus vinrent enfin, au désespoir, lui annoncer que tout était perdu, la République compromise, les douanes, jusque-là affermées à d’honnêtes Phéniciens de leur bord, livrées aux prêtres de Delphes. Ils prononcèrent même les mots d’« obscurantisme » et de « flabellon ». Cependant le sage s’occupait de transporter un fétu dont deux fourmis, des plus vaillantes, n’avaient jusque-là pu venir à bout.

— Voilà un grec ! Mais moi, les fourmilières, je n’ai jamais su qu’y flanquer des coups de pied. Sans compter qu’on n’en rencontre pas toujours dans les rues de Paris.

— Je vous passe les fourmilières. Mais n’avez-vous pas sous les yeux ce qu’il vaut le mieux regarder vivre ? Une femme gracieuse, et d’une âme si ténue, si insaisissable, qu’on l’a dû tisser avec ces fils de la vierge qui se balancent dans le soleil du matin.

— Voilà, c’est que si je regarde Nane, j’ai envie de la toucher. Et cela me met dans une situation fausse, qui me gêne pour observer.

— Essayez une journée seulement ; vous serez baba. Si vous saviez ce que les drames de la vie font pâlir les inventions des romanciers.


Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, dans le tumulte triste de minuit :

— Eh bien, philosophe, vous aviez raison : j’ai suivi toute une journée de Nane, pas à pas, ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.

— Dites-moi ça. On a toujours plaisir à voir ses théories vérifiées — par les autres.

— C’était mardi ; et voici comment les choses se passèrent. Je n’exagère en rien, et m’appuie, outre mes observations personnelles, sur le rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, place des Victoires, m’a fourni au prix de deux livres sterling : « Monsieur, avais-je déclaré à cet industriel, je suis envoyé par la Banque N..., auprès de qui Mlle Hannaïs Dunois cherche à contracter un emprunt. Pour vérifier si son mode d’existence prête à cette négociation une base suffisante, il me faudrait l’emploi exact d’une de ses journées. » L’homme, s’étant assuré d’un regard coupant et noir que ce que je venais de dire n’était point vrai : « Ce sera cinquante francs », répondit-il avec simplicité.

Nane donc, mardi vers onze heures, et comme Justine vient d’ouvrir les fenêtres, bâille : « Fait beau ? » demande-t-elle ; et rassurée : « Pourvu que ce soit la même chose à Auteuil demain. Dire qu’il va falloir encore aller essayer, pour cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce soit prêt : peux pourtant pas aller toute nue à la course de haies. » — « Je crois que ça n’est pas permis, fait Justine, avec une voix de regret. »

— Cette fille est stupide, interrompt le philosophe. Voyez-vous une tribune de femmes sans chemises ? Ça serait horrible.

— Entre tant Nane se lève, passe dans la salle de bains. Déjà elle n’a plus que ses babouches et son collier. Douche froide, courte ; et puis, houp ! elle saute dans le bain chaud, en éclaboussant les carreaux vert pâle. Conversation avec Justine :

« — Monsieur viendra déjeuner » (Monsieur, c’est moi, ces temps-ci).

« — Bon ; c’est la cuisinière qui va encore en faire, du rousqui.

« — Je vous prie de me lâcher le coude, avec vos grossièretés. Voyez-vous cette créature ; faudra que je prenne les messieurs sur ses certificats, maintenant ! Et qu’est-ce qu’elle dit encore ?

« — Elle trouve que Monsieur le fait à la pose ; qu’il lui faut à chaque repas un plat chaud, au lieu de manger de la viande froide, comme tout le monde ; qu’il se plaint toujours de ce qu’il n’y a pas assez de sel ; et patine, et pataine...

« — Je vous ai défendu de me raconter tous ces ragots... Et dire, mon Dieu, qu’il va falloir aller essayer cette jupe ! »

Ici Nane préside à quelques savonnages d’intérieur. Je vous passe le reste de la toilette.

— Oh ! si vous en sautez.

— Enfin l’heure du déjeuner arrive ; Monsieur aussi ; un homme charmant, un peu incolore, mais si correct. On me connaît d’ailleurs.

— Ah, c’est vous, dit Eliburru, le monsieur correct. Vous m’auriez plutôt fait souvenir de Musset.

— ........ ?

— Vous ne vous rappelez pas, la Confession, et la gravure de Bida : « Ainsi parlais-je de déjeuner, d’une voix mordante, dans le silence de la nuit. »

— Que vous êtes bête, mon pauvre ami !... Toujours est-il qu’on m’offre un peu de vin de Porto : « Nane, est-ce que c’est toujours cette chose fade et blanchâtre, qu’on vous envoie de Lunel par Bercy ? » — « Non, il est rouge, avec ce goût de poussière que vous y aimez. » J’en bois donc un verre, et comme menu ensuite il y a des hors-d’œuvre (ils sont convenables chez Nane) : crevettes, anchois, du céleri-rave haché à la sauce de moutarde qui est très bon, du beurre avec du sel gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, qu’on ne trouve nulle part...

— Du haddock ?

— Hindous, je vous dis. D’Inde, comme Mme de Talleyrand. Après ça, des rognons aux œufs pochés, dans un turban de nouilles. Après ça, des crêpes aux confitures : vous savez, de ces confitures glorieuses dont parle Montaigne. Après ça...

— Merci, je n’ai plus faim.

— Vous dirai-je les vins et le café ?

— Pousse-café, rincette, surrincette. Vous avez dû vous faire jolis.

— Pas mal. Nane surtout me parut être au mieux de sa forme. Là-dessus, et moi-même joyeux d’avoir évité la fâcheuse congestion, chacun se tire de son côté. C’est ici que ça se corse.

— Prenez votre temps.

— Vous savez que Nane a une nouvelle manucure, une femme extraordinaire, dont l’existence est tout un roman. C’était la fille d’un photographe chargé d’enfants. Toute jeune elle épousa un employé d’octroi, qui lui fit cinq fils. Les uns moururent, les autres tournèrent mal ; en sorte qu’elle est restée veuve en pleine maturité, et devenue, par un incroyable concours de circonstances indépendantes de sa volonté, marchande à la toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire aussi les cartes, outre qu’elle a appris à faire les mains et à y lire.

— Brrr !... Cette histoire est pleine de dessous.

— Mme Jargogne, donc, entre familièrement, avec tout un murmure de jupes de soie : « Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes ! Il faut encore leur faire les griffes : ah ! pauvres hommes. Vous ne savez pas ce que m’a dit l’un ? » — « Vous savez, Jargogne, que je vous ai défendu de me parler bijoux. » — « Ouais, défendu. Et s’il s’agissait de dentelles ? Mais, c’est vrai, vous n’aimez pas le point de Venise. » — « Moi, je n’aime pas le... » crie Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la tête d’un teigneux). « Seulement, c’est la galette. » — « Bon ! quand je vous dis qu’il ne vous en coûterait rien, au contraire. Figurez-vous... »

— Ça devient beaucoup Tableau des mœurs du Temps, cette affaire-là, grogne Eliburru.

— J’abrège donc, puisque vous refaites de la critique. Etc., etc., etc. À cinq heures, Nane va chez son couturier. Petite pose au salon, puis essayage. Le pli sur la hanche gauche à disparu. Tout va bien : « Pourvu qu’il fasse beau demain », soupire Nane une fois de plus ; et, comme elle remonte en voiture : « Faites un tour de Bois, dit-elle au cocher ; mais pas les Acacias. Et puis vous irez au Valence. »

Nous y sommes un tas lorsqu’elle arrive, quelques-uns ornés de lorgnettes, quelques-unes d’ombrelles claires. Les cocktails sentent bon sur les tables ; et Nane, enfouie en un profond fauteuil, bientôt s’absorbe à sucer d’une paille attentive je ne sais quelle eau couleur de couchant.

Le grand Machin a gagné aux courses ; d’autres y ont perdu : excellente préparation à faire de la dépense. La plupart tombent d’accord de dîner ensemble, et qu’il faut donner le ton de la vraie fête à tous ces étrangers qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je dîne en ville : « Pas d’importance, me dit-on, si vous nous prêtez Nane. »

« — Je vous la donne ; mais ne la maltraitez pas. Elle a l’habitude d’être caressée : j’aimerais mieux la tuer que si on devait lui donner des coups de pied.

« — Merci, dit-elle. Est-ce qu’il faut remuer la queue ?

« — Il faut être à onze heures et demie au Schubert, où je vous attendrai.

« — Ça va. »

À minuit je les retrouve tous, un peu bruyants même. On a fêté, au dessert, une débutante cueillie Dieu sait où, et rebaptisée : Blanche de Chahut. Elle est silencieuse et servile : on regrette de n’avoir pas des chaussures sales, pour lui faire faire quelque chose.

La petite fête continue. À quatre heures, on est dans un cabaret étroit de Montmartre, où le maître d’hôtel ressemble à un eunuque assyrien. Tout le monde a la voix enrouée d’avoir crié : « Vive l’armée ! » et pâteuse d’avoir bu. Blanche chante une romance sentimentale, comme on en peut entendre dans les cours des maisons ouvrières : elle a ôté son chapeau, et l’agite mollement.

Un moment après, elle n’est plus là ; le grand Machin, non plus.

« — Où est-il, le grand Machin ? demande quelqu’un en bâillant... (Ah ! ce qu’on s’amuse !)

« — Il aura gagné les petits salons, avec cette dame.

« — Eh bien, ils ne sont pas vites !

« — À cette heure-ci, dit un autre, on n’est jamais vite. C’est comme dans la chanson de Mallarmé, vous savez bien : « Le Monsieur qui montait n’est pas redescendu... »

Et voilà !

— C’est tout ? demanda Eliburru.

— C’est tout, mais vous aviez bien raison ; les inventions de nos romanciers les plus populaires pâlissent à côté des drames de la vie réelle.

— Quand je vous le disais, répondit le philosophe. Et, s’asseyant au piano, il se mit à « broder les plus folles variations » sur sa dernière œuvre musicale, la bruyante Nec mortale Sonate.