Mon Amie Nane/VIII. — Venise sentimentale

Le Divan (p. 119-140).

==VIII - Venise sentimentale==

Ibi civitas sunt Venetiæ.
(OLIVARIUS in Pompon. Mel.)
L’inconnu, dont la lune éclairait les traits repoussants, tendit son bras vers une masse de brumes et de lueurs :
— Voilà Venise, dit-il ; et c’est par une nuit pareille que le prince lombard jeta ses éperons d’or à l’eau, en jurant de ne plus chevaucher jamais que Cornarine au nombril brillant, et les vagues de la mer.
— Il est vrai, dit un autre, et c’est par une pareille nuit que Jean-Jacques reçut d’une courtisane, qu’il n’avait pas satisfaite, le conseil de se vouer aux mathématiques.
— Hélas, dit mon amie, c’est par une pareille nuit que l’ardente Aurore Dupin voulut persuader le seigneur Pagello, dont elle ne fut jamais bien comprise, qu’il était son premier roman.
— Et c’est, lui dis-je, par une nuit pareille, que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour la première fois son ami, à travers mille serments dont pas un n’était vrai.


Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions partis de Bordeaux. C’est ainsi, mais par mer, qu’il faudrait toujours quitter la France ; et les regrets qu’on emporte de ce beau royaume seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu qu’à travers cette cité de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d’un port sans navires.

Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne ; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le duc d’Angoulême.

Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de huguenots : Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être ne sont-elles pas citées dans l’ordre ; et d’ailleurs nous ne les distinguâmes point, parce que c’était un train de nuit. Mais, à l’aube, ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, s’étant soulevée sur sa couchette, demanda :

— Combien de stations y a-t-il encore ?

— Soixante-dix-huit, répondis-je, — et elle retomba accablée.

Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n’a pas reçu, étant d’ extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet de ne pas confondre l’île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de Messine.

Elle a d’ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l’archéologie ni l’érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être s’y exagère-t-elle sa valeur.

Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s’indigna de n’apercevoir autour d’elle aucun changement. Les plus lointains regards qu’elle ait encore jetés sur le monde, c’est jusqu’à Mustapha-Supérieur ; et longtemps elle caressa l’illusion que les pays étrangers sont autre chose qu’une espèce de France plus mal tenue, habitée par des professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd’hui qu’elle allait voir des gens se promener nus, les pieds en l’air, avec des yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût-là ; en sorte que d’être déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, et ne veut même pas reconnaître dans l’air cette odeur d’épices, qui est proprement l’haleine de l’Italie. Car chaque pays a la sienne. C’est ainsi que l’Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, tandis que l’Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, de sueur ; et pour l’Allemagne je n’en sais rien, sinon que la chambre de Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.

Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports hindous, où l’on respire le safran et le poisson salé ; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille ; non plus que de cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l’âme des cassies et des gérofliers.

D’ailleurs mon amie avait été plutôt âpre à me reprendre sur mon attitude à la douane. Elle a entrepris depuis peu de refaire mon éducation, bien différente de ce qu’elle était jadis sous la lune de miel, attentive alors à me découvrir sans cesse quelque perfection nouvelle. Je l’entendais, par exemple, me dire tout à coup :

— Comme vous avez le pied petit.

— Je l’ai plutôt mince, répondais-je avec complaisance, tout près de piaffer.

Et Nane répétait docilement :

— C’est vrai, plutôt mince.

— Ou bien :

— Comment faites-vous pour avoir des pantalons si droits ?

— Je les fais repasser, Nane.

Mais aujourd’hui :

— C’est extraordinaire ce que vous savez peu parler aux subalternes. Vous leur dites tout le temps : « Ayez la bonté de ceci, de cela. Voudriez-vous porter ces sacs... m’indiquer le télégraphe... » Ils sont payés pour ça, après tout.

— Tout le monde, Nane, est payé « pour ça ». Croyez-vous pourtant que si j’allais dire à quelques personnalités haut placées : « Ayez donc la bonté de reprendre ces traditions de raffinement, d’élégance dans la force, qui paraissent tombées en désuétude depuis M. de Morny », ils ne m’enverraient pas au bain ? Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...

Elle fait la moue.

— Pourquoi n’êtes-vous pas républicain ?

— Je trouve que mon père l’a été pour deux.

La moue s’accentue. Mais voilà bien Nane. Elle est, naturellement, incapable de raisonner. C’est un beau réflexe, qui dit quelquefois des choses, par simulation.

Cependant le Milanais s’enfuit lentement de droite et de gauche, avec ses fossés pareils aux mailles d’un réseau, sa terre gonflée comme une mamelle, et de la vigne qui monte aux arbres, toute rouge. Ce train n’a pas de wagon-restaurant ; et nous dînons (mal) dans un buffet enrichi de stucs multissimicolores, dont le Palladio se fût attristé sans doute, ou diverti. Il y a aussi des mouches ; il y en a partout, jusque dans la paille des fiascos.

Et Nane se débat contre les longs serpents de pâte. Elle me rappelle Laocoon, en petit. Mais comme elle a taché, décidément, sa veste fauve :

— C’est sale, dit-elle, l’Italie.

La nuit passe. Changement de train, dès l’aube ; et, à Meste, je vois sans plaisir monter auprès de nous une ancienne connaissance d’Aix. Je ne me trompe point : ce cirage en moustaches, ces yeux qui semblent nager dans l’huile comme des cèpes de conserve, ces mains adipeuses, nul doute. Lui, manifeste une joie haute. Qu’est-ce qui m’amène à Venise ? Et il coule ses yeux gras vers mon amie, jusqu’à présentation :

— Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs Dunois.

Nane est ravie. D’abord elle n’a vu que moi depuis un tas d’heures, ce qui est tout près de m’avoir assez vu, et puis je soupçonne cette jeune républicaine de nourrir pour la feuille d’ache une passion honteuse.

Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui monte, elle est grise et rose, comme un flamant.


On m’avait dit : « N’allez pas à l’hôtel. Le service est inimaginable. Et puis il n’y descend que des voyageurs en vins d’Asti, « d’Asti spumante ». Ou bien des photographes d’art. »

Et on m’avait dit : « Surtout, ne louez pas. Vous vivriez entre les cancrelas et les gouttières. Et même, depuis quelques années, il y revient. C’est ainsi qu’un Anglais a été trouvé mort, l’autre jour, on ne sait de quoi, et son chien aussi, sous son lit. »

— Qu’en pensez-vous, Nane ?

— Ça m’est égal, dit-elle ; pourvu que ce soit une maison neuve.

Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle commission peut-il bien toucher au juste ?)

— Allez donc à Hispaniola. C’est très bien ; et vous avez l’eau.

Nous y allons. Le ciel s’est couvert. Il commence à pleuvoir, et les appartements ferment mal. C’est vrai, nous avons l’eau, comme dit Gondolphe.

Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies douteuses. Avant qu’on ne le rencontrât à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu à Paris, quelque chose dans les consulats. Mais il semblait plus occupé de concerts que de politique : et le reste du temps on le pouvait voir au Washington, où du reste il se ruina. Dans la suite le baccara lui fut plus favorable. « On ne peut pas toujours perdre », vous disent ces vieux messieurs de stations balnéaires, dont le bruit court qu’ils se sont décavés, étant jeunes. C’est ennuyeux d’être né si tard qu’on ne leur sert jamais qu’à se refaire.

Gondolphe, qui n’est pas un vieux monsieur, m’a mené au cercle de la Girafe : « Tout ce qu’il y a de mieux, ici », assure-t-il. Valets à moustaches, en livrée d’un rouge douteux, et qui restent assis quand on entre, — tapisseries du second Empire « genre Gobelins », un peu moisies (mais cela leur vaut mieux), et des crachoirs dans tous les coins, comme aux salles d’attente de la Compagnie de l’Ouest, — et une cagnotte vraiment par trop béante, à la table de bac : celui-ci, d’ailleurs, paraît étiolé ; et puis on n’entend pas, d ans ce pays de billets, le joli son de l’or, discret « leitmotiv » de Pallas, sous les doigts du changeur.

Ces Italiens sont d’une impudence gracieuse : ils vous marchent sur les pieds avec des révérences. Nous étions, hier, Nane et moi, à la terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine qui fait face à San’ Giminiano<ano>L’église de San Giminiano a été démolie au commencement du 18e siècle.</ano>, quand débouchèrent du Broglio l’inévitable Gondolphe, et un jeune homme très beau, bestialement, avec de trop petits pieds chaussés étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, dénommé Dolcini, ne parle pas ; mais il regarde avec des yeux si humides que j’ai envie d’essuyer les joues ovales de mon amie, où s’est posé son regard.

Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco semblait rendre plus communicatif encore qu’à l’ordinaire :

— Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, la marquise. C’était une Vénus. Avec ça et des seins de pierre, monsieur.

— Ça devait lui peser, remarque Nane, en portant la main vers sa gorge.

Et notre ami ajoute rêveusement :

— Ç’a été ma première maîtresse. Ah ! ça ne nous rajeunit pas.

« La discrétion, a dit un poète arabe, est à l’amour comme au sabre son fourreau : elle le garde de souillure. »


On dirait, depuis quelques jours, que Venise commence à n’amuser plus autant mon amie. Elle m’a dit l’autre soir en bâillant :

— Savez-vous ce que nous devrions faire demain ? Une promenade en voiture.

— Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore aperçue qu’il n’y a de chevaux à Venise qu’en cuivre ? Et le seul animal de trait qu’on y connaisse est le Bucentaure. Encore n’a-t-il plus servi depuis qu’il alla chercher Henri de Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, ou Tiepole ?) a représenté le roi au moment qu’il débarque, accompagné de Barbezières et de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien Villequier ?)

— J’ai connu, dit Nane, un Villequier.

— C’est bien ça : un officier, brun, mince.

— Le mien était peintre sur porcelaine. Même il a fait un service de quatre cent quatre-vingts pièces, où je suis représentée en Diane, et qu’on a acheté pour l’Élysée.

— Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir quatre-cent quatre-vingts fois de vot pendant que je n’ai, moi, que deux ou trois photographies.

— Les domestiques en auront peut-être cassé.

— Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, les domestiques de l’Élysée ne cassent rien. Les patrons non plus, d’ailleurs.

Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise amortit ses verts et éclaire ses roses.

— Un Sisley, dit Nane.

Car elle me comble maintenant d’opinions jusque dans les minutes les plus sacrées ; et j’ai perdu tout espoir qu’elle se taise jamais plus, comme au temps où je lui avais persuadé que le silence donnait une expression ironique à son visage.

Elle me croyait, alors.

— Sisley ? lui dis-je.

C’est comme si elle me parlait d’un corps chimique nouveau : je prends un air bête, mais bête, qui la fait écumer tout de suite. C’est la vengeance des pauvres hommes, ces jeux de physionomie : les seuls, dit Eliburru, où l’on ne perde point son argent.

— Vous n’allez pas, me dit cette gracieuse personne, me charrier longtemps, je pense.

Elle s’irrite, au fond, que je ne croie plus e ne croie plus à ses esthétiques, depuis ce jour où je lui voulus faire admirer sur un piédestal les plantureuses ciselures de Leopardi. Au lieu de ça, elle mettait ses mains, comme une enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou bien tirait la langue à deux ou trois dames allemandes qui la regardaient avec ce regard d’envie qui est encore ce qu’on a trouvé de mieux, à l’étranger, comme opinion sur nos femmes.

— Qu’est-ce qu’elles ont à m’acheter comme ça ? Je suis sûre que j’ai quelque chose qui ne va pas. Regardez.

Elle sourit d’un air victorieux et tourne avec lenteur sur elle-même, en haussant les seins. — Sa robe est bleu pastel ornée de boutons en émail camaïeu, où sont représentés des attributs Empire — la jupe volantée trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau est fait d’un seul oiseau dont on dirait, tant il est plat, que pendant longtemps quelqu’un de très lourd s’est assis dessus. Enfin elle cesse de girer, et me dit d’un air grave :

— Pourquoi voulez-vous que j’admire toute cette décadence ? Ça ne vaut pas mieux que Florence ; et vous savez, aussi bien que moi, que Michel-Ange a tué la sculpture.

Sur le moment ça me donne un coup. Mais je me remets et lui demande avec douceur :

— Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude Anet ?

— Oui, de nom.

— Eh bien, il a écrit une chose sublime : c’est qu’« il faut battre les femmes maigres avec un bâton ».

Nane hausse les épaules et regarde le soir qui tombe. Elle se retourne pourtant, au bout de quelques minutes, et me dit d’une voix mouillée :

— Corot a dit quelque chose de bien plus sublime à propos du crépuscule.

Je prévois.

— Il a dit : « C’est l’heure où les fleurs font leur prière. »

Décidément, il me vaudra mieux m’entretenir avec autre chose. Moi aussi, je tourne le dos et contemple le paysage : une buée lente, peu à peu, enveloppe Venise, qui semble descendre et s’ensevelir dans les eaux.


Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, encore que les conditions de notre départ n’aient pas laissé d’envelopper ce que ma compagne appellerait, en son ramage, « un peu de chichis ».

De quelques jours nous n’avions été quittes des deux marquis : devant les Tintoret ; à Saint-Marc, caverne d’ombre et d’or où des pirates enchâssèrent dans la mosaïque tout un butin de marbre ; sur le Lido lépreux, ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux qui tâchait à démarquer Casanova pour s’en composer des aventures ; et l’autre, Dolcini, couvant Nane de l’humide silence de ses yeux : en vérité, il eût été assis sur un gros œuf que je ne lui aurais pas trouvé l’air plus bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.

L’autre soir, prise de migraine, elle monta se coucher au sortir de table, et me laissa seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, me mit en soupçon par tant de hâte qu’il n’y eût complot, peut-être, pour m’endolciner. De l’empêcher ou de le surprendre, je choisis le second, pensant que ce me serait une vengeance à la fois amère et douce de planter là cette perfide, en proie à son Italien.

Plus j’y réfléchissais, plus mes doutes prenaient figure de certitude. Nane devait avoir accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu que je ne fusse pas absent moi-même beaucoup plus d’une heure, j’étais sûr de la pouvoir cueillir à son retour, et avec quelques « je sais tout » extorquer un aveu de sa première surprise.

Je me laissai donc conduire à la « Girafe », où nous devions trouver, me dit Gondolphe, « un baccara épouvantable ». Mais ce n’était qu’un chemin de fer très omnibus qui évoluait avec parcimonie autour d’une mise de cinq lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit davantage.

Dieux puissants ! Il gagna onze parties de suite, puis trois encore, puis sept. Vingt et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais vu cela dans notre France ? (Ah ! me disais-je, décavé, ce Dolcini n’a même pas l’esprit de dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa de jouer sur parole, et je refusai : « Mais, lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, contre cent louis ? Il gagna encore.

— Vous me la prêteriez bien pour rentrer chez moi ?

— Vous ne jouez plus ?

— Que voulez-vous que je joue ? Ma veste ?

— Jouez votre dame.

Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla plus drôle d’accepter cette proposition romantique.

Il fit cartes, tourna la dame de cœur ; j’avais les trois autres, par deux valets, jeu de règle ; et, en effet, je marquai un point.

La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, Nane, cependant ?) et je regagnai ma pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), mon argent, celui de Gondolphe, qui se trouva peu de chose au comptant, et une somme assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, tout le temps qu’il voudrait, à quoi mon homme répondit fièrement qu’il s’acquitterait dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais lesquelles ?

Entre tant, comme fait l’eau d’une salade qu’on secoue à force, Nane m’était sortie de la tête. Il est vrai aussi qu’on n’éprouve pas deux passions à la fois et que le jeu l’emporte sur n’importe quelle curiosité sentimentale. Cette fois même, il l’avait tuée, et lorsque ma maîtresse me revint à l’esprit, ce ne fut plus parmi de ces images grossièrement désobligeantes dont l’Éthique nous a laissé l’analyse — ou la confession. On eût dit plutôt des cartes transparentes après du haschish, quand tout devient autour de nous à la fois comique et chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de la Restauration, où des gens d’une surprenante impassibilité, corrects de tout le haut du corps comme des notaires, quelques-uns avec un léger collier de barbe, se livrent sans abandon à une gymnastique d’intérieur. On en pourrait illustrer quelque casuiste espagnol, si tout cela ne s’intitulait avec fraîcheur : « la bonne mère », « à la couturière », « à l’enfant »...

Ma gondole, cependant, me ramenait à Hispaniola, selon ces courbes précises et molles qui en font la plus voluptueuse des voitures, et, chaudement, dans ma pelisse reconquise, je regrettais que l’hiver fît taire ces chœurs nocturnes dont la romance semble glisser et rebondir sur les eaux.

Je songeai qu’au cours d’une nuit délicieuse parmi les nuits de cet automne étrange de Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors que l’âme, suspendue entre l’espace et la durée, est comme un éther qui jouirait de s’accroître élastiquement, et que la musique n’a plus, pour ainsi dire, de contour extérieur, ma compagne, dont le beau visage ironique, pâle et busqué évoquait Jessica, m’avait dit avec émotion :

— Vous vous souvenez ? Ils ont joué ce même air chez Paillard.

— Non, je ne me souviens pas.

— Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous n’avez pas de sensibilité.

Que fait-elle maintenant, Nane ? S’il n’y avait rien de vrai dans mes soupçons, et qu’elle soit à se coucher toute seule, bien sage, lasse de m’attendre ? Sa belle liquette chauffe auprès du feu ; mais la batiste en restera froide par places. Et cela, tout à l’heure, la fera frissonner ; comme un étang où soudain l’on s’écrie à rencontrer, sous l’eau dormante, une eau plus froide, et qui court.

C’était à peu près comme j’avais prévu, sauf que Nane avait choisi de faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle transparait à travers le lin, et il semble que la flamme l’ait dorée ; ou plutôt, sa chair a la nuance d’un quartier de mandarine. Maintenant, elle me guette du coin de l’œil, et pose ; moins orgueilleuse de la décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous met l’âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s’émeut.

Et elle a un sourire parfaitement obscène.

— Vous avez l’air, lui dis-je, de ces « suspensions » que les ménagères voilent de tulle aux approches de l’été, par crainte des mouches.

Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, quitte la cheminée et se couche, occupation où beaucoup de gens s’accordent avec moi à la juger irrésistible.

Un peu de temps se passe et ce n’est que plus tard que Dolcini retombe dans la conversation.

— . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . ?

— Non, c’est lui qui est venu me voir, avoue Nane avec une candeur presque excessive.

— Et alors ?...

— Mais non, je vous assure. Et d’ailleurs, s’ils sont tous aussi mollassons que lui à Venise ! Alors, quand j’ai vu ça : « Ouste, je lui ai dit, mon enfant. On vous a assez eu. ». Le malheur, c’est que ça ne lui entrait pas et qu’il a fallu lui expliquer avec douceur, quoi, qu’il commençait à me courir, qu’on ne l’avait pas fait venir pour entretenir le feu — et si son père l’avait fait faire dans les prisons — comme les noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau sur sa tête ; et il est parti, avec votre parapluie, même.

— Vous comprenez, Nane, que si on ne peut plus sortir sans risquer d’être dépouillé de tout ce qu’on aime...

Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. Mais sur les dix heures :

— Nane, Nane, criai-je en la secouant, je viens de recevoir une dépêche. Nous partons pour Paris. À moins que vous ne restiez à conquérir des Vénitiens.

— Ah ! non, répondit Nane en bâillant : leur bouche !