Mon Amie Nane/Introduction

Le Divan (p. 9-14).

Mon amie Nane

Introduction

« Quæ est ista, quæ progreditur ut luna ? »
(Cantic. cantic.)
Quelle est cette jeune personne qui s’avance vers nous, et dont les traits n’annoncent pas une vive intelligence ?


Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté, ne fut qu’une fille de joie — et de tristesse.

En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées par le langage, mon amie ne t’aurait offert aucun sens ; mais peut-être l’eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles — que l’ivresse même les dictât — ne signifiaient rien, semblables à des grelots qu’agite un matin de carnaval ; et sa cervelle était comme cette mousse qu’on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de l’été.

Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps glorieux. Énigme elle-même, elle m’a révélé parfois un peu de la Grande Énigme : c’est alors qu’elle m’apparaissait comme un microcosme ; que ses gestes figuraient à mes yeux l’ordre même et la raison cachée des apparences où nous nous agitons.

En elle j’ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, et qu’elle y est contenue. De même que l’âme aromatique de Cerné, un sachet la garde prisonnière ; ou qu’on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps ; les objets les plus disparates — Nane me l’enseigna — sont des correspondances ; et tout être, une image de cet infini et de ce multiple qui l’accablent de toutes parts.

Car sa chair, où tant d’artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, n’est pas ce qui m’a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu’elles aient obéi au pouce d’un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se peuvent découvrir en d’autres personnes. Mais Nane était bien plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l’hiéroglyphe même de la vie : en elle, j’ai cru contempler le monde.

Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les nœuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon cœur ? Sache encore que l’architecture de ses membres présente toute l’audace d’une géométrie raffinée ; et que, si j’ai observé avec soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, c’était pour y embrasser les lois de la sagesse.

Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives d’un grand prix. Découvre-les, et avec elles le secret de ce livre. Va, ne t’arrête pas à la trivialité des fables, au vide des paroles, ni à ce qu’on nomme : l’ironie des opinions. Lève un voile, un voile encore ; il y a toujours, sous un symbole, un autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu’on enseigne aux hommes cette vérité-là seulement que d’avance ils portaient dans leur âme.

S’il t’ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer aux choses qui sont ici écrites touchant l’amour. Ne crois pas, au moins, que celui-là eût mérité le mé pris, qui aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y a une religion au fond de l’amour, comme du savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.

En cas que tu n’y veuilles souscrire, j’évoquerai pour toi, — par un après-midi d’août, tandis que le soleil éclate et dévore l’ombre bleue au pied des murs, — l’alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse d’aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières ; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit.