Le Divan (p. --9).

Dédicace

À Madame,
Madame la Comtesse de la Suze.


Madame,

L’illustre M. de Balzac a fait cette remarque que « les enfants des dieux sont éternels pour la meilleure moitié, qui est de ne point finir ». Mais quand je songe à la gloire de votre maison, dont l’origine se confond, pour ainsi dire, avec celle de l’humanité, je croirai user à peine d’hyperbole, en disant qu’elle a eu aussi peu de commencement qu’elle n’aura de fin. Car, tout ce qui est d’une extrême grandeur demeure confondu avec l’infini par l’indigence de notre nature, et le sang des comtes de Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l’on peut remonter toujours sans en découvrir les sources, ni qu’il paraisse diminuer.

Nul n’ignore en effet qu’il coulait déjà dans les veines de ces Porphyrogénètes qui avaient hérité la splendeur de Salomon, et que vous lui avez,


Madame,

en l’écartelant, si l’on peut ainsi s’exprimer, de Châtillon, communiqué pour votre part le lustre de ces Francs épouvantables, fidèles compagnons de Pharamond, et sa race même, ainsi qu’il le déclare dans une loi parvenue jusqu’à nous.

Et de craindre que cette gloire puisse se terminer ou s’amoindrir, il n’est besoin, pour en être démenti, que de regarder aux fruits d’une union si parfaite : fils impatients de donner à leurs armes la trempe et la teinture d’un excellent écarlate ; ou cette fille encore de qui la beauté prête à son rang plus qu’il ne se peut qu’elle lui emprunte, et lui vaudrait par elle-même de porter le nom pesant et magnifique des Épernon, ainsi qu’elle l’a su sans fléchir, et comme on fait d’une parure nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore ses débuts ? Longtemps nourrie à l’ombre de la province, où vous lui aviez,

Madame,

préparé les bienfaits d’une éducation vertueuse, elle parut, parmi ces pompes, comme une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, rougit de plaisir et de retenue. Elle parla : une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui fallut-il prendre sa part des danses, et de ces agréables jeux où se rit la fleur du royaume, ce fut comme si la plus décente des fées, en venant fouler notre sol, n’avait pu tout à fait désapprendre d’avoir des ailes.

Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges de la beauté d’engendrer les combats, tout de même que si Vénus était la mère de Mars et non plus son amante ? Que dire si cette beauté, celle-là même dont Platon avait placé l’Idée dans le ciel, choisit d’habiter deux figures ? Nous en vîmes le danger, aussitôt que l’on vous aperçut,


Madame,

auprès de Mademoiselle de Champagne, ou bien ce soir encore, que c’était déjà Madame d’Épernon. Toute la Cour, étonnée d’abord que deux si parfaites beautés ne cheminassent pas sur des nues, en vint bientôt à disputer quelle des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait le plus de divinité. Ainsi divisée en deux camps, je pense qu’elle en fût venue aux mains, non moins qu’aux jours de cette barbare galanterie où le glaive décidait de la préséance des charmes, si la présence auguste d’un prince qui commande à son gré la paix ou la guerre n’avait retenu au fourreau tant d’impatientes épées.

Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour tant qu’il fût légitime de balancer, le nom que j’inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut de quel côté j’aurais combattu. Trop heureux si de le mêler à une œuvre aussi imparfaite n’est pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me couvrir de vos propres maximes, mon seul recours n’est pas de répéter après vous : « Tout le devoir du monde ne vaut pas une faute commise par tendresse. »

Celui-là seul excepté, qui est de me dire

Madame,

Votre très humble admirateur
Paul-Jean Toulet.

Mon amie Nane