Mon Amie Nane/I. — Les Sirènes

Le Divan (p. 15-27).

I

Les Sirènes

« At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit. »
(ENNIUS, Annal.)
C’était des cris dont on demeurait étonné ; un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit faisait : Hoûoûoûoû....


À cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien loin de m’appartenir en propre. À vrai dire, et dans la suite même, je n’ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N’eût-ce pas été de l’égoïsme ? Outre qu’il en faudrait avoir les moyens.

À cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de Bélesbat, le Hautfournier. Cet industriel, qui crevait sous lui de chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis ; dont l’âme tout arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l’héroïsme, la haine même, ne dédaignait pas toujours d’acquérir des choses gracieuses, encore qu’inutiles. En fait Nane lui était d’aussi peu de produit qu’un buisson de roses, un hamac, une habanera ; et l’on ignorera toujours pourquoi il conservait une employée aussi coûteuse. Peut-être que cette végétative idole, languissant sous l’écorce des soies et les pierres de ses colliers barbares, le consolait d’être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu’il aimait à voir reluire dans ses yeux mordorés les reflets inestimables de l’or, et peut-être encore qu’il l’avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse.

Au moins n’était-elle pas son principal souci, comme il le montra en partant brusquement un jour, sur son yacht la Méduse, visiter la Terre de Feu, dont il caressait le projet d’y aménager des colonies agricoles, les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec exactitude.

Elle s’était montrée d’abord un peu chagrine qu’on ne l’emmenât point ; car elle s’imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des paravents ; et sans doute aussi quelque casino où l’on pourrait déployer des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en smoking : quelque chose comme les nègres du quartier latin.

Il fallut lui expliquer que ce district de l’Amérique, fertile surtout en glaçons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin pour une Arcadie, n’était pas une villégiature favorable aux jeux de nos courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule maîtresse en son petit hôtel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n’y vînt plus gesticuler parmi ses tables fragiles ou blâmer de son âcre voix les lenteurs du service.

En vérité, ce qu’elle aimait le plus de lui, ce n’était pas sa présence.


Il n’entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu’elle ne faisait d’ordinaire. Elle continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu’il était loin ; et ce fut surtout avec Jacques d’Iscamps.

D’éducation décente et d’extérieur agréable, Jacques jouait depuis près d’un an auprès d’elle, avec autant d’élégance qu’il se peut, le rôle d’amant de cœur. C’est à lui que ressortissait le département des fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, aussitôt mortes de langueur, les petites tortues caparaçonnées d’argent et de turquoises dont les dames s’ornaient alors ; et de jouer à Auteuil les bons tuyaux, les increvables ; comme encore de commander en des restaurants dérobés des dîners que presque toujours un petit bleu tard venu le laissait dans l’alternative de planter là, ou de dévorer tout seul, ridicule.

Aujourd’hui, que Bélesbat se balançait sur les hautes vagues de la mer, le jeu régulier des lois sur l’avancement le haussait à une situation presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de s’y entendre couramment appeler « Monsieur », comme aussi de prendre une part plus active à l’administration intérieure, d’être initié aux détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n’était pas clair, et qu’il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui pour ses épingles, en un bigorne de loucherbem assez diaphane, de quelques insinuations malveillantes.

Mais, assez vite, tout cela cessa de l’amuser ; et il se prenait parfois à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où il y avait une pointe d’imprévu. Et il commençait de rêver à la Terre de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en annonçant qu’elle partait pour Alger : Jacques fut du projet, tout de suite.

Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque raison de famille :

— Ne t’inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l’ancien amant de ma sœur, tu sais...

— Je ne sais pas du tout.

— Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au dernier point, et c’est une charité de le prendre ; il a été si bon pour ma pauvre sœur, avant qu’elle ne fût mariée. En tout cas j’aime autant qu’il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n’est pas toi, hein ? qui pourrait servir de chaperon.

Jacques, flatté, eut un sourire :

— Enfin, qui est-ce, ton phtisique ?

— C’est un ponte très chic : le vicomte d’Elche. Je crois qu’il est à moitié Espagnol, ou Autrichien.

— Comme tout le monde.


Quelques jours après, joyeux d’avoir fui les brumes de décembre parisien, Jacques débarqua sur les quais d’Alger par un temps de paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République éclater de lumière, sous l’azur tendre ; et plus bas, à droite, les pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans une ombre verte et noire.

Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l’hôtel, il prit une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa Beau-Regard, où demeurait Nane.

Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme ressentit l’attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. Mais dès qu’il voulut parler de s’installer à la villa :

— Ça n’est guère possible, objecta Nane. D’abord, il y a d’Elche, déjà.

— D’Elche ? Et qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ?

— Tu le verras ; il est si malade. Et puis, autre chose : j’ai eu des nouvelles de Bélesbat. Il revient en France d’un moment à l’autre ; et de là, il peut nous tomber dessus, comme une cheminée.

— Comme une cheminée, comme une cheminée...

Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. Quelques instants après, dans le jardin, parmi les bambous et les iris, on lui présenta un malade blond, chargé de plaids, qui prenait le soleil sur une chaise longue, en toussotant. Il parlait avec fatigue, d’une voix gutturale ; et laissait voir à table cette fringale qui est particulière aux tuberculeux. Sa soif aussi était maladive ; après le café qu’il avait renforcé de cognac, ses joues s’empourprèrent d’une ardeur sinistre.

Du reste, point gênant ; et Jacques aurait cru avoir retrouvé sa Nane des meilleurs jours, si la crainte vraiment exagérée d’un Bélesbat se laissant choir de la lune pour la surprendre n’avait paru constamment croître chez elle.


Il était une heure après minuit. Jacques, dont la jeune femme qui s’assoupissait à son côté ne soutenait décidément plus la conversation, s’apprêtait à jouir lui aussi d’un repos bien gagné. Un instant, il caressa du bout de ses doigts la gorge de Nane, juste assez pour la faire protester au fond de son sommeil par un faible gémissement, recroquevilla ses jambes et s’endormit.

Alors, du côté de la mer, un âcre appel déchira la nuit : c’était comme la plainte d’un jeune cyclope en dentition — ou le cri de guerre de l’oiseau appelé rock quand il se précipite sur une foule d’éléphants. Nane se dressa :

— Tu entends ?

— Eh bien, c’est une sirène.

— C’est la Méduse, j’en suis sûre, cria-t-elle ; je la reconnais. Bélesbat va être ici à la minute. Va-t’en Jacques, je t’en prie, va-t’en.

Le jeune homme ne se laissa pas faire tout de suite : quelle imagination, maintenant, de reconnaître les yachts à la voix. Comme s’il n’y avait que la Méduse qui eût une sirène. Et d’aller croire que Bélesbat arrivât à cette heure-ci, sans s’annoncer, même, etc., etc.

— Tu veux donc me faire perdre ma situation, gémit Nane ; et Jacques, « bouclé », s’en fut.

Le surlendemain ce fut la même alerte, mais un peu plus tôt ; deux jours après pareillement, puis une autre fois encore, et enfin trois nuits de suite ; on eût dit que tous les bateaux de la Méditerranée s’étaient donné le mot pour n’entrer au port d’Alger qu’à la faveur de l’ombre, et Jacques, accablé sous la main de la Providence, abruti, docile, se levait sans plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l’hôtel, sous la lune, par les lacets bordés de cactus.

Mais un soir qu’il avait dîné en ville et ruminé de mauvaise humeur toutes ces nuits gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, pour cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, il alla faire un tour, tout seul, vers Lagha, revint, descendit jusqu’au port.

La lune n’était pas encore levée et à travers la nuit diaphane, couleur de saphir, Jacques pouvait apercevoir la mer palpitante.

Soudain, d’un petit caboteur qui était à quai, il entendit jaillir ce même rugissement qui depuis peu lui servait de diane avant l’heure. Sur le bateau, d’ailleurs, rien ne bougea, ni homme, ni cordage, et la machine semblait n’avoir de pression que ce qu’il en fallait pour faire hurler la mégère de fonte.

Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit encore, comme d’un fourneau qu’on éteint, et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint s’accouder à l’arrière.

— Holà hé, demanda poliment Jacques, quel fils de chienne de boucan faites-vous là, puisque votre raffiau est sur ses ancres ?

Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, comme pour parler bas : « Té, je vais vous dire, fit-il ; l’autre jour il est venu un monsieur, espagnol, je pense, avec une jolie bagasse ; qui m’ont donné de l’argent pour faire marcher ma sirène la nuit, tout le temps que je resterais à Alger, quand ils me le feraient dire. Même qu’ils riaient beaucoup. »

— Ah ! pensa Jacques, ah ! ils riaient !

Lui, non.


— C’est curieux, dis-je à Jacques, — car c’est lui-même qui m’avait conté cette histoire — je ne croyais pas que les petits caboteurs eussent de sirène.

— Celui-là en avait bien une, je vous assure, et qui n’était pas dans un étui ; non, pas assez dans un étui, même.

— Mais comment avez-vous eu le courage de reprendre Nane ? Je sais bien que moi...

— On reprend toujours une femme, lorsque elle vous a pris : vous êtes bon, vous, avec votre courage ! Pensez-vous que ce soit la seule sottise que j’aie faite pour Nane ?

— Au moins pourraient-elles être moins affirmées. Mais vous, vous faites vos bassesses le front haut.

— Bassesses, bassesses : vous n’en avez aucune à vous reprocher, vous ?

— Ni ne compte en avoir aucune.

— J’aime mieux ne pas me singulariser, conclut un peu sèchement Jacques, que mes remarques semblèrent avoir agacé.

Mais quand on est entre amis, n’est-ce pas pour se dire des vérités désagréables ?