Libraire d’Action canadienne-française (p. 194-201).


XXIII




LE lendemain du jour où Marthe apprit les complications survenues dans le ménage Defoye, Irène l’appela au téléphone.

— Je voudrais te voir, lui dit-elle d’une voix changée ; peux-tu venir dîner, ce soir ? Dan sera absent… nous seront seules !

— Oui, je le pourrais, mais j’ai promis d’aller au concert avec André.

— Viens tout de même ; André pourra venir te prendre ici. Nous dînerons de bonne heure et j’aurai le temps de te parler !

— Comme ça, j’irai ; à ce soir !

Anxieuse de voir son amie et inquiète de la savoir dans cette situation embarrassante, Marthe fut distraite et absorbée toute la journée et son travail de bureau lui sembla pénible et interminable.

De retour à sa pension, après avoir donné à André le message nécessaire, elle hâta sa toilette et se rendit chez Irène qui la reçut dans sa chambre.

— Comme je suis contente de t’avoir à moi seule pour quelques moments ! dit-elle en l’embrassant.

— Moi, aussi, j’en suis heureuse, dit Marthe, c’est si rare que nous soyions en tête-à-tête, toi et moi ! Dan est absent ?

— Oui… Irène hésita, puis, éclatant en sanglots : Marthe, c’est fini mon bonheur ! Il ne m’aime plus ! Il me trompe ! Je le sais !

— Tu t’exagères sans doute les choses ! dit Marthe, entourant son amie de ses deux bras, ne pleure pas ! C’est un malentendu !

— Non, non ! s’écria Irène, c’est la vérité ! Il me trompe pour Jeanne Clément. Je les ai surpris ensemble au Mont-Royal… Ciel ! Que j’ai souffert ce jour là !

— Tu les as vus, tu dis ?

— Oui… à prendre le thé dans un petit salon écarté… assis près l’un de l’autre et se parlant tout bas !

— Ils t’ont vue ?

— Dan m’a vue, je ne sais pas si Jeanne… je n’ai pas parlé ! je suis partie par un autre corridor de l’hôtel, et… la voix lui manqua…

— Pauvre chérie ! dit Marthe en l’embrassant, il faut que tu sois brave et courageuse !

— Je serai brave, dit Irène en s’essuyant les yeux, je serai forte pour lui ! ajouta-t-elle, en désignant le petit lit blanc de son bébé, descendu de la « nursery » depuis deux jours et placé dans sa chambre.

— Ça c’est parler en brave ! dit Marthe. Mais Dan ? Quelle excuse a-t-il donnée ?

— Il a d’abord nié… je me trompais… ce ne pouvait être lui… puis, me voyant bien certaine, il a dit que tous les hommes en faisaient autant… puis que je m’amusais avec Stephen… mais il a eu la décence de convenir que mon flirt à moi est inoffensif, tandis que le sien… !

— Et où est-il ce soir ?

— Sans doute auprès de Jeanne, dit amèrement Irène, mais il m’a dit qu’il dînait au club !

— Il est là, tu peux en être sûre, dit Marthe. Je le crois moins fautif que Jeanne, qui est plus âgée que lui et qui a tout fait pour l’attirer ! Je pense qu’il regrette déjà d’avoir si mal agi !

À ce moment, on annonça le dîner.

— Quel ennui ! Je ne pourrai pas te parler, à cause des domestiques ! dit Irène.

— Fais nous donc apporter à dîner ici dans ta chambre ! dit Marthe (tu es souffrante, tu es en déshabillé…) nous pourrons alors causer tranquillement jusqu’à l’arrivée d’André !

— Tu as bien raison ! Je vais donner des ordres pour cela, dit-elle en sonnant la bonne.

Les deux amies restèrent ainsi en tête-à-tête et purent causer librement.

— Vois-tu, dit Irène, il m’a fallu tout mon courage et toutes mes croyances religieuses pour ne pas tout briser et m’enfuir avec bébé ! Mais, tout briser… ce serait abîmer sa vie à lui aussi, Dan, et je l’aime, malgré tout ! Oh ! On dit bien qu’on a des idées modernes ! On parle bien de liberté mutuelle !… Ce sont des bravades… des paroles en l’air… du moins quant à moi ! Mais Dan, lui, n’a pas de religion… Il se vante de ne croire ni à Dieu ni à diable… alors, que lui importe ? Il se dit peut-être : Si elle est malheureuse, elle peut divorcer !

Marthe tressaillit :

— Tu ne voudrais pas… commença-t-elle…

— Divorcer ? intercala Irène, est-ce que ça existe pour nous, le divorce ? Je n’y ai pas songé pour une minute ! À cause du petit, je ne veux pas même une séparation… de plus, je ne reverrai plus Stephen !

— Tu ne reverras plus… tu le lui as dit ?

— Je le lui ai écrit, (il m’accompagnait, ce jour là, tu sais, au Mont-Royal)… Marthe, j’ai eu, l’autre jour, un chagrin atroce quant à Dan, mais j’ai aussi reçu une terrible leçon… et je ne veux pas que mon fils, plus tard, ait jamais à souffrir dans son amour pour sa mère !

— Irène, tu es admirable ! Je ne t’aurais jamais cru si forte ! Ah ! Dan te reviendra ! Au fond, c’est toi seule qu’il aime !

— Si je pouvais le croire ! dit la jeune femme, que c’est dur de voir crouler son bonheur ! Mais mon bébé me reste, je vivrai pour lui !

— Tu ne parleras pas de la chose aux tiens ?

— Non… à moins que les circonstances ne m’y obligent !… Pauvre petite Claire ! Je déteste son fiancé et je suis sûre qu’il ne la rendra pas heureuse ! Je vais essayer de persuader papa de retarder leur mariage, Claire est si jeune… Ah pourquoi Pierre a-t-il disparu ? Il aurait, je pense, pu empêcher bien des choses !

À ce moment on frappa à la porte :

— Monsieur Laurent est au salon, annonça la bonne.

— Comme je voudrais rester auprès de toi ! dit la jeune fille. Veux-tu que je revienne demain soir ?

— Oui, viens ! Merci, chère, tu es bonne et loyale et tu me comprends ! Dis à André que je suis souffrante… je ne puis le voir !

— Je lui dirai. Bonsoir chérie, bon courage !

Marthe alla retrouver André au salon et ils partirent ensemble pour le concert qui se donnait à la salle Windsor.

— Irène est souffrante ? dit André.

— Oui, vous comprenez toutes ces émotions l’ont bouleversée !

— Que va-t-elle faire ?

— Oh, je ne sais trop, dit Marthe avec discrétion, ça dépendra des circonstances.

Le concert fut ravissant. André et Marthe en jouirent en connaisseurs et amateurs. Lorsque ce fut terminé, la jeune fille eut un soupir de regret :

— Quel régal ! Merci André de m’avoir fait passer une telle soirée !

— Je suis heureux, dit celui-ci, que nous ayons pu être ensemble pour entendre cette musique merveilleuse ! La musique, je l’aime tellement, il me semble toujours qu’elle me rend meilleur ! Allons maintenant prendre quelque chose et trouver un coin pour causer.

Ils entrèrent à l’hôtel et choisirent une petite table dans l’embrasure d’une fenêtre.

Le jeune homme commanda des sandwiches et une bouteille de vin, alluma une cigarette et resta quelques minutes sans parler regardant fixement sa compagne assise en face de lui. Marthe se troubla sous ce regard persistant ; elle lui dit :

— Parlez-moi, André ! Vous me gênez à me regarder ainsi !

— Je vous regarde pour constater combien chacun de vos traits est fixé, sculpté dans ma pensée… si je ferme les yeux, je vois votre visage, tel qu’il est en ce moment… l’image en est parfaite ! Marthe, une heure décisive va sonner pour nous : mon divorce est au moment d’être officiel… de plus, j’ai reçu aujourd’hui une lettre qui va m’obliger de me rendre à Londres !

— Vous partez ! s’écria Marthe, d’une voix un peu changée, pour longtemps ?

— Je ne sais pas pour combien de temps, mais je ne partirai que dans une quinzaine de jours. D’ici là, j’aurai sans doute des nouvelles absolument certaines, ma liberté n’est plus qu’une question de jours… Petite aimée, me laisserez-vous partir seul ?

— Vous savez bien, pauvre ami, que ça ne dépend pas de moi ! Je ne vous ai jamais laissé croire que je passerais outre… que je prendrais un parti tellement contraire à ce que j’ai toujours cru et pratiqué !

— Non, vous ne m’avez pas donné d’illusions… mais vous en avez vous-même en croyant que pour un prétexte arriéré, vous auriez la cruauté de sacrifier un amour comme le mien… car vous m’aimez, Marthe ! Dites-le donc à la fin !

— André, je crois que je vous aime, dit Marthe sérieusement, mais je ne suis pas sûre de mon propre cœur… puis, je ne puis épouser un divorcé, je ne serais plus catholique !

— Pour quelques mois ! La grosse affaire ! Ils passeront vite ces mois, et ensuite…

— Ensuite, je serais aussi peu catholique qu’avant, parce que j’aurais agi contre les lois de l’église !

— Bah ! Une petite confession et tout sera arrangé… d’ailleurs, mon amour ne vous suffira-t-il pas ? Si vous saviez combien il est ardent !

— Je vous crois, mon ami, mais ne me faites plus de peine ! Et dans ces deux petites semaines qui nous restent mettons autant de bonheur et de beaux souvenirs que possible !

Ils causèrent longtemps. Le départ prochain d’André, son divorce, les malheurs domestiques des Defoye, le fiancé de Claire St-Georges qui semblait si peu populaire depuis son arrivée au Canada, tous ces sujets d’intérêt immédiat furent discutés dans leur long entretien. Mais André revenait toujours à la charge, essayant de persuader la jeune fille de l’insanité de sa décision.

Lorsque Marthe se retrouva dans sa petite chambre de pension, elle n’avait pas fléchi dans son refus, mais elle se sentait triste, énervée, frémissante… papa… maman… me voyez-vous ? demanda-t-elle mentalement… puis, presqu’à demi-voix : Jacques, viens me protéger contre moi-même… Noël, grand ami, au secours ! Mais une révolte inavouée contre cette foi qui l’empêchait de prendre tout le luxe et le bien-être que pourrait lui donner André, lui fit omettre sa prière habituelle. Un frisson la secoua toute et elle s’endormit d’un sommeil fiévreux et agité.