Libraire d’Action canadienne-française (p. 202-209).


XXIV




COMME en réponse à son appel de la veille, le courrier du lendemain apporta à Marthe une lettre de Jacques et une de Noël.

Jacques semblait bien joyeux et de plus en plus satisfait de son poste à Rexville. Cependant, il se plaignait d’avoir depuis quelque temps de fréquents maux de tête. « Ça revient tous les soirs vers la même heure, écrivait-il, je prends de l’aspirine et ça finit par se passer. Si ça dure trop longtemps je demanderai à Noël de m’envoyer quelque chose. »

— Pauvre Jacquot ! se dit Marthe. J’espère que ces maux de tête ne présagent rien de grave ! Il a peut-être pris froid… Je vais envoyer sa lettre à Noël, qui saura sans doute ce qu’il lui faut. Voyons ce qu’il me dit, ce bon ami, se dit-elle, en décachetant la lettre timbrée de Bellerive.

— Vous ne m’écrivez pas, ma chère Marthe, sauf de pauvres petites postales qui ne disent rien… sauf que vous m’avez donné une pensée ; et je vous en suis reconnaissant… mais mon affection ne se contente pas de ces bribes, surtout lorsque je suis inquiet, et quoique vous ne m’ayez rien dit, je devine que vous avez des ennuis et je voudrais tant ne pas vous être inutile ! S’il m’est impossible de vous les enlever ces ennuis, je voudrais du moins vous faire comprendre combien je vous suis dévoué… complètement… toujours… et quoi qu’il arrive !

Comme je vous le disais, votre visite a causé une grande joie à votre vieille Marcelline et elle ne se lasse pas d’en parler. J’ai vu notre ami, le curé Sylvestre et il s’est informé de vous avec beaucoup d’intérêt. Dites-moi, Marthe, y a-t-il de par le monde un jugement plus droit et plus sûr que le sien ? Plus je le connais plus j’admire la sagesse et la grande envergure de ses idées. Je vais assez souvent causer avec lui, le soir, au presbytère.

Je suis sans nouvelles de Jacques et je me demande ce qu’il devient.

Puissent ces lignes que je vous adresse vous donner de nouveau l’assurance de mon profond attachement et de mon grand désir de vous voir heureuse… heureuse d’un bonheur vrai, tel que vous le méritez et tel que vous aurez un jour, j’en suis convaincu. Votre bonheur ? N’est-ce pas ce que je désire le plus au monde ? Nous avons souvent causé jadis de rêves d’avenir, d’ambitions, de projets, de buts dans la vie… eh bien, pour moi, l’un de ces buts, le plus cher et le plus tenace… c’est votre bonheur.

Je vous écris ceci, ma petite Marthe, à cause de la révolte contre la destinée que j’ai lue dans vos yeux lorsque vous avez quitté Bellerive, il y a si peu de temps et je veux que vous sentiez que vous avez en moi un appui, un soutien, qui ne vous manquera jamais… advienne que pourra !

Croyez, chère amie de toujours, à ma fidèle affection.

Noël.


— Quel cœur que celui-là ! se dit la jeune fille en finissant la lettre. Je vais lui écrire dès aujourd’hui et lui envoyer la lettre de Jacques.

Ce jour là, avant de quitter le bureau pour aller déjeuner à un restaurant voisin, elle prit le temps d’adresser quelques lignes à Noël.

« Merci, cher ami, écrivait-elle, de tout ce que me dit votre lettre et c’est pour moi une chose inappréciable que de vous savoir si fidèlement attaché à notre vieille amitié. Cette affection mutuelle ne nous est-elle pas presque sacrée ? Ne sommes-nous pas amis depuis notre toute petite enfance, ne sommes-nous pas « des pays » et surtout n’avons-nous pas, dans des circonstances inoubliables, pleuré les mêmes larmes ?

Un autre point de sympathie c’est notre commune affection pour Jacques et à ce sujet, je vous inclus sa dernière lettre, reçue ce matin en même temps que la vôtre. Ces maux de tête dont il parle, ce n’est rien de sérieux, n’est-ce pas ?

Je suis énervée et ennuyée aujourd’hui par des circonstances auxquelles je suis étrangère, mais dont je subis le contre-coup. Quand donc en aurai-je fini avec ce bureau de malheur ?… Pardonnez le décousu de cette épitre écrite au galop et dites à Nini que je retournerai la voir prochainement.

Je vous envie, Noël, d’être en dehors de tant de complications !

Merci encore de vos bonnes paroles et de votre fidèle amitié.

Marthe. »


Il semblait que les ennuis existant au Laboratoire Chimique à la suite de certaines erreurs ou irrégularités fussent loin d’être disparus. Aussi, une atmosphère de méfiance régnait parmi le personnel, les chefs étant plus exigeants et les employés mal à l’aise.

L’inquiétude concernait surtout les jeunes filles, les erreurs étant venues en partie de deux d’entre elles, et on disait qu’il s’agirait bientôt de changer tout le personnel féminin de l’établissement.

Monsieur Lafleur, déjà irritable et nerveux, le devint davantage. Marthe s’en apercevait mais ne laissait rien voir. Certaines employées, jalouses de la mise élégante de la sténo du patron et de sa distinction si réelle, faisaient, à son passage dans le grand bureau des remarques désobligeantes, mais Marthe ne s’arrêtait pas pour répondre à ces sottises, elle se hâtait de gagner le vestiaire, puis le bureau du chef où elle avait son petit coin réservé et tranquille.

Sa lettre finie, Marthe alla déjeuner, déposa sa missive dans la boîte postale et retourna au bureau comme d’habitude.

Dans le vestiaire, une jeune fille lui dit :

— Qu’est-ce donc que vous donnez au patron pour qu’il vous garde dans son bureau et qu’il ne vous menace pas, comme nous, d’un prochain renvoi ?

Marthe, stupéfaite, ne répondit pas et une autre intervint :

— Ne cherchez pas, ma chère ; mademoiselle a toutes les faveurs… mademoiselle a été à Paris… elle a appris bien des choses… elle paie sans doute en nature !

Marthe Beauvais sentit son sang bouillir à cette insulte gratuite. Elle se contrôla, cependant et dit froidement :

— Vous êtes méchantes et grossières, je ne prendrai pas la peine de vous répondre !

Elle fila vivement vers le bureau du monsieur Lafleur et s’installa derrière son paravent, le cœur battant d’indignation.

Elle passa la soirée de ce jour là avec Irène, qui paraissait calme et résignée mais infiniment triste.

Le petit Dan s’étant réveillé, la maman se le fit apporter au salon.

Quel délicieux bébé, ce poupon de quinze mois, rose et potelé, riant et gazouillant continuellement, toujours de bonne humeur.

La jeune fille s’amusa à le promener et à le faire rire, lui prodiguant caresses et baisers.

— Quel amour ! dit-elle en le remettant dans les bras d’Irène ; je l’adore ton petit Dan !

— Cher petit ! Oui, je sais que tu l’aimes ! Si tu savais, Marthe, ce que c’est d’avoir un trésor comme celui-là ! Ça donne tous les courages ! Mais tu verras, plus tard, quand ton tour viendra ! Vois-tu, avec un petit comme ça on fait des plans… je me dis que l’an prochain j’aurai pour lui un arbre de Noël, même cette année, je vais suspendre sa petite chaussette à la cheminée… Quand il pourra marcher sans fatigue je le sortirai avec moi… je l’amènerai voir le petit Jésus de la crèche et il ouvrira bien grands ses yeux bleus dans son étonnement de voir le gros bœuf et les petits moutons… puis, il apprendra ses lettres… sur de gros blocs…

— Il grandira vite, dit Marthe.

— Oui, continua la jeune maman, en caressant la tête blonde du petit Dan, le jour viendra où il fera sa première communion ! Marthe ! pense donc ! Aller communier près de son petit enfant ! Comme on voudrait se sentir pure et bonne pour cela ! Vois-tu, depuis que Dan me fait souffrir, je me suis réfugiée dans mon bonheur de maman ! Tu sais que je suis mondaine, j’aime le plaisir, la danse et même un grain de folie, parfois… mais la véritable Irène, c’est celle que tu vois ce soir et qui s’est retrouvée en gardant son petit ange dans ses bras !

Marthe lui pressa affectueusement la main et regardant le bébé qui dormait sur les genoux de sa mère, elle dit avec un soupir :

— Qui sait si je le connaîtrai jamais, ce bonheur ? La vie est si décevante parfois ! Laisse-moi aller remettre le cher mignon dans son dodo, veux-tu ?

— Comme tu voudras, chère. Il est lourd, n’est-ce pas ? dit-elle fièrement, tandis que Marthe prenait dans ses bras le poupon endormi.

En le déposant dans son petit lit blanc, la jeune fille songea aux paroles de son amie et elle se dit : Si j’épousais André, j’aurais sans doute un enfant… est-ce que je pourrais en avoir le même bonheur qu’Irène ?… Elle se pencha sur le bébé et l’embrassa en murmurant :

— Oh petit Dan, petit Dan ! Je tremble… et deux larmes tombèrent sur la dentelle de l’oreiller.