Libraire d’Action canadienne-française (p. 185-193).


XXII




DANS une région lointaine de l’ouest canadien, un homme surveillait une équipe de travailleurs dans un chantier de bois.

Malgré un léger défaut dans sa démarche, son physique vigoureux et sa haute taille dénotaient la santé et la force, et sa mâle figure, bronzée par le soleil et le grand air, annonçait la jeunesse, bien que ses cheveux fussent presque complètement gris.

On l’appelait Pierre Smith, et il surveillait les chantiers de la Liberty Lumber Company.

Il faisait déjà sombre par cette fin d’après-midi de novembre et le travail finissait. Pierre donna quelques instructions à ses chefs d’équipe pour le travail du lendemain et prit la direction du camp, où il occupait, avec un jeune canadien de Toronto, un petit bungalow à quelques pas de la grande hutte qui servait d’abri aux bûcherons.

Le chemin traversait une forêt qui faisait partie des vastes limites de cette puissante compagnie. Pierre marchait lestement, foulant aux pieds les feuilles mortes. Il n’en restait plus dans les arbres dénudés, mais quelques-unes tourbillonnaient encore, soulevées de terre et balayées par les rafales du vent d’automne. Dans l’air presque glacé, on sentait comme un présage de neige.

— Quand donc, se disait le marcheur, cette saison va-t-elle cesser de m’être pénible ? Jamais, sans doute ! Je voudrais bien pouvoir oublier… pouvoir dire, avec le poète :

« Le mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un rêve »…

En lisant, hier soir, les vers de Musset qui commencent ainsi, je me suis dit que Musset avait vécu dans un autre temps… Ses grandes pensées, si belles à lire, ne peuvent plus nous satisfaire « le mal dont j’ai souffert » il est vivant, tenace ! C’est ce mal qui a fait de moi un homme amer, désabusé, ce mal qui a ridé mon front et blanchi ma chevelure… moi qui n’ai que trente ans ! Pourquoi n’ai-je pas pu faire la guerre ? Une balle allemande eut été infiniment moins cruelle que les blessures de l’injustice !

Tout en monologuant ainsi, Pierre continuait sa route ; bientôt il atteignit la maisonnette de bois rond, où il entra rapidement.

— Hello Smith ! interpella en anglais, une voix enjouée. Je vous ai devancé ce soir. Je suis ici depuis une demi-heure… Veinard que vous êtes ! Le feu flambe et le bungalow se réchauffe !

— Jimmy n’avait pas allumé ?

— Non, l’animal, il a si peu de mémoire ! Et il faisait un froid ici !… Pour ne pas se faire « laver la tête par le boss » comme il dit, il nous prépare un bon souper chaud !

Cette maison de camp se composait d’une seule pièce, finie en bois huilé. Une odeur résineuse provenant de la proximité des sapins en parfumait l’atmosphère. Un bon feu pétillait dans la cheminée au-dessus de laquelle on voyait une tête de chevreuil et des bois d’orignal, trophées de chasse des occupants. Deux canapés-lits recouverts de grosses couvertes à rayures rouges et noires, quelques chaises rustiques, une table chargée de livres et de journaux, formaient l’ameublement de la maison. Des petites fenêtres sans rideaux, quelques gravures découpées dans les journaux illustrés, et fixés au mur, dans un coin, deux fusils de chasse, et devant l’âtre une peau du buffle jetée sur le plancher de bois.

Dick Chambers, qui occupait avec Pierre la petite cabane de camp, était un anglo-canadien. Grand, musclé, blond, la figure franche et ouverte et des yeux bleus, rieurs, le jeune ingénieur-forestier annonçait la bonhomie et la gaieté ; une petite moustache blonde ombrageait sa lèvre et mûrissait un peu le trop jeune de sa physionomie. Pierre et lui se lièrent d’un franche amitié et devinrent d’excellents camarades.

Cette vie dans les bois, ce contact journalier avec la saine existence des travailleurs, cette intimité du bungalow, rapprochèrent ces deux hommes à mentalité pourtant si différente.

Pierre appréciait chez Dick cette droiture de caractère, cette franche gaieté, cette discrétion de manières et de langage tous ces caractéristiques certains du véritable gentleman qu’était ce jeune anglais. L’amitié que Dick portait à son camarade se complétait d’une admiration sincère pour sa force et ses capacités. Tous deux ayant fait de bonnes études, tous deux aimant la lecture, ils se plaisaient le soir à lire et à causer de sujets intéressants.

Ce soir de novembre, ils veillèrent assez tard sous le reflet de la lampe de pétrole et dans la bonne chaleur du feu de bois.

Pierre installé dans un des fauteuils de paille, lisait en fumant des cigarettes ; Dick, assis près de la table, écrivait tout en fumant sa pipe. Lorsqu’il eut mis sous enveloppe plusieurs lettres, il alla s’asseoir près de Pierre.

— Jimmy ira au bureau de poste, demain, dit-il. Vous n’avez pas de lettres ?

— Non. Mon rapport à la compagnie est parti par le dernier courrier, il y a trois jours.

— Savez-vous, Pierre, dit Dick, je m’étonne toujours de ne pas vous voir écrire des lettres personnelles !

— Vous, Dick, vous écrivez à votre mère… à votre fiancée… C’est différent !

— Et vous ? Vous n’écrivez jamais à votre famille ?

— Je n’ai pas de famille dit Pierre d’une voix sourde, je suis seul !

— Seul ? Pourtant vous êtes jeune, malgré vos cheveux gris ! Je ne veux pas être indiscret, mais je vous vois triste… si vous me parliez un peu de votre vie, est-ce que ça ne vous ferait pas du bien ?

— Non ! ça me ferait mal ! La vie est injuste ! La famille est injuste ! Tout est faux et vide… sauf la vie des bois et l’amitié d’un bon type comme vous, Dick !

— Comme vous voudrez, mon vieux, je n’insiste pas… je vous voyais sombre, et ça soulage parfois de parler ! Mais il est tard, je me couche !

— Moi aussi, dit Pierre. Quel bienfait que le sommeil qui amène l’oubli !

— Profitons-en de ce bienfait, dit Dick. « Let’s turn in ! »

Une demi-heure plus tard les deux jeunes gens se couchaient. Dick s’endormit tout de suite, mais le sommeil ne venait pas à Pierre… alors il se leva, alluma la lampe, mit une bûche sur le feu et ouvrant un petit porte-manteau, il en sortit une lettre. Il alluma une cigarette, s’installa près de la cheminée et se mit à lire :

« Depuis trois mois, mon bon Pierre, vous me laissez presque sans nouvelles. Je sais que vous êtes très occupé tout le jour, mais le soir, dans la tranquillité si grande de la vie des bois, pourquoi ne venez-vous pas me parler, passer avec moi un bout de soirée et m’ouvrir un peu ce cœur droit et fier qui est le vôtre ?

Vos deux petits billets (style télégraphique) m’ont cependant appris où vous êtes actuellement, mais en cas de changement, je vous adresse aux soins de la compagnie.

À un récent voyage à Québec, j’ai rencontré votre père, de passage là par affaires. Je lui ai donné la main… Il a vieilli, Pierre, et il y a dans son regard, une tristesse profonde.

— Tiens, bonjour, Paul, lui ai-je dit, ça va bien ?

— Pas mal, merci.

— Et votre famille ?

— Bien, bien… puis, souriant : me voilà grand’père, vous savez !

— Félicitations ! Un fils ?

— Oui, un petit-fils né en juin, enfant de ma fille madame Defoye… Puis, soucieux : je suis toujours sans nouvelles de Pierre, le saviez-vous ?

— J’ai fait un geste d’assentiment.

— Je commence à désespérer, et ça me mine ! continua-t-il tristement. Pauvre enfant ! Vit-il encore ? Où est-il ? Hélas ! Dieu sait que j’ai été injuste envers lui, mais j’ai tellement souffert depuis, qu’il me semble que j’ai vieilli de vingt ans !… Mais je vous retiens, l’abbé, vous êtes pressé ?

— Un peu, ai-je répondu. Prenez courage mon ami, Dieu permettra, j’en suis convaincu que votre fils vous revienne ! Et lui serrant de nouveau la main, je le quittai à la hâte.

Pierre, ses cheveux sont blancs comme la neige, et malgré son activité naturelle sa démarche annonce la vieillesse… Persisterez-vous encore longtemps dans cet exil volontaire et ce silence ? À cause de la fierté d’une conscience sans reproche vous avez été atrocement blessé, il y a cinq ans, par l’attitude de vos parents, par leurs doutes au sujet de la malheureuse affaire… vous avez été un peu comme les grands arbres dont je viens de lire l’éloge dans un fragment de poésie, due à la plume d’un compatriote. Je l’ai découpé dans un journal et je vous l’envoie. Lisez, Pierre et voyez s’il a raison. »

Pierre prit la petite découpure et lut les vers suivants :

« Les grands arbres du parc, où me guida l’ennui
Par ce maussade et terne après-midi d’automne,
Ressemblent aux puissants, que la foule abandonne
Sans pitié ni remords, quand le succès les fuit.

Plus de couples rêveurs, que l’amour alanguit !
Plus d’oiseaux, plus d’enfants, jouant près de leur bonne…
Depuis qu’ils ont perdu leur verte couronne,
Les grands arbres sont seuls, le jour comme la nuit.

Mais malgré l’abandon des hommes et des ailes,
Et les durs quolibets des vents, qui les harcèlent,
Ils sont tous restés droits, comme aux beaux jours d’été !

Lorsque l’adversité nous adopte pour cibles,
Sachons donc, à l’instar des arbres impassibles,
Demeurer le front haut, avec sérénité. »

L. M.


« Belle pensée, n’est-ce pas, Pierre, que celle de ce poëte canadien ! Et dans votre fierté blessée, vous avez été, sauf un moment de découragement, droit comme nos grands arbres… mais il ne faudra pas avoir leur rigidité !… N’est-ce pas que vous me délierez bientôt de cette promesse de silence ? N’est-ce pas que vous me permettrez de dire à vos parents que vous vivez, que vous avez un bel avenir devant vous, grâce à vos talents, à votre probité, et que la carrière que vous avez embrassée vous a apporté le calme, le bien-être, sinon l’oubli !

Au revoir, Pierre, mon enfant. Que Dieu vous protège et vous bénisse.

Votre vieil ami,
François Sylvestre, ptre. »

Pierre remit les feuillets dans leur enveloppe. — Ah non, se disait-il, je ne veux pas qu’on sache où je suis ! Pierre Smith, quoique seul, est moins triste que ne le serait Pierre St-Georges, sur qui plane un soupçon de crime ! — et s’asseyant à la table, il traça rapidement les lignes suivantes :

« Mon cher protecteur et ami, Merci de votre bonne lettre. Non, je ne veux pas parler ! Je reste Pierre Smith jusqu’au jour où le coupable sera connu… si ce jour arrive jamais ! Je vous connais assez pour savoir que vous direz pour moi bien des oremus à cette intention ! En attendant, je reste avec les grands arbres de nos forêts qui ressemblent à ceux des parcs, dont votre poëte a si bien vanté la fierté !

Je suis très occupé, ma santé est excellente et mon humeur pas trop morose malgré tout !

Je pense souvent à la charmante Geneviève Aumont et je me demande ce qu’elle est devenue ? Si elle est encore à Rexville ? Si elle est mariée ? Je vous ai dit, n’est-ce pas, comme elle fut crâne, franche et loyale dans son témoignage à l’enquête.

Merci encore, cher ami. Vous m’avez sauvé de moi-même, il y a cinq ans, et votre intérêt paternel qui ne se démentit pas, me touche infiniment. C’est dire que vous avez toute ma reconnaissance et mon filial attachement.

Du fond de mon chantier de bois, je vous envoie le meilleur souvenir du véritable Pierre. »