Libraire d’Action canadienne-française (p. 131-139).


XV




LE matin du samedi où Marthe devait dîner chez les Defoye, elle reçut de Bellerive une lettre de l’abbé Sylvestre, lui disant que sa bonne Marcelline venait d’être bien malade et parlait souvent de son grand désir de la revoir.

Marthe s’émut à la pensée de la maladie de cette fidèle servante de sa famille et après s’être informée de l’heure des trains, elle résolut de partir ce jour là par le premier convoi pour revenir le dimanche soir. Elle appela Irène au téléphone et le lui dit.

— Et mon dîner, ce soir ? dit celle-ci.

— Remplace-moi par Claire. Tu comprends, je ne puis abandonner ma pauvre Nini.

— Je comprends, fit Irène. Mais si je te remplace par Claire, il va falloir avoir Luigi et canceller André !

— Ou bien laisser Luigi de côté pour cette fois ! suggéra Marthe.

— Je dirai à maman d’en avoir soin, reprit Irène, il ne s’en plaindra pas ! J’aime bien mieux André que lui !

— Alors, à lundi ! Veux-tu expliquer mon départ à André ?

— Sans faute !

— Merci. Le petit Dan va bien ?

— Très bien, merci, le petit Dan et le grand !

— Tant mieux, au revoir !

Marthe mit les quelques petites choses qu’elle apportait dans un nécessaire de voyage, et vingt minutes plus tard, un taxi la déposait gare Bonaventure.

La jeune fille retournait pour la première fois à Bellerive depuis son départ avec Jacques de la maison de ses parents. Ce fut avec une émotion véritable qu’elle revit le cadre familier de ce paysage de septembre, entrevu, la dernière fois à travers ses larmes… le clocher de la petite église se détachant sur l’horizon, les maisonnettes blanches, les champs de grain doré, les pommiers couverts de fruits, les jardins riches de légumes et de fleurs d’automne ; la jolie rivière qui coulait au milieu de la vallée fertile, semblant presque trop petite pour le gros pont de fer qui la traversait… et dans le lointain, les collines vertes et les grands bois sombres dont la gelée allait bientôt rougir la verdure…

Personne ne l’attendait lorqu’elle descendit du train sur la plateforme de la petite gare.

— Voiture, mam’zelle ? Elle se retourna :

— Tiens, bonjour Ti-Jos ! Comme te voilà grand ! Me reconnais-tu ?

— Oui, mam’zelle Marthe. Vous avez changé à plein, vous itou !

— Tu trouves ? Quel âge as-tu maintenant ?

— J’ai seize ans, mam’zelle.

— Et tu mènes la voiture pour ton père ?

— On a un auto à c’t’heure. J’su’s chauffeur. L’père est souvent malade.

— Et ta mère, tes sœurs ?

— Sa mère est gaillarde, les grand’filles sont engagées dans les factries, mais Marie va venir s’promener ben vite.

— Vas-tu encore aux fraises, Ti-Jos ?

— Non. À c’t’heure j’ai pas l’temps, mais les p’tites y vont encore ! Ousse que vous allez, mam’zelle ?

— Chez Marcelline Lambert, tu sais où ?

— Oui, aras l’église. Alle est ben chétive qu’on dit, ajouta le jeune chauffeur en s’installant au volant.

L’auto partit. Marthe ne pouvait plus parler… elle allait passer devant la maison paternelle… La propriété vendue, il fut possible de payer la solde des dettes, mais rien ne resta pour les enfants du docteur Beauvais. Marthe ne demanda pas de détails. Le nom de l’acquéreur qu’elle lut dans l’acte de vente ne lui disait rien.

Le village de Bellerive parut clair et riant aux yeux de la fille du médecin lorsqu’elle le revit ainsi après deux ans d’absence. Quand l’auto passa devant le vieux home de son enfance elle regarda, étonnée, le cœur gros… La maison semblait fermée, mais la propriété entretenue, en bon ordre… rien n’y paraissait changé…

— Qui reste là maintenant ? questionna-t-elle.

— Personne, dit le chauffeur sans se retourner, c’est barré !

L’auto traversa le pont et s’arrêta bientôt. Ti-Jos reçut avec un sourire content les pièces que lui tendait Marthe et lui indiqua une petite maison à deux pas.

Marthe frappa et entra. Une femme pâle et maigre, à cheveux gris lissés en bandeaux, se berçait doucement dans une grande chaise près d’un ancien poële à deux ponts qui chauffait la pièce.

Elle leva les yeux… Marthe la regarda et sourit…

— Jour du ciel ! Si c’est pas mam’zelle Marthe, c’t’enfant, que j’su’s donc contente d’là voir ! s’écria Marcelline tout d’une haleine, tandis que Marthe se jetait dans ses bras et l’embrassait avec affection. — Otez vite vot’  chapeau, continua-t-elle, que j’vous voye comme y faut ! — et comme Marthe se décoiffait : — Ben, ma foé, que vous v’la belle à demeure !

— Et toi, Nini, es-tu mieux, toujours ?

— Oui, j’su’s mieux, mais pas forte à plein. J’ai été près d’avoir une pomonie, mais l’docteur m’a ben soignée !

— Noël ?

— Oui. Y sait-y vot’arrivée ?

— Non, personne ne le sait. Je m’ennuyais de toi et je voulais te voir ! dit Marthe, ne voulant pas l’effrayer en lui parlant de la lettre du curé ?

— M’sieur Jacques est pas venu ?

— Non. Jacques, tu sais, est dans une banque. Il n’est plus à Montréal. Il est loin d’ici, à une place appelée Rexville.

— J’m r’mets à c’t’heure, l’docteur m’a dit qu’y avait lu ça su une lett’. Mais vous devez et’e fatiguée de vot’ voyage ?

— Un peu… est-ce que tu pourrais me garder ici pour une nuit ?

— C’est pas ben riche mais j’ai une p’tite chamb’e prop’e, si vous trouvez que ça peut faire ? C’est pas beau comme cheu vous ni « swell » comme à Mo’tréal ! V’nez voir !

Elle se leva lentement et ouvrit une porte. Marthe vit une petite chambre avec une couchette en bois recouverte d’un couvre-pieds à carreaux de couleurs diverses, une chaise de paille, et un petit lave-mains avec un bassin de granit. Une catalogne rayée ornait le plancher. Un court rideau de coton blanc, bien empesé, masquait la toute petite fenêtre. Un rameau de sapin séché, fixé au mur, surmontait un petit miroir à cadre de bois, où Marthe se vit avec une figure drôle et longue. Marcelline essuya le miroir avec un coin de son tablier pour y enlever une poussière imaginaire… tout reluisait de propreté.

— Je serai bien, bien, ici, Nini et je suis contente de rester chez toi ! Ça ne te fatiguera pas ?

— Ben mé ! Moé qui su’s contente à plein ! J’vas vous faire des bonnes crêpes pour souper, pareilles à ceusses que vous aimiez en premier !

Pour Marcelline, les choses du passé, c’était invariablement « en premier ». Marthe défit alors son petit bagage et sortit pour sa bonne une grand châle de laine, un fichu de soie grise et un chapelet à grains blancs. Marcelline, surprise et contente, ne se lassait pas de les admirer.

— Je t’ai rapporté ça de mon grand voyage, dit la jeune fille. Le chapelet a été béni par notre Saint Père le pape !

Lorsque Marthe eut un peu rafraîchi sa toilette, elle sortit pour se rendre au cimetière et à l’église.

Le cimetière de Bellerive ressemblait à la plupart des autres cimetières de campagne. Marqué au centre d’une grande croix noire et entouré d’une palissade de bois blanchi. On y entrait par de grandes portes-barrières peintes en noir ; des allées assez bien entretenues, bordées de petits lots, les uns cultivés, les autres à l’abandon, quelques uns avec une croix de granit ou un monument, d’autres ornés d’une simple croix de pensées ou d’un carré de géraniums.

Dans le montant reçu pour la vente de la propriété, on put garder de quoi marquer d’une pierre tombale le lieu de repos des parents de Jacques et Marthe. Cette dernière connaissait l’endroit pour être venue y prier plusieurs fois avant son départ pour Montréal. Au tournant d’une allée, elle reconnut le petit enclos… elle lut l’inscription sur la pierre :


« Henri Beauvais de Choiseul M. D., 52 ans.

Madeleine Cartier, son épouse, 46 ans.
Août 1924

R. I. P. »


Elle se mit à genoux. Pauvres parents, se disait-elle, à travers ses larmes, pouvaient-ils la voir, la protéger ? Elle, si seule pour lutter contre la vie, contre la tentation des richesses, contre son propre cœur…

Après avoir prié, elle examina le terrain et le vit bien soigné et ratissé, et elle découvrit, près de la pierre, une gerbe de fleurs fraiches….

Quittant le cimetière, elle se rendit à l’église où elle entra. Là, son enfance se dressa devant elle. Que de fois, toute petite, elle y venait avec sa mère, et plus tard pendant ses vacances elle y entrait souvent. Elle se revoyait avec son père, à la messe du dimanche, le docteur droit, correct et priant sans ostentation… Quels catholiques ils furent toujours lui et sa mère ! Jacques restait croyant comme eux et quelle sauvegarde pour lui ! Dans le groupe d’amis qu’elle fréquentait, elle ne retrouvait pas cette foi, quoique la plupart fussent des catholiques. Irène seule lui semblait très sincère dans ses convictions religieuses.

Lorsque la jeune fille sortit de l’église, sa prière ou plutôt son ressouvenir du passé la remuait profondément… En esprit, elle revoyait les chers disparus guidant ses pas d’enfant vers ce même sanctuaire et s’agenouillant auprès d’elle pour prier…

Marthe arrêta ensuite au presbytère où le curé lui fit un accueil affectueux et paternel. Il voulut la retenir à souper, mais elle craignait de blesser Marcelline qui l’attendait.

— Je l’ai trouvée bien vieillie et très faible ! dit-elle au curé.

— Oui, la pauvre ! Noël la trouve malade ! Parlant de Noël, l’avez-vous vu ?

— Non, pas encore… monsieur le curé, puis-je lui téléphoner ?

— Sans doute ! Ici, tiens, dans le passage… je vais l’appeler ! « Allô… le docteur Lefranc est-il là ?… Oui… S’il vous plait… » Parlez-lui, le voici ! dit-il à Marthe en lui donnant l’acoustique.

— Docteur Lefranc ?… Bonjour Noël !… Vous ne savez pas qui… Mais oui, c’est moi… chez Nini… Non, je vous parle du presbytère… Oui, vous pourrez venir ce soir… Pas les heures de Paris… Très bien, oui, merci… À ce soir alors !

— Il va venir me voir chez Marcelline ce soir, dit Marthe au curé. Ce bon Noël ! Je ne l’ai vu qu’une fois depuis son retour d’Europe.

— Il paraît très satisfait de s’être établi ici ; il a déjà une belle clientèle, dit celui-ci, et il se monte, peu à peu une bonne bibliothèque… c’est un chercheur !

— Il y a beaucoup étudié à Paris… Oh, monsieur le curé, quel voyage ravissant j’ai fait l’an dernier ! Ce que je vous en ai écrit ce n’est rien, rien auprès de la réalité !

— Il faudra venir m’en parler, chère enfant. Je veux aussi vous parler de Jacques. Nous restez-vous quelques jours ?

— Non, je pars demain soir… à cause de mon bureau ! ajouta-t-elle avec un soupir.

— Alors venez dîner au presbytère demain midi, et ensuite je vous amène dans mon bureau pour une bonne longue causerie !

— Je viendrai avec plaisir, monsieur le curé. Depuis si longtemps… depuis les terribles jours d’il y a deux ans, je vous ai si peu vu !

— Alors, à demain ma petite, dit-il, en la reconduisant à la porte.