Libraire d’Action canadienne-française (p. 124-130).


XIV




LE jour où Marthe reprit le chemin de son bureau, la vie ne lui semblait pas réelle ! Les trois derniers mois étaient si vivants que le présent ne pouvait être qu’un vilain cauchemar dont elle se réveillerait bientôt… mais les semaines passèrent… les mois… il lui fallut bien admettre la malheureuse réalité !

Cette monotonie des jours de travail, ces froissements inévitables, ces petites jalousies mesquines, ces regards avides et impertinents qui la suivaient plus fréquemment encore qu’auparavant depuis son retour, à cause de sa mise élégante et d’un petit quelque chose de parisien, rehaussant davantage la grâce de sa démarche un peu fière… elle ressentait de tout cela un peu d’amertume, d’ennui… de découragement, même… Personne cependant, ne l’entendit se plaindre, mais une page de son journal révélait parfois ses souffrances morales…

« Sauf mes soirées où je me retrouve moi-même, écrivait-elle un jour, ma vie depuis des mois, quel désert ! Les jours gris et ternes, sans perspective différente, en sont bien le sable uniforme et blafard que l’on aperçoit à perte de vue !… Les petites envolées de fin de semaine, les sorties spécialement belles, ce sont les oasis où l’on se repose du sable brûlant… Les sources rafraîchissantes sont les marques d’amitié… une parole réconfortante… ou une lettre que le facteur apporte le matin et que l’on garde toute la journée dans sa sacoche… Le mirage, c’est l’espérance de jours plus fortunés, mirage qui nous leurre chaque jour davantage, et malgré soi on se prend à voir sous de belles couleurs, un avenir incertain… Les manques d’égards, les impatiences, les accès d’humeur où déteint si vite le manque d’éducation… tout cela c’est le simoun… le sirocco du désert, qui donne des désespoirs insensés et de folles idées de délivrance… »

Ainsi parlait parfois le journal de Marthe, mais sa vaillante jeunesse reprenait vite le dessus et elle se retrouvait le lendemain, pleine de courage et de vivacité.

Marthe devenait moins pieuse qu’autrefois. Bien qu’elle ne négligeât pas ses devoirs essentiels, elle ne faisait rien au-delà. Ses occupations prenaient toutes ses journées, le soir… il fallait bien vivre un peu… et les semaines passaient si vite ! « Il me semble, écrivait-elle un jour à l’abbé Sylvestre, que je n’ai plus le temps de faire ma religion ! »

Pourtant, la pauvre enfant allait avoir plus que jamais besoin d’une force que l’on ne peut puiser que là-haut !

André lui écrivait assez souvent. Ses lettres, pleines de son sentiment pour elle, mettaient un peu de couleur dans sa vie journalière, si grise, si peu intéressante. Il lui parlait comme à une fiancée et bien que, dans ces réponses à elle, il y eut toujours la même objection, à cause de son divorce, il ne paraissait pas en tenir compte. Néanmoins les desseins de Marthe là-dessus semblaient bien arrêtés : le divorce ne changerait rien à la situation ! Mais aux jours de découragement, ces lettres où se lisait un amour si sincère et si ardent infiltraient dans son cœur un poison subtil et délicieux dont l’effet ne pouvait être sans danger…

Dans sa dernière lettre, André annonçait son retour au pays.

Marthe demeurait seule, maintenant à la pension Martin, Jacques ayant été transféré comme comptable à la succursale de la banque à Rexville.

Lorsque, heureux de cette promotion, Jacques vint annoncer la chose à monsieur St-Georges, celui-ci devint pâle et nerveux :

— Jacques, mon garçon, dit-il, tu as amplement justifié le bien que j’attendais de toi. Si tu crois que c’est à ma recommandation que tu dois d’avoir réussi aujourd’hui, j’en suis très content. Tu me vois ce soir un peu énervé… c’est que le nom de Rexville me cause toujours un douloureux émoi…

Jacques restait sans parler, un peu intimidé d’avoir, comme il se disait à lui-même, fait une « gaffe »…

— Je vais te parler confidentiellement, continua le banquier ; assieds-toi et écoute bien ce que je vais te dire !

Jacques s’assit, se demandant ce qu’il allait apprendre.

— As-tu entendu dire que j’avais un fils ? demanda monsieur St-Georges.

— Oui, on me l’a dit.

— Est-ce qu’on t’a dit la cause de son absence ? Réponds-moi sans détour !

— On m’a dit qu’il quitta la banque à la suite d’un vol considérable là où il se trouvait en charge. J’ignorais que ce fut à Rexville. On m’a dit que rien ne fut prouvé contre lui : c’est tout !

— Ta version est correcte… mais ce que l’on ne sait pas, c’est que dans un moment de faiblesse, d’orgueil froissé, j’ai douté de mon fils… et je l’ai perdu… !

— Perdu ! Est-ce que ?…

— Non ! Pas ce que tu crois ! Mais Pierre portait en lui l’orgueil des St-Georges, de plus, je le vois bien aujourd’hui, il ressentait la fierté d’une conscience sans reproche !… Il nous a regardés sa mère et moi, qui avions douté de lui… Ah ! Jamais je n’oublierai ce regard… et la pâleur de son visage ! Puis, il nous dit d’une voix creuse : — C’est bien ! Puisque vous doutez de mon honneur, je pars ! Vous n’avez plus de fils ! — Et sans un adieu il quitta la maison ! La pendule marquait alors dix heures du soir… sa mère et moi, ne croyant pas à un véritable départ puisque, n’ayant pas de position, il devait, pour quelque temps demeurer avec nous, n’avons rien dit pour le retenir. Voyant qu’il ne rentrait pas ce soir là, nous crûmes à une absence momentanée. Au bout de quelques jours, je pris des informations… personne ne semblait l’avoir vu. Je me reprochai cruellement mon attitude… J’aurais dû, au contraire, encourager ce pauvre enfant et l’aider à rechercher les coupables ! Hélas ! Silence complet sur son sort depuis ce temps ! Je lui envoyai par les journaux des messages d’affection et de confiance… Je m’informai dans tous les camps militaires, dans la police montée de l’ouest, partout ! Je n’ai jamais cessé mes demandes d’information… Pendant mon séjour en Europe, j’ai mis des annonces dans les quotidiens de Londres, de Paris, de Bruxelles… j’ai fait des perquisitions dans nos commissariats, je me suis procuré des listes sans fin de passagers sur les paquebots des différentes lignes trans-atlantiques… il y a cinq ans qu’il est parti, et je n’ai jamais eu le plus petit indice qui puisse m’aider dans mes recherches… !

Le banquier s’arrêta ému, énervé… Après un instant de silence, il continua :

— C’est à Rexville que la chose s’est passée. Le gardien de nuit, ligoté et chloroformé est mort des suites de l’attentat. Cet homme ayant une maladie de cœur ne put surmonter l’effet du chloroforme… il n’a plus jamais parlé !

— On m’a dit que Rexville, ce n’est pas vraiment une ville, que c’est presqu’un village !

— C’est vrai ; mais il vient souvent des dépôts considérables à la banque. Il y a des centres miniers assez rapprochés et il se transige souvent à Rexville des affaires qui amènent des dépôts importants… Je te dis ceci, Jacques, pour te rendre vigilant… Tu es jeune ! Méfie-toi de tous les gens que tu ne connais pas et sois d’une prudence presqu’exagérée !

— Je vous remercie, monsieur St-Georges, dit le jeune homme, de la confiance que vous me témoignez en me parlant de ce drame de famille. Je vous remercie aussi du conseil que je suivrai à la lettre ! De plus, si je venais à découvrir la moindre indication qui puisse vous aider, je vous en avertirai immédiatement !

— J’y compte, mon ami ! Quand pars-tu ?

— Demain. Puis-je aller dire adieu à ces dames ?

— Certainement. Bon voyage, Jacques. Je n’ai pas à te demander la discrétion sur ce que je viens de te dire !

— C’est entendu, dit-il, je n’en desserrerai pas les dents !

Jacques entra alors au salon, où il trouva Claire, Marthe, Luigi et un groupe d’amis.

Le lendemain, il partait pour Rexville. Le même jour, André Laurent, revenant d’Europe, arrivait à Montréal.