Libraire d’Action canadienne-française (p. 107-123).


XIII




LE banquier se déclara trop fatigué pour aller souper après l’opéra et Noël s’excusa à cause d’un cours spécial à préparer pour le lendemain. En serrant la main de Marthe, il lui dit :

— Vous partez… et je vous ai si peu vue ! Y a-t-il un moment demain où je puisse vous parler ?

— Mais oui, répondit-elle ; venez à l’hôtel vers six heures, vous êtes sûr de me trouver !

Le souper fut gai et se prolongea bien tard. Laure, Claire, Harris et Vincenzo partirent ensemble, laissant à André le soin de ramener Marthe.

— C’est notre dernière soirée d’ici à longtemps, dit-il à la jeune fille dans le taxi qui les ramenait.

En effet, il n’y en aurait plus, pour Marthe, de ces capiteuses soirées parisiennes, puisque le départ aurait lieu le surlendemain et le lendemain serait consacré aux préparatifs de voyage…

— Ne reviendrez-vous jamais au pays ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, je retournerai ! Je compte rentrer à Montréal d’ici à un an au plus tard… d’ailleurs, j’y serai attiré comme par un aimant… Oh Marthe, Marthe ! Vous ne saurez jamais combien je vous aime !

— Pourquoi dire ces choses… pour nous faire de la peine à tous les deux ? Pensez-vous que moi aussi, je ne vous regretterai pas ?

— Pas autant, peut-être que votre compatriote, le jeune médecin de Bellerive, qui va vous rejoindre demain, ou plutôt ce soir, à six heures, alors que moi, je ne pourrai plus vous revoir !

— Certes, je regretterai Noël, dit Marthe franchement. Noël, c’est pour moi presqu’un parent ! Si vous saviez ce qu’il a été pour Jacques et moi dans notre terrible malheur !… et depuis… Oui, je l’aime beaucoup, et je serai heureuse de le voir revenir au Canada !

— C’est un bon et charmant garçon admit André. Que ne suis-je libre comme lui ! Mais je le deviendrai et alors, Marthe, alors… vous ne me renverrez pas ?

— Je vous ai déjà dit que pour moi le divorce…

— Mais je suis si peu marié, interrompit André… et ce mariage de malheur, je n’en ai même pas eu connaissance !

— Chez le ministre vous étiez drogué, mais devant le prêtre… ? Mais je comprends combien c’est atroce, dit Marthe doucement, et vous faites bien de vous séparer… si vous n’êtes plus catholique… mais, nous voici presque rendus !

Le bras d’André entoura la taille de la jeune fille et il l’attira à lui :

— Chère, ne résistez pas ! Laissez-moi vous tenir ainsi un moment. Je vous aime et je vous respecte. Vous êtes devenue pour moi l’unique, la femme belle, attirante et pure ! Non, ne craignez rien ! Je veux seulement que vous puissiez vous rappeler ce moment sans regret, sans remords, mais avec la certitude de mon amour pour vous. Jamais vous ne m’avez permis la plus petite liberté, jamais je n’ai fait plus que baiser votre main… alors que ma soumission vous soit le gage, la preuve du culte que je vous ai voué !… Nous voici rendus ! Adieu, Marthe ! Au revoir, plutôt ! J’irai vous retrouver ! Ne m’oubliez pas, petite aimée ! dit-il en mettant un long baiser sur sa main.

— Je ne vous oublierai pas ! Au revoir, André ! dit-elle, et descendant du taxi, elle entra tout de suite à l’hôtel, où Claire et madame St-Georges arrivaient justement.

Un peu avant six heures le lendemain soir, Noël attendait Marthe dans un des salons du Continental. Leur entrevue ne fut pas très longue, mais Noël put se rendre compte combien Marthe regrettait de quitter Paris.

— Que c’est dommage d’être pauvre ! dit-elle. Comme je passerais volontiers un an ici !

— Vous y reviendrez, dit-il avec un sourire, lorsque vous épouserez votre millionnaire !

— Ah, si j’attends ça !… Mais parlons d’autre chose ! Quand revenez-vous Noël ?

— Mon année d’études se terminera en septembre ; je vais voyager un peu, dès le 15 octobre je crois être installé définitivement à Bellerive.

— Vous êtes content de votre vie ici ?

— Oui, très content !… Un peu triste parfois, peut-être… on est si seul au milieu d’une grande ville, si isolé dans une foule de visages inconnus ! Mais je suis content de mes études, intéressé plus que je ne saurais vous le dire dans tout ce que je vois, en somme, très satisfait de mon séjour ici.

— Je ne vous ai pas vu autant que je l’aurais voulu, si souvent vous refusiez d’être des nôtres !

— Vous étiez trop entourée, Marthe. Je me suis effacé devant les attentions marquées de Laurent.

— Et les charmes de ma délicieuse petite amie Claire ! dit Marthe en riant.

— Claire est exquise, dit Noël… mais il n’y a qu’une femme au monde pour moi ! Si j’étais riche, je disputerais à Laurent son privilège… mais je ne le suis pas ! Il pourrait, lui, vous donner tout ce que vous rêvez, la fortune, les plaisirs, le luxe, les voyages… enfin une vie riche et mondaine… et il est libre !

Comme il ne se doute de rien ! se dit Marthe… s’il savait !…

— Ne parlons pas d’André, dit-elle, parlons de vous !

— Je n’aime guère à parler de moi-même !

— Mais avec moi… ce n’est pas la même chose !

— C’est vrai !

— Est-ce que vos idées et vos ambitions n’ont pas changé ?

— Vous croyez peut-être que je ne connaissais pas assez la vie lorsque je vous ai dit mes espérances d’avenir ?

— Est-ce que de voyager, de vivre autrement, de coudoyer des gens à mentalité différente, est-ce que toutes ces choses ne changent pas nos idées ?

— Elles les élargissent, plutôt, répondit Noël. Je sens bien que certaines de mes notions étaient un peu étroites ; je suis heureux d’agrandir ma conception de la vie en général et je cherche à m’améliorer par tous les moyens possibles… mais mes goûts et mes ambitions, pour s’être élargies, n’ont pas changé !

— Vous n’ambitionnez pas plus qu’avant, le tumulte des villes ?

— Non, je ne désire pas, pour y vivre toujours, la vie intense d’une grande ville. Cette vie m’intéresse, cependant. J’en étudie les coutumes, les plaisirs, les intérêts, les beautés… je me les assimile même pour un temps… mais le but, l’objectif de mes efforts reste le même…

— Et vous croyez, après un an de vie si différente, que vous pourrez être satisfait de vous fixer à la campagne ?

— Oui, j’en suis convaincu ! De mes parents paysans, j’ai hérité l’amour du sol, de cette terre qu’ont foulée mes pieds d’enfant. Je prévois bien certaines difficultés… mais d’eux aussi, ces bons parents je tiens cette ténacité, cette persévérance qui font que je me bute contre l’obstacle pour essayer de le vaincre !

— Mais si vous vous établissez à Bellerive, vous n’aurez pas beaucoup à lutter ?

— Vous croyez ? Dans une carrière qui s’ouvre, n’y a-t-il pas toujours des obstacles ?… Et dans la vie morale…

— Et comme intérêt, comme distraction ?

— La lecture, l’étude, l’exercice de ma profession…

— Et un foyer à vous… une femme… des petits ?

— Peut-être… mais voici Claire, dit-il en se levant pour lui donner la main. La conversation devint générale et Noël n’acheva pas sa phrase…

Le départ pour Calais eut lieu le lendemain matin. Peu de jours après leur arrivée à Londres, monsieur St-Georges reçut un mot d’André Laurent, lui envoyant une dépêche reçue en réponse à sa demande d’information. La dépêche, quoique venant des quartiers officiels de Florence, était rédigée en français ; elle disait : « Famille Vincenzo, très ancienne noblesse. Luigi Vincenzo, seul survivant, parti de Florence depuis très longtemps. »

Ces derniers jours de voyage passèrent rapidement. Tant de belles et intéressantes choses à Londres, leur restaient encore à visiter.

— Il me semble que nous sommes chez nous ici ! disait Claire, Londres ne me donne pas la sensation d’être à l’étranger, comme les villes latines !

— Marthe, dit le banquier un matin, après avoir examiné son courrier, qu’on lui adressait de Paris, j’ai reçu d’excellentes nouvelles au sujet de Jacques. Le gérant de la banque Anglo-Canadienne où il est entré sur ma recommandation, m’a écrit plusieurs fois par affaires depuis mon départ de Montréal, et dans chacune de ses lettres il a des paroles élogieuses pour votre frère.

— Ce cher Jacques ! dit Marthe en rougissant de plaisir ; je suis bien fière de ce que vous me dites ! Cher monsieur, dit-elle, en lui prenant affectueusement la main, quel ami vous avez été pour nous deux ! Comme je regrette que mon père, ma mère ne vous aient pas connu !

— Je les connaissais de nom, chère enfant, et votre père, de réputation… Si j’ai fait quelque chose pour Jacques et pour vous, croyez que je l’ai fait bien volontiers !

— En tous les cas, je ne l’oublierai jamais ! Ce voyage ! Ce rêve que je ne croyais jamais voir s’accomplir !

— Puisse-t-il vous avoir fait rencontrer le bonheur, Marthe. Je voudrais bien voir un homme comme André Laurent faire la cour à Claire plutôt que cet étranger !

Laure entrait à ce moment et Marthe ne répondit pas, mais elle se disait : lui non plus ne se doute pas du mariage d’André ! Et il semble croire que Luigi… ce serait donc pour ça que madame St-Georges en parait si coiffée ? Je croyais à un flirt personnel ! Enfin, laissons faire ! Quand à moi, Luigi ne m’inspire aucune confiance, il est trop suave… trop doucereux ! Malgré moi, j’ai toujours l’impression qu’il ne pense pas ce qu’il dit ! Mais je me trompe, sans doute… tout comme je me trompais en croyant la maman de Claire aux prises avec le démon de midi !

On s’embarqua à Liverpool et ce ne fut qu’après le départ du paquebot que l’on vit apparaître sur le pont la brune silhouette du comte Luigi. Il s’avança vers les dames et leur baisa la main puis il vint saluer le banquier qui le reçut assez froidement. Il s’occupa ostensiblement de Claire, l’amena visiter les différentes parties du palais flottant où ils allaient passer une semaine, se fit intéressant, charmeur, enfin joua si bien son rôle que Claire oublia son aversion irraisonnée et s’amusa franchement en sa compagnie.

Sa mère, qui suivait ces procédés d’un air entendu, dit à son mari ?

— Cet italien est épris de Claire, tu le vois bien ! Quel avantage pour elle ! Quelle position, avec son titre, sa fortune ?

— Hum… je n’ambitionne pour Claire ni l’un ni l’autre ! J’aimerais beaucoup mieux lui voir prendre un canadien, dont nous connaîtrions les origines et qui aurait notre mentalité !

— Tu préférerais peut-être au comte ce petit médecin de campagne qui étudie à Paris grâce à une bourse du gouvernement ?

— Infiniment mieux ! Mais Claire n’aimerait pas vivre à la campagne.

— Ni à porter des toilettes de quatre sous ! dit Laure avec emphase ; avec le comte elle ne serait pas à plaindre sous ce rapport !

— Qu’en sais-tu ?

— Il est riche !

— Encore une fois, qu’en sais-tu ? Je n’aime pas les crampons et celui-ci en est un terrible !

— Comme tu es préjugé ! Attends de le connaître un peu mieux !

— Je le connaîtrai toujours de reste ! dit le banquier avec humeur.

Pendant les six jours de la traversée, Luigi sut si bien se rendre agréable, qu’il dissipa un peu l’éloignement que l’on ressentait pour lui. Claire, flattée, se laissait faire la cour, et son père, que Luigi réussit à intéresser par une conversation sérieuse et pondérée, finit par oublier un peu ses préventions et avoua que l’italien possédait des points en sa faveur…

Laure, un peu dépitée du succès de ses propres plans, et obligée de garder beaucoup sa cabine, comme elle supportait très mal la mer, se demanda si, en agissant ainsi, elle ne perdrait pas son flirt de Paris, tout en gagnant un gendre titré…

Femme à passions ardentes, ayant toujours été très belle et très entourée, la mère d’Irène et de Claire refusait de vieillir ! Elle aimait l’admiration et ne voulait pas abdiquer ! Ses qualités réelles se trouvaient amoindries par une puérile vanité et par une mentalité essentiellement mondaine. Ainsi son affection pour ses filles lui faisait désirer pour elles, avant toute autre chose, la fortune et la position.

Son mari, la croyant plus stable qu’elle ne l’était réellement, s’amusait de ses petites ruses mondaines et lorsque les modes d’après guerre donnèrent à la plupart des femmes une apparence de jeunesse, il n’y pensa que pour dire :

— Comme Laure a bonne mine ! Elle est belle et jeune encore ! Tant mieux, ma foi, tant mieux !

Il ne voyait pas le point faible de son caractère : ce désir de paraître, qui la rendait si anxieuse de se rajeunir et de s’amuser ! L’engouement de Laure pour l’italien provenait surtout de sa vanité de femme mûre qui a l’illusion d’être l’objet d’un sentiment… et cette aberration la rendait sourde aux reproches de sa conscience, droite en réalité, mais faussée par cette soif d’admiration.

Ce qu’elle confia à Luigi au sujet de Pierre révélait un coin palpitant et sincère de ce cœur de mère. Ce fils, dont elle se sentait autrefois si fière, comme elle avait souffert de sa défection ! Cette défection existait-elle vraiment ? Rien ne le prouvait… mais elle ne sut pas cacher ses doutes et en cela, son mari eut les mêmes torts… Et il partit son Pierre, son premier-né, dans lequel tout le meilleur de ce cœur de mondaine se trouvait concentré !…

Sa famille, habituée à sa manière de parler et d’agir ne cherchait pas à en analyser les motifs, mais parfois, Irène surtout depuis son mariage, cherchait vainement chez sa mère, la confidente dont elle aurait eu besoin dans son entourage libre et essentiellement mondain.

Marthe faisait parfois dans sa pensée un rapprochement entre sa mère à elle et la mère de ses amies et comme son admiration grandissait pour sa douce et tendre maman ! Cependant madame St-Georges ayant toujours été très bonne pour Marthe celle-ci se reprochait comme une ingratitude son involontaire comparaison.

Par une claire matinée de juillet, rayonnante de soleil et sous un ciel sans nuages, le paquebot remonta le fleuve Saint-Laurent.

Les voyageurs, massés sur le pont, ne se lassaient pas d’admirer ce paysage splendide et unique. Les quelques canadiens à bord se sentaient fiers de la splendeur de cette arrivée dans leur pays.

— Voyez, Luigi, comme c’est beau chez nous ! dit Claire. Vous ne connaissiez pas notre beau fleuve ! Vous n’êtes jamais venu au Canada !

— Jamais ! affirma Luigi.

Le paquebot s’arrêta quelques heures à Québec et l’on descendit.

Marthe connaissait la ville pour y être venue plusieurs fois avec son père et sa mère quoiqu’elle n’y eut jamais séjourné. Cependant elle se souvenait des beautés de la vieille cité, de ses souvenirs historiques et de son charme tout spécial. Les autres connaissaient la ville encore mieux et en firent les honneurs à Luigi, qui se déclara enchanté de tout ce qu’il voyait.

— Quand vous serez à Montréal, dit Claire, vous verrez que c’est vraiment une grande ville !

— Où descendez-vous ? demanda le banquier.

— Au Mont-Royal, d’après l’avis de madame, répondit celui-ci en regardant Laure.

Après avoir pris le thé dans une de ces belles salles du Château Frontenac qui ouvrent sur la terrasse Dufferin, les touristes revinrent à leur hôtel flottant qui devait les déposer à Montréal le lendemain matin. Bientôt le paquebot repartit et continua de remonter le fleuve.

Lorsqu’on eut passé sous le merveilleux pont de Québec, chacun s’installa pour jusqu’à l’heure du dîner.

Marthe assise à l’arrière, regardait rêveusement le sillage d’écume que traçait le paquebot dans sa course. Cette longue traînée blanche qui s’enfuyait ne ressemblait-elle pas à ce voyage qu’elle venait de faire ? Voyage idéal et inespéré et dont elle garderait toujours le souvenir !

Si l’annonce du mariage d’André, avec son projet de divorce, lui causa de l’émoi, ce ne fut pas au point de gâter le bonheur de son voyage, mais cette déception suffit pour lui donner un autre aspect de la vie… cette vie, que dans sa naïveté de toute jeune fille, elle croyait si bien connaître…

— À quoi rêvez-vous, Marthe ? dit monsieur St-Georges. Voilà cinq minutes que je fume mon cigare près de vous et vous étiez tellement lointaine que vous ne m’avez pas vu du tout !

— C’est vrai, dit Marthe, je me sentais très loin… je pensais à notre beau voyage ! Si je pouvais vous faire comprendre toute la reconnaissance que je vous ai vouée pour m’avoir amenée ! Jamais je n’oublierai ces derniers mois ! Jamais !

— Je suis content que vous en ayez tant joui et nous avons été bien heureux tous ensemble, n’est-ce pas ?

— Ç’a été un enchantement continuel depuis le moment du départ !

— Ça compte un premier grand voyage ! Ça fait toujours époque dans la vie, dit le banquier.

— Vous en avez fait plusieurs ?

— Cinq.

— Et vous n’avez jamais eu de naufrages ?

— Pas sur mer… mais il n’y a pas que ceux-là !… Dans « cet autre voyage qu’est notre vie passée » pour me servir de l’expression d’un auteur connu, dans cet autre voyage, dis-je, il y a aussi des naufrages cruels !

— Oui, murmura Marthe, pensant à elle-même, il y en a qui vous jettent à l’aventure comme une épave sur la mer !

— Ou qui engloutissent à jamais vos espoirs les plus chers et les plus légitimes ! fit son compagnon amèrement.

— Nos espoirs engloutis ne sont pas toujours perdus à jamais ! Ils reparaissent parfois et il faut toujours les attendre ! dit Marthe avec cette voix sympathique qui lui donnait un si grand charme ; elle savait qu’il faisait allusion à son fils, dont elle connaissait un peu l’histoire.

— Et votre bureau, Marthe ? Est-ce que ça vous sera bien pénible de le reprendre ?

— Je ne veux pas y penser maintenant. Nous sommes à samedi ; je ne serai donc à mon poste que lundi matin… Encore trente six heures de bon temps ! Je ne songe qu’au bonheur d’embrasser mon Jacquot et de voir Irène et son bébé… Mais voici le dîner qui sonne ! Je cours rejoindre Claire !

Cette dernière soirée à bord fut délicieuse et chacun semblait vouloir la prolonger le plus longtemps possible. Quelques uns des passagers manquaient, étant arrêtés à Québec, mais la plupart restaient encore sur le paquebot.

Les poignées de main et les mots d’adieu s’échangèrent avant le coucher. Chacun irait de son côté le lendemain matin. Le bateau arrivait de bonne heure à Montréal ; les uns le quitteraient tout de suite, les autres plus tard… alors cette soirée serait vraiment celle de l’adieu !

Chacun tenait à serrer la main des deux jeunes filles si recherchées et si populaires durant la traversée, un vieil anglais à cheveux blancs, dont les yeux suivaient souvent la silhouette gracieuse de Marthe et qui parfois causait avec elle, s’approcha pour lui dire quelques mots :

— Je vous ai vue bien absorbée, tout à l’heure. petite fille, dit-il ; vous étiez assise à l’arrière du paquebot et vous regardiez le sillage blanc qu’il creusait dans le fleuve !

— Oui, monsieur Dean, en effet, j’y voyais les beaux jours de mon voyage qui allaient, eux aussi, s’enfuir !

— Non, chère enfant, ce ne sont pas ces beaux jours que vous avez vus là. Savez-vous ce que vous voyiez ?… les compagnons du bord, ces intimes de huit jours, ces gais amis de salle à manger, ces danseurs du soir, ces partenaires de bridge, ces voisins de cabine… tous ces amis de la traversée, que l’on aime bien, et que l’on croit ne pas oublier… puis la vie normale nous reprend avec ses plaisirs, ses intérêts, son agitation… et le souvenir de ces amis passagers s’estompe… s’estompe… et disparaît… comme le sillage blanc du navire !… C’est cela que vous avez vu, ma petite amie… « ships that pass in the night »…

— Il me semble, répondit Marthe, que votre souvenir, cher monsieur Dean, s’estompera bien lentement et ne pourra pas s’effacer tout-à-fait. J’ai d’ailleurs dans mon kodak une petite photo qui m’empêchera de vous oublier !

— Adieu, bonne petite camarade ! dit le vieux monsieur en lui serrant la main, je souhaite que la vie vous soit bonne et que vous ayiez un mari digne de vous !

— Merci, cher monsieur, adieu !

Les groupes se multiplient. On échange des adresses, des promesses de photos et de lettres… scène toujours semblable avec son côté triste et son côté gai, où les uns sont heureux et les autres pleurent… ou voudraient pouvoir pleurer….

Le lendemain matin, lorsque nos voyageurs sortirent sur le pont pendant que le paquebot arrivait au quai, ils aperçurent Jacques Beauvais et Daniel Defoye qui agitaient leurs chapeaux et leur jetaient des cris de bienvenue !