Libraire d’Action canadienne-française (p. 100-106).


XII




LE lendemain arriva un câblogramme de Daniel Defoye annonçant la naissance d’un fils !

Paul St-Georges, revenant de Bruxelles, fut enchanté de la nouvelle.

— Plus que jamais, il faut hâter le départ, dit-il à sa femme. Comme moi, tu dois avoir hâte de voir Irène et d’embrasser notre petit-fils ! Que dirais-tu d’une semaine seulement à Londres au lieu de deux ?

— Comme tu voudras. J’ai vu Londres deux fois, mais c’est pour Claire ! Enfin, décide pour le mieux ! Moi aussi j’ai hâte d’être auprès d’Irène, mais je connais la garde, je l’ai choisie moi-même, et notre médecin est un des meilleurs de Montréal !

Marthe se leva ce matin là comme d’habitude et rien dans son apparence ne dénotait la crise d’émotions de la veille, sauf ses yeux lourds et un peu bistrés.

Si son cœur se serra à la pensée du retour, personne ne put s’en apercevoir et elle se réjouit franchement du bonheur d’Irène.

Le départ pour Londres fut fixé au mardi suivant… il ne restait aux voyageurs que huit jours à Paris !

Laure ne semblait pas trop regretter ce départ… Son mari, qui suivait d’un air un peu gouailleur son flirt avec Vincenzo devait bientôt avoir l’explication de ce calme qui l’étonnait un peu.

Une après-midi, Marthe et Claire sortirent seules. Marthe désirait, selon sa promesse faire une offrande à Notre-Dame des Victoires, puis les jeunes filles devaient magasiner et rejoindre à l’heure du thé, madame St-Georges qui les attendrait au Royal Topsy.

Les emplettes finies, les jeunes montréalaises se rendirent au tea-room désigné et trouvèrent Laure en tête-à-tête avec le comte italien.

— Ciel ! Comme il fait chaud ! fit Claire en s’asseyant. Je vais prendre un café glacé au lieu de thé ! Toi, Marthe ?

— Du thé pour moi, dit celle-ci, ça me rafraîchit !

— Ces demoiselles vont regretter Paris ? dit Luigi, en s’adressant aux jeunes filles.

— Ah zut ! Pas tant que ça ! dit Claire ; il y a encore Londres… et la traversée, et de nouveaux amis à rencontrer !

— Vous y rencontrerez peut-être des anciens… dit Luigi en souriant ; dites-moi que vous ne le regretterez pas trop, signorina ?

— Noël va peut-être revenir avec nous… ou André ?

— Pas que je sache… mais n’y a-t-il qu’eux ?

— Mais… peut-être Stephen qui devait revenir en septembre… mais j’y pense, il devait être ici cette après-midi ?

— Il a téléphoné, dit Laure, il a été retenu par affaires. Lui et André ont une loge à l’Opéra ce soir, où l’on joue Parsifal, et ils nous réclament !

— Mais, objecta Claire, nous avions rendez-vous avec Noël ce soir !

— J’ai prévu la chose et ils nous attendent tous, Noël compris ; c’est Stephen qui fait les honneurs ce soir !

— Mais qui donc revient avec nous au Canada ? Serait-ce vous, signor comte ?

— Pourquoi pas ? répondit-il en riant. Est-ce défendu d’aller dans votre pays ?

— Non, fit Claire, mais vrai, je ne pensais pas à vous ! Je croyais bien vous dire addio pour de bon en quittant Paris !

— Ce n’est pas très gentil ce que tu dis là, Claire ? dit sa mère, un peu mortifiée.

— Oh moi, ça m’est égal ! dit Claire en haussant les épaules d’un air dégagé… Marthe, dit-elle tout-à-coup, vois-tu dans ce groupe là-bas ? Regarde ! C’est Jeanne Clément ! Allons lui parler ! et se levant elle partit vers l’autre extrémité de la salle.

— Vous permettez dit Marthe, se levant aussi.

— Certainement, chère enfant. Va rejoindre Claire, dit Laure en souriant, tandis que Vincenzo se levait pour la saluer.

— Votre petite ne m’aime pas, dit Luigi à sa compagne, ça se voit !

— Bah ! dit Laure, faites-lui seulement un bout de cour et ça changera !

— Elle est bien jeune !

— Dix-sept ans ! L’âge que j’avais quand je me suis mariée ! dit Laure, qui se permettait quelques années d’exagération…

— Lui faire la cour ! Mais c’est à vous seule que je pense !

— C’est la seule excuse plausible pour expliquer votre assiduité auprès de moi ! dit-elle, secrètement flattée dans sa crédule vanité.

— Alors, je commence dès ce soir, en lui envoyant pour l’opéra les fleurs que je vous destinais !

— Je lui en volerai une, dit Laure en riant. Mais, vous savez, il ne faut pas inquiéter mon mari. Il a un chagrin qui le ronge ! Ça date de plusieurs années… je ne veux pas lui donner d’autres soucis ?

— Quel chagrin, carissima ? Puis-je le demander sans indiscrétion ?

Laure regarda autour d’elle et voyant que les deux jeunes filles restaient auprès de leur amie, elle se retourna vers Luigi et dit à demi-voix :

— C’est une chose qui date de cinq ans. Je ne vous ai jamais dit que j’ai un fils, l’ainé de mes enfants… Il voulut s’enrôler pour la guerre, cette terrible guerre dont votre main, Luigi, porte la blessure… mais à cause d’un léger défaut à la jambe il ne fut pas accepté. Pendant deux ans il occupa une position dans une banque, à Montréal et il fit si bien que, malgré sa jeunesse, on le transféra comme gérant d’une succursale à un village, qui porte le nom de Rexville[1]… À ces mots, Luigi eut un mouvement de surprise qu’il domina aussitôt. Sans s’en apercevoir, Laure continua :

— Quelques temps après son installation, il y eut un vol considérable à la banque de Rexville. Pierre fut impliqué mais libéré faute de preuves… mon mari lui fit une scène terrible et Pierre quitta la maison disant qu’on ne le reverrait plus ! Les coupables ne furent jamais découverts et Pierre a disparu ! Paul ne s’est jamais pardonné sa rigueur, ni moi mes doutes ! Il ne trouvait aucune preuve de la culpabilité de notre fils, mais son orgueil paternel souffrait et aussi sa fierté professionnelle. C’est alors qu’il résigna comme gérant général de la banque Anglo-Canadienne et ouvrit un bureau personnel. Le nom de Pierre n’est jamais prononcé à la maison ! finit Laure avec un soupir…

— Pauvre amie ! fit Luigi en lui serrant la main… a-t-on abandonné la recherche des coupables ?

— C’en a tout l’air, je n’entends plus parler de la chose !

— Moment de folie, murmura Luigi, tentation de jeunesse !

— Mais vous ne croyez pas que… se récria violemment Laure.

— Mais non, chère amie, mais non ! Mais enfin, n’en parlons plus ! C’est un sujet qui attriste vos beaux yeux !

À ce moment les jeunes filles revinrent et l’on retourna à l’hôtel. Madame St-Georges prit le bras de Marthe, laissant le comte marcher avec Claire et celui-ci fit de son mieux pour se rendre aimable à cette volontaire petite personne.

Le même soir réunit tout le groupe d’amis dans une loge à l’opéra. Pendant un des entr’actes, le banquier prit le bras d’André et l’entraîna vers le foyer.

— Dites-moi donc, Laurent, dit-il, qui est-il ce Vincenzo qui est toujours auprès de ma femme et de ma fille ? D’où le connaissez-vous ?

— Il n’est qu’un ami de voyage, monsieur St-Georges ; je n’en sais pas plus que vous, sauf qu’il parait très riche, a d’excellentes manières, est un compagnon très généreux et se dit garçon !

— Vous comprenez, il y a tant d’aventuriers !… Et il ne me revient pas cet italien, avec ses manières mielleuses !

— En tous les cas, vous en serez bientôt débarrassé… vous partez dans deux jours !

— Oui, mais ne voilà-t-il pas qu’il veut nous rejoindre à Londres et traverser avec nous pour voir le Canada !

— Il devient crampon ! dit André avec un sourire. En tous les cas, je vais prendre des informations à Florence, et je vous aviserai. Où descendez-vous à Londres ?

— Regent’s Palace, Piccadilly Circus.

— Vous aurez un mot avant votre départ pour Liverpool ! dit André en prenant une note dans son carnet.



  1. Nom fictif.