Libraire d’Action canadienne-française (p. 88-99).


XI




LE temps passait vite… trop vite au gré des voyageurs que Paris enchantait de plus en plus.

Cependant l’heure du départ approchait. Ils devaient quitter Paris dans quelques jours, se rendre en Angleterre par Calais-Douvre, passer deux semaines à Londres et s’embarquer à Liverpool pour le Canada.

Depuis la visite à Notre-Dame, Marthe et André ne se retrouvèrent plus seuls, sauf pour quelques minutes. Néanmoins, les attentions marquées, les fleurs qui lui venaient tous les matins, les regards admiratifs qui la suivaient toujours, tout son attitude disait à Marthe que cet homme l’aimait… Les autres s’en apercevaient bien mais n’y attachaient pas d’importance, occupés chacun à ses propres affaires, le banquier passant des heures au Commissariat où il semblait faire de longues recherches, Claire voulant garder deux cordes à son arc, Noël et Stephen, et Laure, entichée de son italien et délicieusement surprise de se retrouver assez jeune pour avoir un flirt !

Celui qui, sans en avoir l’air, suivait de près la marche des événements, c’était Noël. Il espérait passer de bonnes heures avec Marthe, il croyait que ce voyage inattendu allait les rapprocher… et voilà que cet André Laurent devenait son ombre, tandis que lui-même devait se laisser accaparer par Claire, qui l’amusait, certes, mais qu’il trouvait enfant et qu’il jugeait superficielle. De plus, n’ayant pas la fortune nécessaire pour continuer cette série de divertissements, sa fierté se refusait à accepter de toujours s’amuser aux frais des autres ! Plusieurs fois il se déroba à leurs instances, alors André, devinant son objection, lui dit au retour d’une de leurs randonnées parisiennes :

— Écoutez, mon ami. Harris, Vincenzo et moi, nous avons les moyens de faire ce que nous faisons. Si vous vous retirez, les jeunes filles vont en avoir du chagrin, Marthe tient tant à vous avoir avec nous ! Et Claire donc ! Allez-vous, par une fausse fierté, vous isoler et gâter leur plaisir ? Allons ! Soyez chic, et traitez-nous en amis, que diable ! Ce ne sera pas pour longtemps d’ailleurs puisqu’elles quittent Paris dans moins de quinze jours !

Noël répondit d’une manière évasive. Cependant, sous prétexte d’étude, il s’excusait souvent auprès de ses amis et ne sortait pas avec eux le soir. Il regrettait de ne pas être auprès de Marthe, mais son caractère sérieux lui faisait trouver insipides ces éternelles soirées de danse, de plaisir. Certes, il appréciait le beau théâtre, mais ces soupers qui le suivaient, et qui se prolongeaient si avant dans la nuit… ça ne lui disait rien ! Il aurait tant voulu s’occuper lui-même de Marthe et lui procurer un autre genre de distractions… mais Laurent l’accaparait toujours et c’est Claire qu’il devait accompagner…

Le banquier partit pour quelques jours à Bruxelles, laissant sa famille à Paris.

Un matin Marthe s’éveilla avec une violente migraine.

— Pauvre toi ! dit Claire en s’asseyant sur son lit, penses-tu pouvoir sortir un peu plus tard ?

— Je ne sais pas, dit Marthe, j’ai la tête bien lourde. Sortez sans moi aujourd’hui… Quelques heures de repos et deux tablettes d’aspirine et ce soir je serai en bon état !

— Encore au lit, Marthe ? dit Laure en ouvrant la porte, fraîche et pimpante dans sa toilette du matin.

— Marthe est malade, maman, dit Claire, elle veut que nous sortions sans elle !

— Hum… c’est dommage ! Claire et moi avons des essayages ce matin, puis Harris et le Comte nous ont invités toutes trois à déjeuner. Tu pourras peut-être nous rejoindre à la Cloche d’Argent ? André ne sera libre qu’à l’heure du thé et nous devons le rencontrer au Petit Teddy, rue Caumartin.

— De grâce ne comptez pas sur moi ; dit Marthe, je pense rester couchée une grande partie de la journée, si je vais mieux, comme je le crois, je pourrai m’habiller pour dîner et sortir avec vous tous ce soir !

— Mais te laisser seule, Marthon ! dit Claire affectueusement.

— Je vais donner des ordres pour qu’on t’apporte du thé, dit Laure ; tu es sûre que tu ne veux pas que nous restions ?

— Très sûre, chère madame. C’est déjà assez gauche d’avoir cette sotte migraine sans vous permettre de changer vos projets pour moi !

— Alors, au revoir, chère petite, dit-elle, nous te retrouverons ici pour dîner.

— Au revoir, dit Claire en l’embrassant. Si tu es assez bien pour écrire un mot à Irène, dis-lui qu’on a un plaisir fou !… et ne t’ennuie pas trop, hein ?

Marthe prit une dose d’aspirine, but le thé qu’on venait de lui apporter et s’appliqua sur le front un bandeau trempé d’eau froide… une demi-heure plus tard, elle dormait profondément.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, deux heures venaient de sonner. Le mal de tête passé, la jeune fille se sentait délicieusement bien et reposée. Elle demanda par téléphone un léger déjeuner dans sa chambre, endossa un kimono et se mit à feuilleter des lettres et des programmes accumulés sur sa table à écrire.

Après son repas, elle écrivit à Jacques et à Irène. « Nous n’irons pas à Lourdes, disait-elle à celle-ci, c’est le temps qui manque, paraît-il. Mais si nous avons la grande nouvelle avant notre départ, j’irai mettre un cierge pour toi et le tout-petit à Notre-Dame des Victoires ! »

Sa correspondance terminée, elle venait d’achever sa toilette lorsqu’on lui apporta une carte. Elle lut : André Laurent et, au verso, crayonné : « Êtes-vous mieux ? Puis-je vous voir ? »

— Faites attendre ce monsieur dans le salon près du grand corridor et dites-lui que je descends.

Quelques minutes plus tard, elle retrouvait André au salon et celui-ci, portant à ses lèvres la main de la jeune fille, s’informa anxieusement :

— Ça va tout-à-fait mieux ?

— Tout-à-fait ! Mais qui vous a dit…

— Madame St-Georges, que j’ai rencontrée au Commissariat avec Vincenzo.

— Claire aussi sans doute ?

— Non, Harris l’a amenée à une matinée au Mogador et ils doivent se rencontrer tantôt au Petit Teddy. On m’a envoyé vous chercher… je ne me suis pas fait prier !

— Alors, je vais me préparer.

— Y tenez-vous beaucoup ?

— Pas énormément… mais puisqu’on nous attend…

— Ma petite amie, on s’apercevra à peine de notre absence, et l’on se dira que vous n’étiez pas disposée à sortir !

— Alors…

— Alors… dites… si nous prenions le thé ici ? Nous y sommes si bien et le salon est à nous, personne pour nous ennuyer !

— Comme vous voudrez, dit Marthe, pas fâchée, au fond, de rester à l’hôtel.

Ils s’assirent sur un canapé et un peu plus tard, le garçon plaça devant eux le thé et ses accessoires. Marthe versa le thé.

Après qu’ils eurent déposé leurs tasses, André, passant son bras en arrière de la jeune fille, la tint un instant embrassée ; comme elle se dégageait, il lui prit la main et la gardant dans les siennes, il dit :

— Marthe, écoutez-moi, et faites appel à tout ce qu’il y a en vous de bon et d’indulgent !

— Parlez ! dit Marthe à demi-voix, mais vous me faites peur !

— Il ne faut pas avoir peur, chère, et il faut m’écouter, pas comme une enfant, mais comme la femme exquise qui se développe en vous et que j’apprends chaque jour à adorer davantage ! Marthe, vous le savez peut-être, je suis à la tête d’une agence mondiale de cinéma et j’ai des intérêts considérables dans les théâtres importants de Chicago. Mes affaires ont prospéré et je possède une belle fortune. Ceci n’est qu’un préambule, chère amie, pas une vantardise ! Lorsque je vous ai vue à Bellerive, l’été dernier, je fus très impressionné par votre jeune et vive personnalité et la lumière de vos yeux gris comme la mer et changeants comme elle, m’a longtemps hanté… mais en arrivant à Montréal, je reçus des dépêches pressantes me réclamant immédiatement à Chicago pour prendre la direction d’un certain théâtre dont le gérant venait de mourir, et je suis parti presqu’aussitôt.

Mes affaires me mettent en rapport avec des gens de théâtre et je fis la connaissance d’une jeune actrice très belle et très… entreprenante, avec qui je passais souvent mes moments de loisir. Non, Marthe, ne retirez pas votre main… tout-à-l’heure je vais réclamer votre sympathie… Cette femme, inutile de la nommer, au lieu d’être seulement légère et insouciante, comme je le croyais, se révéla une intrigante et une malhonnête ! Un soir que nous avions soupé avec des amis après le théâtre, et bu un peu trop de champagne, elle réussit à glisser une drogue dans mon verre… Je ne m’endormis pas tout de suite, paraît-il, mais je ne me rappelle plus du tout ce qui se passa après le souper… quand je repris mes sens, je me trouvais chez elle, couché sur un divan… et il faisait grand jour ! Elle, en toilette blanche, assise dans un fauteuil, épiait mon réveil et je remarquai à son corsage quelques fleurs d’oranger…

— Mon cher mari ! dit-elle, venant à moi, tu vas mieux, dis ?

— Quelle est cette farce ? répondis-je en me levant.

— Quelle farce ? Mais chéri, ce n’est pas gentil de dire cela à ta femme !

— Trêve de plaisanterie ! dis-je ennuyé, où est mon chapeau ?

— Tu ne vas pas me quitter ! s’écria-t-elle en pleurant, sitôt après notre mariage !

Au milieu de mes exclamations de colère, elle m’expliqua que le champagne aidant (elle ne parla pas alors de la drogue) je lui proposai de l’épouser et que nous étions allés, au petit jour trouver un ministre, munis d’un permis qu’elle s’était procuré d’avance. Elle me fit voir le certificat de mariage, me nomma les témoins, mit la chose hors de doute !

— Pauvre, pauvre vous ! murmura Marthe.

— Alors, malgré ma colère et mes injures, elle me supplia à genoux et les yeux pleins de larmes… « André… André… gémit-elle, tue-moi si tu dois me quitter ! J’ai fait cela parce que je t’aime et que je veux t’avoir à moi ! Garde-moi ou tue-moi ici-même »… Et moi, insensé, je me laissai prendre à cette scène de théâtre ! Je la crus et je la pris avec moi… ma femme ! Moins de trois mois plus tard, j’eus la preuve de son infamie ! Elle me trompait et pour son caractère et pour ses sentiments… elle ne convoitait que ma fortune… de l’amour elle ne connaissait que celui du vice et de l’argent !… La voix d’André se brisait d’émotion

Marthe lui serra la main et des larmes brillèrent dans ses yeux…

— Je la chassai, continua le jeune homme, je lui donnai une forte somme et je quittai Chicago aussitôt que je pus régler la gestion de mes affaires. Puis, je partis pour l’Europe… À Florence je rencontrai Harris que je connaissais à Chicago et qui me promit le silence. Nous fîmes la connaissance de Vincenzo en voyageant de Florence à Milan. Il nous plût et nous continuâmes ensemble jusqu’à Monte Carlo où nous étions depuis une semaine lorsque je vous ai revue !… Et maintenant, je vous aime Marthe, avec tout ce qu’il y a de meilleur en moi… dites… et il l’enlaça de nouveau, m’aimez-vous un peu ?

Marthe se dégagea et le regarda tristement :

— Même si je vous aimais, dit-elle, que pourrions-nous espérer ?

— Tout ! s’écria-t-il fiévreusement, puisque je veux vous épouser !

— Mais vous êtes marié, pauvre ami !

— Vous croyez que je vais rester lié à cette aventurière ? À cette dépravée ? Ah mais non ! J’ai réuni toutes les preuves et je demande le divorce même avant mon retour au pays !

— Un divorce ! Je suis catholique !… Mais j’y pense, vous aussi vous êtes catholique et c’est un ministre, non pas un prêtre qui…

— Marthe, je serai franc jusqu’au bout, interrompit André. Oui, c’est un ministre méthodiste qui a d’abord fait le mariage, mais, je vous l’ai dit, je me suis laissé prendre aux protestations de cette femme… Environ trois semaines après le soir maudit où je bus du champagne drogué, cette misérable me déclara qu’elle aussi appartenait à la religion catholique et me demanda d’aller avec elle trouver un prêtre. Elle donna comme prétexte qu’elle voulait vivre désormais une vie exemplaire, et un tas d’autres raisons… Insensé ! Je la crus… j’ai su depuis la raison de sa démarche… elle craignait que l’autre cérémonie ne fusse pas légale, vu que je ne savais pas ce que je faisais !…

— Pauvre André ! C’est donc irrévocable !

— Irrévocable ? Non ! Mille fois non ! Le divorce va me redonner ma liberté ! Vous entendez, Marthe, ma liberté !

— André j’entends… mais le divorce n’existe pas pour moi !

— Alors, dit-il d’une voix changée, vous me renvoyez ?

— Mais non, dit Marthe, je tiens à votre amitié et il n’y a rien de changé… du moins en apparence… mais je vous remercie de votre franchise. Vous m’avez fait mal, mais vous avez agi avec droiture et loyauté et je vous en estime davantage… et je vous plains !

— Marthe, l’heure passe, les autres vont revenir… donnez-moi un mot d’espoir ! Je pars… je ne puis les rencontrer maintenant !

— Un mot d’espoir ? Oui ! C’est que nous restions toujours amis… comme depuis ces dernières semaines ?

— Je me soumets et je vous aime ! murmura-t-il en pressant ses lèvres sur la main glacée que lui tendait la jeune fille.

Lorsque Claire et sa maman revinrent à l’hôtel vers sept heures, elles trouvèrent Marthe au lit.

— Je me suis levée, leur dit-elle, ma tête allait mieux. Puis André est venu comme vous savez et j’ai pris le thé avec lui au salon, mais dès son départ, je me suis recouchée !

— Je vais faire monter ton dîner, chère, dit Claire.

— Merci, Clairette, je ne dînerai pas ! Ferme la lumière veux-tu ? Ma mauvaise tête réclame la noirceur et le silence… Bonsoir, chère ! Sortez ce soir et ne pensez pas à moi ! je serai sur pied demain sans faute.

Claire embrassa son amie, éteignit la lumière et ferma la porte… Marthe se retrouva seule, avec ses pauvres rêves écroulés !…