Libraire d’Action canadienne-française (p. 140-144).


XVI




QUEL bon souper Marthe prit ce soir là ! Sa bonne d’autrefois lui dressa un couvert sur une toute petite table recouverte d’une serviette de toile blanche, sur laquelle furent placés une assiette une tasse et une soucoupe de faïence bleue. Comme mets : des tartines de pain de ménage, des crêpes chaudes arrosées de sirop d’érable doré, du beurre frais, du thé comme Nini seule savait en faire !

— Dieu que c’est bon ! dit Marthe, Tu ne sais pas comme c’est un régal ! Mais toi, as-tu soupé ?

— M’sieur Noël veut pas que j’mange l’soir ! dit Marcelline, une tasse de lait ben chaud, avec un p’tit biscuit, pas plusse !

— C’est sans doute plus prudent, tu te reprendras quand tu seras bien !

— J’cré ben jamais êt’e forte comme en premier, mais l’bon Dieu f’ra comme y voudra ! ajouta-t-elle avec soumission.

Lorsque tout fut rangé, Marthe s’assit pour causer un peu, en attendant l’arrivée de Noël.

— Quel âge que vous avez, à c’t’heure, mam’zelle Marthe ?

— Vingt-deux ans, Nini… bientôt vingt-trois !

— Pi des cavaliers, vous devez en avoir ben manque ?

— Pas tant que ça ! J’ai bien des amis, mais des cavaliers pour vrai, je n’en ai qu’un… et encore…

— Un c’est plus dangereux que plusieurs… Y est y ben riche ?

— Oui, on le dit.

— Y est y bon garçon… pas coureu ?

— Je crois bien, dit Marthe en riant, je ne me suis jamais renseignée là-dessus !

— Renseignée… renseignée grommela Marcelline, faut toujou’s savoir ça ! On connaît pas l’crapaud à l’voir sauter ! Y est y beau garçon ?

— Pour ça oui, c’est un très bel homme.

— Et vous allez vous marier ben vite ?

— Non, je n’ai pas dit que je me marierais… Je ne suis pas pressée… Je vais faire une vieille fille comme toi, Nini !

— Faut pas faire ça ! dit celle-ci, la prenant au sérieux, ça fait tant qu’on est jeune, mais quand on vieillit c’est triste d’et’e tout seule. Mariez-vous pour avoir vot’ maison vot’ homme, pi des p’tits enfants !… M’sieur Jacques, lui, y a-t-y des blondes ?

— Des douzaines de blondes ! Mais il faut qu’il fasse fortune avant de se marier !

— Oui, dit la vieille femme, ça coûte si cher de vivre !

À ce moment on entendit frapper à la porte et Noël entra.

Marthe lui sourit, vraiment heureuse de le revoir ! Elle le regarda et lui trouva bonne mine. Sa haute taille, ses épaules d’athlète, ses cheveux coupés très ras, sa figure brunie par le soleil, ses yeux d’un bleu sombre, la toute petite moustache qui ombrageait sa lèvre, ses dents blanches et régulières… tout cela faisait un physique très remarquable et attrayant. Vêtu d’un complet gris, décoiffé, il tenait entre ses doigts une cigarette fumante et regardait Marthe, lui aussi, le sourire aux lèvres.

« Quelle joie de la revoir », pensa Noël, — Mais sans le lui dire, il s’informa :

— Vous êtes toujours bien Marthe ? Les longues veilles et le lever matinal ne semblent pas vous fatiguer !

— Comme vous voyez ! Et vous ? Je vous trouve une mine superbe ! N’est-ce pas Nini, qu’il est chic notre docteur Lefranc ?

— Oui, dit Marcelline, y est toujou’s swell not’ docteur ! Moé, j’l’ai vu, pas plus haut qu’un’ talle de rhubarbe, y a toujou’s été smatte à plein !

— Vous, Marcelline, dit Noël, vous m’avez toujours gâté !

— Quiens ! J’m doutais q’vous seriez un grand docteur, pi q’j’s’rais malade, pi q’vous m’soigneriez !

— Et que je vous dirais de vous coucher de bonne heure et de ne pas rester à veiller avec les jeunes filles de la ville, hein ? dit Noël.

— Bon, bon, j’vas m’coucher ! Mais j’peux toujou’s pas laisser des jeunesses comme vous aut’ tous seux !

— Tu sais, Nini, dit Marthe, il fait bien beau et je veux aller faire un petit tour dans le village. Tu sais aussi que je pars demain à cinq heures ; le midi je dîne au presbytère et si je veux, à mon retour de là, rester un peu avec toi, il faut que je fasse ma promenade ce soir ! Noël va m’accompagner. Couche-toi sans crainte ; au retour je laisserai « c’te jeunesse » à la porte !

— Comme ça, ça peut faire, dit Marcelline.

Marthe alla chercher son chapeau et prit un léger manteau sur son bras.

— À tantôt, Nini, dit-elle. J’irai te dire bonsoir et je ne serai pas tard !

— C’est bon, chère, dit celle-ci. Bonsoir m’sieur Noël.

— Bonsoir, Marcelline, dit le jeune docteur. N’oubliez pas le remède que vous devez prendre en vous couchant.

Les deux jeunes gens sortirent tandis que la convalescente se retirait pour la nuit.