Moment de vertige/06
VI
ARTHE monta lestement les deux escaliers,
glissa la clef dans la serrure de
sa porte, entra et ouvrit la lumière.
Elle se dirigea tout de suite vers la fenêtre restée ouverte.
— Triste tableau ! se dit-elle, en regardant au dehors. Elle ne voyait qu’une cour à peine éclairée et des murs sombres où l’on distinguait les marches d’un escalier de sauvetage. À l’arrière d’une maison voisine, une corde traversait l’espace et quelques morceaux de linge se balançaient, fantômes blafards dans la noirceur de la nuit. Marthe ferma à demi la fenêtre et baissa vivement le store. Elle revit en pensée sa blanche chambrette de Bellerive, d’où elle respirait en juin le parfum des lilas… Elle regarda autour d’elle, et sa chambre lui parut laide, froide et banale.
Banale, oui, en effet, cette chambre de pension, propre et convenable, avec son parquet verni, le minuscule carré de tapis, le petit bureau à toilette avec sa glace commune, les deux chaises de rotin, le lit étroit avec sa couverture d’un rose un peu fané… Seule une petite table à écrire, où de belles roses s’épanouissaient dans un joli vase auprès du buvard et de quelques livres, donnait à la chambre un air habité et personnel.
Marthe se dévêtit rapidement, mit son réveil pour sept heures, fit une courte prière et se mit au lit.
Mais le sommeil ne vint pas tout de suite. Avec la pensée de sa chambre de Bellerive, les souvenirs de son bon home d’autrefois lui revinrent en foule et elle se prit à revivre en esprit sa vie depuis plus de deux ans.
Lors de leur arrivée à Montréal, Jacques la conduisit chez leur tante, mademoiselle Beauvais de Choiseul qu’ils connaissaient un peu pour l’avoir vue quelquefois durant leurs années d’études. La vieille dame les reçut avec bonté et affection. Puis Marthe resta auprès d’elle et Jacques partit pour aller retrouver monsieur St. Georges, qui lui avait trouvé une petite chambre pour un prix modique.
Dès le lendemain, Marthe se mit à ses leçons de sténographie et dans peu de temps elle fut en état d’entrer dans un grand bureau commercial, où grâce à l’abbé Sylvestre qui connaissait le propriétaire, elle put trouver un emploi comme sténographe à raison de vingt dollars par semaine.
Ce fut alors qu’elle quitta sa grande tante et prit une chambre à la même pension que Jacques.
Tante Beauvais, comme l’appelaient ses neveux, s’attacha vite à la jeune fille et la vit partir à regret, mais elle ne pouvait la garder indéfiniment, à cause de son peu de moyens et de l’espace restreint de l’appartement qu’elle occupait. Marthe de son côté commençait à aimer cette vieille parente, véritable grande dame d’idées et de manières, pleine d’esprit et très au courant des choses du jour, quoique vivant retirée du monde. Elle aimait la jeunesse et se montrait très indulgente à son égard.
Les débuts de Marthe comme sténographe dans le grand « Laboratoire Chimique Lafleur » ne furent pas sans froissements. Elle se rappelait son arrivée, munie d’une lettre du « patron » à l’abbé Sylvestre, consentant à l’engager ; son attente dans l’antichambre où des gens affairés allaient et venaient et semblaient la dévisager sans merci ; son entrée dans le bureau du chef, sa lettre à la main, puis sa première impression de monsieur Lafleur.
Elle vit un homme d’âge moyen, assis à un pupitre couvert de paperasses et feuilletant rapidement une liasse de documents. La tête chauve, le front plissé, les sourcils épais et saillants ; il portait des lunettes à monture d’écaille foncé. Sans se lever, il lui fit signe de s’asseoir et elle attendit plusieurs minutes. Puis, monsieur Lafleur toucha un bouton électrique et donna au messager qui venait de s’amener un volumineux dossier, en disant :
— Pour monsieur Sicotte. Puis regardant Marthe :
— Excusez-moi, dit-il, nous sommes débordés d’ouvrage ! Monsieur Sylvestre m’a dit vos malheurs et m’a prié de vous venir en aide en vous engageant…
Marthe balbutia un remerciement :
— Vous savez la sténographie ? Vous écrivez à la machine ?
— Oui… mais je ne vais pas encore très vite !
— Bon, nous verrons, monsieur Sicotte va vous installer et vous dire vos heures. Comme salaire, vingt dollars par semaine, sans augmentation… Ça va ? Vite ! Je suis pressé !
— Oui, merci, répondit Marthe, se raidissant pour ne pas dire à cet homme qu’il ne savait pas vivre… Le monsieur Sicotte annoncé, un jeune homme doux et poli l’amena dans un grand bureau où elle vit des jeunes filles installées à des pupitres, les doigts sur des clavigraphes, et des jeunes gens occupés à feuilleter de gros registres. On lui indiqua une place à un pupitre vacant.
Pendant une quinzaine de jours elle prenait en dictée les lettres de ce monsieur Sicotte, puis on l’installa chez le patron, où, depuis lors, elle faisait l’office de sténographe spéciale, avec un petit recoin réservé, à l’abri d’un paravent, recoin qu’on appelait pompeusement « le bureau de mademoiselle Beauvais ».
Ce pouvait être un brave homme que ce monsieur Lafleur que son talent pour les affaires et sa probité plaçaient à la tête d’une entreprise puissante et prospère, mais, sans éducation et très colère, il se montrait sans déférence aucune dans ses rapports avec son personnel. Pour lui, une jeune fille dans son bureau c’était une employée à traiter avec justice mais sans égards ; que cette employée fut une personne avec l’habitude du travail, ou une autre, de meilleure naissance, que des circonstances exceptionnelles obligeaient de prendre un emploi, peu lui importait ! Ses idées à leur égard restaient également cassantes et autoritaires… et sa manière de parler et d’agir s’en ressentait. Mais dans ses rapports avec les riches et les puissants, ses manières devenaient obséquieuses, sa voix cassante devenait suave et il affectait une bonhomie qu’on ne lui connaissait pas dans la vie journalière.
Parmi les nombreuses compagnes de bureau de Marthe, plusieurs semblaient des jeunes filles très bien élevées, d’autres plutôt communes, même un peu vulgaires, toutes cependant se montraient très compétentes pour leur emploi. Les hommes, sauf un ou deux, paraissaient polis et complaisants.
Marthe, très polie avec eux tous, se tenait cependant à l’écart.
Elle gardait maintenant parce qu’il le fallait, cet emploi qui lui donnait le moyen de vivre, mais quelle lutte continuelle ! Quelle souffrance morale quotidienne pour cette nature délicate, fière et raffinée.
Cependant, l’heure des affaires passées, elle retournait à sa chambre, joyeuse, un peu lasse, mais avec la perspective de bonnes heures à passer dans le groupe mondain où on la réclamait toujours, surtout chez Irène et Daniel Defoye dont le mariage avait eu lieu peu de temps après la mort du docteur Beauvais.
Songeant au passé, à ses premiers six mois à Montréal, à ses luttes contre le découragement, Marthe ouvrit un tiroir et en sortit un cahier sur la couverture duquel on lisait : « Journal d’une Sténo » et dans l’espérance de faire venir le sommeil, elle se mit à lire…