Moment de vertige/07
VII
ARDI, 7 octobre. Depuis huit jours me
voilà installée comme sténographe dans
le bureau du « Laboratoire Chimique Lafleur ». Je prends en dictée les lettres d’un
monsieur Sicotte et je les transcris au clavigraphe.
Rien de bien difficile, mais c’est différent de ce
que je pensais. On m’a remis samedi matin, mon
premier salaire : vingt dollars ! Je me suis sentie
riche et indépendante… Est-ce que je ne me tire
pas d’affaires tout’seule ? Est-ce que je ne gagne
pas ma vie ?… De retour, rue Metcalfe j’ai dû
donner douze dollars pour ma pension et deux pour la buanderie… comme ça va passer vite un
chèque de vingt dollars !
Mercredi 8. — Je n’aime pas la cohue du tramway qu’il me faut prendre pour aller au bureau ! Cette bousculade pour les places, cette promiscuité de la foule… surtout à cinq heures pour revenir, c’est bien désagréable ! Les gens sont impertinents, vous dévisagent et même parfois, vous adressent la parole !
Jeudi le 9. — Je suis allée ce soir avec Jacques voir tante Beauvais. La chère vieille a été bien intéressée à savoir tous les détails de mon entrée dans le monde des affaires, mais à la description de l’accueil le monsieur Lafleur, elle a bondi :
— Le grossier ! Le manant ! Et dire que ce sont ces gens là qui mènent le pays ! Toi, la fille d’Henri Beauvais de Choiseul, traitée de la sorte par cet ours mal léché ! Ah ! Je suis heureuse d’avoir près de quatre-vingts ans et de penser à m’en aller bientôt avec le bon Dieu, pour ne plus voir comment va le monde !
— Tante, ai-je dit, je crois que monsieur Lafleur n’a pas voulu être grossier ; c’est un homme d’affaires, très occupé et qui, me dit-on est bien juste pour ses employés… mais il se trouve rarement en contact avec les dames…
— Ça paraît ! interjecta ma tante… et toi, Jacques tu ne dis rien ?
— Je ne dis rien, tante, parce que je ne suis pas en état d’empêcher Marthe de travailler, mais quand j’aurai de l’argent… d’ailleurs l’abbé Sylvestre a dit de bonnes choses de monsieur Lafleur, « une écorce rude, m’a-t-il écrit, mais une nature droite et juste et je crois, un bon cœur. »
— Espérons-le, dit tante, puis elle s’intéressa à notre installation à la pension Martin.
— Je n’ai pas voulu dire à tante Beauvais combien le patron est impatient et même colère ! dis-je à Jacques en revenant. Je l’ai vu irrité contre une des sténos, il ne semblait pas ménager ses paroles !
— Ne t’expose pas à l’irriter, dit Jacques. S’il te traite mal j’irai le dévisager !
Vendredi le 24. — Une lettre de Noël m’annonce son arrivée pour ce soir. Il s’embarque demain sur l’Ausonia, ligne Cunard et s’en va directement en France ! Quel veinard ! Je voyagerai un jour, moi aussi, quand j’épouserai mon millionnaire !
Samedi le 25. — J’ai le cœur triste… En revoyant hier la bonne et franche figure de mon ami d’enfance, tout le passé avec son deuil si récent m’est revenu, et les larmes m’ont aveuglée !
Jacques et moi l’avons reçu dans un petit boudoir du second étage, inoccupé dans le moment.
Noël nous a donné des nouvelles de notre fidèle Marcelline, installée depuis un mois dans une petite maison avec un jardinet qu’elle a louée pour très peu de chose.
— Elle a des économies, nous dit Noël, et elle se tirera assez bien d’affaires. Elle m’a remis cette boite pour vous deux et elle vous demande de lui écrire.
— Des croquignoles ! s’écria Jacques avec une joie de gamin en ouvrant la boîte. Vite, il faut y goûter !… Mais je me sentais trop émue de cette attention de ma vieille bonne pour pouvoir avaler une bouchée et comme Noël refusait aussi, Jacques croqua à belles dents une des pâtisseries dorées.
— Que c’est bon ! Ç’a un goût de chez nous !… Tu vas m’excuser, Noël, le gérant m’a dit de retourner au bureau ce soir pour une heure ou deux, alors tu comprends…
— Je comprends, dit Noël. Au revoir mon Jacquot ! À l’an prochain !
— Au revoir, mon vieux Noël, écris nous, et bon voyage ! Attention aux parisiennes !
— C’est compris, dit Noël en riant, je te conterai ça à mon retour !
Quand Jacques fut parti, Noël redevint sérieux :
— Toujours gai, le petit frère ! Le voilà un homme maintenant. Comme il a grandi, même en ces trois mois !
— Oui, il vous approche ! dis-je en regardant la haute taille de Noël, resté debout après le départ de Jacques. Asseyez-vous, continuai-je, prenez ce fauteuil et voici des cigarettes !
— Merci, dit-il en s’asseyant, mais puis-je rester, Marthe, je ne vous dérange pas ?
— Rester ? Mais je crois bien que vous allez rester ! J’ai faim et soif d’entendre parler de chez nous ! Dites, Noël, la maison… le notaire n’a pas réussi ?
— Pas encore, dit-il, mais il m’a parlé d’un certain m…
— Je ne veux pas savoir son nom, dis-je, ça me ferait trop mal ! Notre chère maison !
— Cependant, dit Noël, vous ne voudriez pas y vivre !
— Ce qui n’empêche pas que j’y suis restée attachée… Cette maison, c’est maman… c’est mon père… c’est mon enfance heureuse !
— Oui, je sais… mais parlez-moi de vos circonstances actuelles. Vos lettres sont si brèves… pas de détails… et j’en voudrais tant et tant !
— C’est qu’il n’y a rien de bien drôle à vous en dire, mon ami, la vie d’une sténo dans un grand bureau, c’est tout ce qu’il y a de moins folichon ! Ça parait très chic, très crâne en perspective… en réalité, c’est terre à terre, énervant et, quand on a été gâtée comme moi… un peu dur !
— Vous trouvez ce travail bien fatigant ?
— Pas tant le travail, que le contact journalier avec tout espèce de gens, les froissements continuels et imprévus, le fait d’être tenue de s’enregistrer à l’heure de l’arrivée et du départ, la nécessité du chèque hebdomadaire, la promiscuité inévitable du retour en tram aux heures de la foule… mais je n’y resterai pas éternellement !
— Marthe ! Marthe ! Que je voudrais pouvoir vous soustraire à tout cela ! dit Noël, avec une émotion intense dans la voix.
— Cher ami ! dis-je en me rapprochant de son fauteuil, émue de le voir si sympathique, je surmonterai ces répugnances… sauf à vous, je ne les ai dites à personne ! D’ailleurs… ce ne sera pas pour longtemps… j’attends mon millionnaire !
— Ah oui, c’est vrai ! Celui qui doit vous donner le luxe, les toilettes, les voyages et pas de journées identiques et monotones !
— Vous vous rappelez ça ? Eh bien, oui. Je l’attends celui-là !
— Marthe, dit Noël sérieusement, en m’entourant de son bras, vous savez ce que vous êtes pour moi… Si je réussis là-bas et qu’au retour je puis me faire une clientèle… ne pourriez-vous pas m’aimer un peu ?
— Je vous aime plus qu’un peu, Noël, ai-je répondu ; vous êtes l’ami de toujours, le grand frère… mais…
— Mais celui qu’on n’épouse pas !
— Celui qui ne se remplace pas, plutôt, dis-je en me dégageant. Quelque jour, vous épouserez une charmante fille que vous aimerez et la pitié n’entrera pour rien alors dans votre sentiment ! J’ai eu un peu d’amertume en disant ceci… aussi je me suis hâtée d’ajouter : D’ailleurs, vous voulez vous fixer à Bellerive… moi, je vous l’ai dit, je veux, l’argent, le luxe, le monde…
Noël, sans insister m’a proposé d’aller marcher un peu et nous sommes sortis. Montant la rue Sherbrooke dans la direction de Westmount, nous allions lentement, sans parler.
— À quelle heure le départ ? dis-je tout-à-coup.
— À neuf heures demain matin, dit-il ; Je suis descendu au Viger pour être plus près. Vous penserez à moi quand je serai en mer, Marthe ?
— Oui, j’y penserai… et je vous envierai ! ajoutai-je.
— Que ne puis-je vous enlever ! dit-il avec un bon sourire où je retrouvai le Noël d’autrefois !… La gêne momentanée passée, nous avons causé gaiement comme d’habitude. Que de projets nous ébauchâmes durant cette promenade ! Lorsque Noël me ramena vers onze heures à la porte de ma pension, il n’avait plus reparlé de son amour et il me quitta affectueusement mais sans émoi. Lorsque, se découvrant, il me pressa la main pour l’adieu, il la baisa amicalement et ses dernières paroles furent :
— N’oubliez pas, tous les jours une petite pensée pour le voyageur ! C’est promis ?
— C’est promis ! ai-je répondu. Bon voyage, cher ami et ne manquez pas de nous écrire !
Quelle idée de Noël de faire mine de me demander en mariage… C’est la pitié, bien sûr ! Il devine combien certaines choses me font souffrir et son bon cœur en est chagrin…
Marthe ne lit plus… son cahier a glissé sur la couverture du lit… d’un mouvement machinal elle a éteint sa lumière et elle dort de ce beau sommeil de jeunesse, réconfortant et profond.