Libraire d’Action canadienne-française (p. 44-50).


V




SANS atout !

— Deux cœurs !…

Les joueurs de bridge continuaient toujours et semblaient inlassables. Dans le joli salon aux lumières adoucies, sous le reflet de l’abat-jour de la lampe, les parties et les robres se succédaient rapidement.

— Marthe ne vient donc pas ce soir ? demanda tout-à-coup un des joueurs.

— Elle viendra tantôt. Elle est au théâtre avec André. Nous allons ensuite tous ensemble souper au Ritz, répondit Irène Defoye.

— Elle en tient pour André votre amie ! dit Stephen Harris, un américain, un des habitués de la maison.

— L’en blâmez-vous ? demanda la jolie Jeanne Clément, charmante veuve d’un officier de la grande guerre.

— Ma foi, non ! dit Stephen, et lui encore moins !

— Je suis avec vous là, dit Dan à son tour ; rudement chic la jeune Marthe ! Dis donc Irène, si tu nous donnais un petit cocktail en attendant… et encore des cigarettes !

— Oui, je vais vous préparer ça, j’ai une réputation pour les cocktails !… Et ne jouons plus, voulez-vous ? Fais les comptes, Dan, et moi je vais mêler les liqueurs !

De grandes portes vitrées séparaient le riche et confortable vivoir de la spacieuse salle à manger, où Irène entra. Elle s’approcha du buffet et commença à mêler différentes liqueurs dans une carafe.

— Je viens vous aider, dit Stephen en la rejoignant ; puis, anxieux :

— Qu’avez-vous donc, ce soir, dearest ? Vous me regardez à peine !

— Parce que vous me regardez trop !

— Tiens ! C’est défendu ?

— Vous oubliez mon mari !

— Au contraire, sapristi ! Je ne puis jamais parvenir à l’oublier.

— Il va s’apercevoir de notre petit flirt !

— Pas de danger ! Il est trop occupé du sien ! Je parie qu’il est actuellement à dire quelque tendresse à la plus exquise des veuves !

— Oh ! Nous sommes un ménage bien moderne ! dit Irène un peu amèrement.

— Viendrez-vous prendre le thé chez moi demain ?

— Pas seule !

— Amenez Marthe… et André.

— Marthe quitte son bureau trop tard pour le thé.

— Alors venez seule !

— Non ! Une autre fois ! Tiens, puisque vous y êtes, prenez ce plateau avec les verres, tandis que j’emporte ceci et les cigarettes — et prenant la carafe, elle entra vivement au salon où son mari et Jeanne échangeaient des propos légers.

À ce moment on entendit sonner.

— Les voici ! Va donc ouvrir Dan ! Les bonnes sont sorties et la « nurse » de bébé ne descend pas.

— Toujours bien, le poupon ? demanda Stephen.

— Oui, le cher amour ! dit la jeune femme. Il prend du poids, nous le pesons toutes les semaines !

— Bonsoir, tout le monde ! dit Marthe entrant dans le salon suivie d’André Laurent et de Daniel. Eh quoi ? Vous n’êtes pas prêtes ? Le taxi attend pour nous amener au Ritz !

— Deux minutes ! dit Jeanne et les jeunes femmes s’esquivèrent à la hâte.

On aurait eu peine à reconnaître dans cette belle et élégante jeune fille du monde, la frêle et triste petite Marthe qui, deux ans auparavant quittait son village natal pour commencer la lutte avec l’existence.

Les délicieuses modes de 1926 convenaient bien à rehausser le charme de son intéressante personnalité. Ses cheveux courts gracieusement ondulés, encadraient sa figure expressive et ses yeux profonds, d’un gris changeant, rappelaient le regard lumineux de la belle madame Beauvais. Sa toilette de soir en satin émeraude se drapait en plis souples et étroits, retenus au côté par une boucle en acier ciselé, laissant voir des bas de soie gris argent et des souliers de même teinte, à talons Louis XV, incrustés d’acier. Elle ne portait aucun bijou, sauf une bague à écusson au petit doigt de la main gauche. Une cape en velours jade, avec un haut col de fourrure blanche, recouvrait ses épaules et tombait jusqu’au bas de sa robe.

Sa peau était blanche et fine ; un soupçon de rouge aux joues, un petit nuage de poudre et les lèvres vermeilles de cet incarnat naturel qui dénotait le sang jeune et ardent qui courait dans ses veines.

Toute sa mise révélait un goût exquis et une élégance réelle.

On ne retrouvait plus dans l’expression de sa physionomie ce charme presqu’enfantin qui provenait de son optimisme, de son manque de connaissance de la vie. La mort tragique de ses parents, son chagrin si vrai et si profond, sa lutte pour les nécessités de la vie et son contact avec le côté épineux de l’existence, tout cela semblait l’avoir mûrie et lui changeait l’expression. Très jolie à vingt ans, à vingt-deux, on la trouvait délicieusement belle et attirante… Mais elle ne semblait plus la même Marthe dont la figure charmante et spirituelle reflétait le bonheur de vivre, celle-ci connaissait la souffrance, sa distinction et sa fierté natives avaient eu à subir mille heurts à cause de son manque de fortune, cette Marthe nouvelle restait fière et indépendante mais gardait à son insu quelque chose d’amer et de triste qui perçait malgré le sourire de ses lèvres et la verve spontanée de ses reparties.

Cette transformation morale, la jeune fille la croyait cependant plus complète qu’elle ne l’était réellement. Tout au fond de son cœur on retrouvait la même nature droite et généreuse incapable d’une bassesse ou d’un mouvement égoïste, la même nature impulsive ; ses illusions pour être émoussées ne pouvaient être détruites ; elles persistaient vivantes mais secrètes, se cachant dans ce grand désir de bonheur qui la hantait toujours.

Son amitié pour Irène ne s’amoindrissait pas et quoique très entourée et invitée, elle revenait toujours chez celle-ci plus volontiers qu’ailleurs.

André Laurent, de retour à Montréal après une longue absence, devint un des habitués de ce salon élégant et hospitalier.

Le souper fut gai, généreusement arrosé de champagne, et se prolongea bien tard. Ce fut Marthe qui donna le signal du départ.

— Dites donc, vous autres, vous ne partez pas ? J’ai un bureau demain matin… je m’en vais !

— Encore une petite demi-heure, chérie ! dit Dan que le champagne rendait expansif…

— Oui ! insista Stephen. Je vous amène ensuite tous finir le party au Vénitien !

— Bravo ! s’écria la petite veuve.

— Allez-y sans moi, dit Marthe. Je suis un peu lasse, vraiment. Je retourne à ma pension.

— Bonsoir, chère, dit Irène. Si je ne te vois pas avant, n’oublie pas mon dîner de samedi !

— Je n’oublierai pas, merci ! À bientôt !… C’est dommage de vous faire partir ainsi, dit-elle à André qui se levait pour l’accompagner.

— Un instant, dit-il, je vais appeler un taxi.

— Pourquoi ? C’est tout près ! Et par cette belle nuit d’octobre, ce sera délicieux de marcher pendant quelques minutes. Bonsoir encore tous et merci, Stephen ! dit-elle.

Marthe logeait dans une pension privée rue Metcalfe. Comme ils arrivaient à la porte, André dit :

— J’attends des nouvelles certaines de mon avocat la semaine prochaine. Je crois que toutes les formalités sont à peu près remplies… et ensuite… je viens vous réclamer, Marthe !

— Nous étions convenus qu’il ne serait plus question de cela ! dit Marthe, sans conviction.

— Oui ! Mais quand je vous vois abréger vos soirées, obligée de suivre un bureau, de vivre dans une pension de cinquième ordre… et que je sais si bien que je pourrais donner à votre vie le cadre qu’il lui faut… celui qui est le vôtre et pour lequel vous êtes née… alors Marthe, je ne puis plus me taire… et il me prend des envies folles… de vous rendre heureuse… malgré vous !

— Chut ! cher fou que vous êtes ! dit-elle un peu troublée malgré son calme apparent, à demain !