Libraire d’Action canadienne-française (p. 35-43).


IV




LE DOCTEUR Beauvais languit pendant quatre jours sur un lit de douleurs. Il avait repris toute sa connaissance, mais demeurait incapable de bouger et pouvait à peine articuler quelques paroles.

Les deux médecins de Montréal, appelés en toute hâte, confirmèrent le triste diagnostic du jeune docteur Lefranc : fracture de la colonne vertébrale, suivie de paralysie des membres.

Marthe allait et venait dans la chambre de son père, Jacques se tenait auprès du lit, Noël semblait se multiplier pour rendre service, entrait et sortait de la chambre, surveillait le blessé et essayait de remonter le courage des pauvres désolés. Leur mère avait été enterrée la veille.

Marcelline entra, les yeux rougis par les larmes, son honnête figure exprimant la sympathie et l’inquiétude :

— Faut venir prendre une bouchée de dîner ! dit-elle ; m’sieur Noël, ces enfants là, ça pas mangé de la journée ! Y vont s’rend’e malades à leu’ tour !

— Allez donc prendre quelque chose, dit Noël doucement, je reste auprès de votre père et voyez, il le désire lui-même ! ajouta-t-il, montrant le malade.

En effet le docteur articulait faiblement : Faut… dîner

Comme à regret, ils sortirent de la pièce. Noël demeura seul avec le mourant.

— Approche ! articula faiblement celui-ci, le curé ?…

— Il sera ici dans dix minutes, dit Noël avec douceur. Il est venu ce matin et encore vers midi… mais vous reposiez.

— Noël… mes pauvres petits… pas de moyens… trop subitement… balbutia-t-il ; des mots incohérents et sans suite suivirent ces quelques phrases intelligibles et Noël s’aperçut que son expression devenait angoissée ; alors, se penchant au-dessus du moribond, il lui dit lentement et distinctement :

— Monsieur Beauvais, je sais que vous me comprenez bien, quoique vous ayiez peine à parler. Si cela peut vous faire du bien sachez que je n’oublierai jamais ce que vous avez été pour moi, et que je serai toujours l’ami de Marthe et de Jacques autant et plus, si possible que dans le passé !

Une expression de repos se peignit sur les traits du mourant. Noël lui serra la main, tandis que le pauvre paralysé articulait faiblement : Si… un jour… Marthe et toi… commença-t-il mais il ne pouvait plus trouver ses paroles et le jeune médecin, scrutant ses yeux expressifs cherchait à en deviner la pensée.

— Je crois comprendre que vous me permettriez d’épouser Marthe, si elle y consentait ?

Le malade eut un regard de satisfaction et il réussit à prononcer ces trois mots : Nous… te… bénirions…

Alors Noël, ému, réconforta de son mieux cet homme qui se montrait jusqu’à la fin si plein de confiance en lui. Il le remercia avec une émotion qu’il ne chercha pas à dissimuler, et lui dit :

— Je ne me servirai jamais de vos paroles pour l’influencer, mais si un jour… le regard du malade l’empêcha de terminer sa phrase, tant il était expressif… il ajouta seulement : Si… alors je le lui dirai ! À ce moment l’abbé Sylvestre entra et s’installa au chevet du mourant.

Le docteur Beauvais mourut cette nuit là. Le curé, Noël et la fidèle Marcelline furent auprès de lui avec ses enfants lorsque vint la fin. Il s’éteignit doucement, sans agonie, les yeux fixés sur le crucifix que tenait le prêtre.

Marthe ne put jamais se rappeler exactement les détails des jours qui suivirent. Le docteur Beauvais ne laissait pas de proches parents ; une tante, sœur de son père, retirée à Montréal dans une communauté où l’on prenait des dames pensionnaires, fut la seule à qui l’on envoya une dépêche. Quelques dames du village, vinrent offrir leurs services et leur sympathie, mais Marthe ne voulut voir personne. Elle se sentait en proie aux angoisses d’un affreux cauchemar… Jacques paraissait avoir tout-à-coup vieilli !… Être devenu un homme du jour au lendemain !

Noël et lui s’occupèrent de tous les pénibles détails ; il restait encore les questions matérielles à régler, et le notaire arrivait justement.

Dans la bibliothèque de la maison endeuillée, se tenaient le frère et la sœur, tristement assis l’un près de l’autre. À l’entrée du notaire, Noël voulut se retirer, mais Jacques le retint :

— Reste, Noël, dit-il ; tu as été un frère pour nous durant ces jours affreux, sois-le jusqu’à la fin !

Marthe acquiesça d’un signe de tête et Noël s’assit auprès d’eux.

Le testament du docteur Beauvais, fait plusieurs années auparavant, laissait la jouissance de tous ses biens à sa femme et la propriété à ses enfants… testament très simple, sans complications ; mais Henri Beauvais ne laissait pas de fortune… l’éducation de ses enfants à Montréal, la vie chère et, dernièrement surtout, des placements malheureux absorbèrent peu à peu ses modestes capitaux…

— Peu de jours avant l’accident, dit le notaire, il est venu me trouver pour un emprunt, disant qu’il se trouvait en retard pour sa prime d’assurance et qu’il voulait y voir tout de suite. Cet emprunt devait aussi couvrir les frais de deux ans de cours à l’Université de Montréal. Je devais négocier cet emprunt le jour même de l’accident, mais le client ayant retardé d’une journée, la prime d’assurance n’a pas été payée….

— Est-ce qu’il ne reste rien ? demanda Jacques.

— Il reste la propriété qui est assez fortement hypothéquée, et quelques comptes de médecin à collecter… À payer, il y a les frais des doubles funérailles et quelques comptes courants.

La perspective ne paraissait certes pas brillante… Que faire ?

— Vous êtes tous deux mineurs, continua le notaire, mais mademoiselle Marthe aura bientôt vingt et un ans. Avez-vous objection, Jacques, à ce que l’abbé Sylvestre soit nommé tuteur ?… Pure formalité, du reste, puisque, toutes dépenses payées, il ne restera presque rien…

— Aucune, dit Jacques.

— Ni moi, aucune, répéta Marthe.

— Alors je vais lui en parler et nous arrangerons tout ça. Il va falloir un conseil de famille, je vais m’en occuper ; docteur Lefranc, pouvez-vous m’accompagner jusqu’à mon bureau ?

— Certainement, dit Noël en se levant.

— Alors, au revoir, mademoiselle, au revoir, Jacques… je reviendrai quand j’aurai les papiers nécessaires. Bon courage pauvres enfants, ajouta-t-il, avec une sympathie qui dénotait le bon cœur que cachait son apparence froide et sévère.

Lorsque le notaire et Noël furent sortis, Jacques et sa sœur restèrent quelques instants silencieux.

— Pauvre Jacquot, dit Marthe, mettant son bras autour du cou de son frère, tes études… tes projets…

— Finies les études ! dit Jacques en l’embrassant, les projets… je croyais que nous avions de la fortune, alors… mais il faut que je travaille maintenant… et toi, que vas-tu faire ?

— Moi aussi, dit Marthe bravement ; depuis la guerre, presque toutes les jeunes filles travaillent !

— Mais que peux-tu faire ? Des leçons de piano ? Ça ne doit pas donner grand chose !… Tu ne sais ni la sténographie ni la clavigraphie !

— Sotte que j’ai été de ne pas apprendre ces choses, dit Marthe, je vais m’y mettre au plus tôt ! Mais sans maman, sans père… quelle vie ! dit-elle en sanglotant.

— J’ai pensé à quelque chose, dit Jacques. Crois-tu, Marthe que le père d’Irène St-Georges pourrait me faire placer dans une banque ? Je suis assez fort en chiffres… il me semble que je pourrais me tirer d’affaires dans cette ligne là.

— C’est possible, dit Marthe, Irène semble si sincère, si affectueuse pour moi mais tu es bien jeune !

— Il va falloir s’en aller, dit Jacques, vendre la maison… Et Nini que deviendra-t-elle ?

Celle-ci arrivait justement apportant du thé et des tartines aux pauvres enfants désolés.

— Écoute, Nini, dit Marthe, mets ton plateau sur la table et assieds-toi près de nous ; nous avons à te parler. Depuis plus de vingt-cinq ans que tu es dans la maison, tu n’es pas une étrangère ! Nous te parlons, comme on parle en famille ! Nini, nous sommes pauvres, ruinés ! Jacques va chercher à se placer dans un bureau et moi aussi !

— C’est-y possible ? Seigneur du bon Dieu ! Et l’docteur l’ pauv’ cher homme, qui soignait depuis si longtemps, et madame, qui laissait rien gaspiller !

— Pauvres parents, ce n’est pas leur faute ! Notre éducation a été coûteuse, la vie est devenue si chère… et ils n’ont jamais été riches ! dit Jacques.

— Et ils sont partis si subitement, dit Marthe, dont les larmes recommencèrent à couler.

— Mais toi, Nini, reprit Jacques, si nous vendons la maison, que feras-tu ?

— J’ai queuques piasses de côté, dit Marcelline, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues ridées, j’m louerai une p’tite chambre aras l’église et quand vous vous marierez, mamzelle Marthe, j’irai élever vos enfants… j’m’engagerai pas ailleurs… et pi, faut pas pleurer tout l’temps pour vous rend e malades tous les deux ! V’la m’sieur Jacques qu’est un homme, à c’t heure et l’bon Dieu est là, quoi !

Lorsque Marcelline sortit de la chambre, Jacques la suivit et Marthe s’installa au pupitre de son père pour écrire à Irène St-Georges.


Un mois plus tard, Jacques et Marthe partaient pour Montréal. Par l’influence de monsieur St-Georges, le jeune homme allait avoir un petit emploi à la banque Anglo-Canadienne[1] Marthe se rendait auprès de sa grande tante, mademoiselle Beauvais de Choiseul, qui la garderait avec elle pour trois mois, le temps d’apprendre ce qui serait nécessaire pour entrer dans un bureau.

Toute frêle dans sa toilette noire, mais délicieusement jolie, Marthe regardait le décor familier qu’elle quittait sous de si tristes circonstances.

— Vous viendrez nous voir, en passant par Montréal, lors de votre départ pour l’Europe ? dit-elle à Noël qui les accompagnait à la gare.

— Sûrement, je vous verrai tous les deux… Mais voici le train… déjà !

— Console un peu notre pauvre Nini, dit Jacques. Au revoir, Noël et merci de tout ce que tu as fait !

— Au revoir, dit Marthe à son tour, je n’oublierai jamais… la voix lui manqua… Noël lui serra la main :

— Au revoir, ma petite Marthe, dit-il, ayez bien soin de vous ! Au revoir, Jacques, bon voyage !

Ils montèrent dans le train qui partit aussitôt. D’une fenêtre du wagon, un petit mouchoir s’agita. Noël, tête nue, salua de la main jusqu’à perte de vue…

Dans la maison abandonnée, à laquelle il lui faudrait bientôt dire adieu, une pauvre femme solitaire pleurait silencieusement…



  1. Nom fictif.