Libraire d’Action canadienne-française (p. 27-34).


III




COMMENT trouves-tu mes amis ? demanda Marthe à son frère, lorsque l’auto fut parti.

— Irène chic ! Épatante !… Mais les cheveux trop courts ! Claire, exquise… une belle fille en herbe, Daniel, suffisant, fat, nul, mais beau garçon, André, intéressant, pas banal.

— En voilà une litanie ! Et vous, Noël, qu’en dites-vous ?

— Oh moi, je ne juge pas les jeunes filles ! Il faudrait les mieux connaître !

— Et que dites-vous des hommes ?

— Je me range entièrement à l’opinion de Jacques, en ajoutant pour André Laurent, distingué, viveur et charmeur !

— Alors, Irène, si pétillante d’intelligence, si pleine de cœur, ne sera pas heureuse avec Dan ?

— Bah ! Qui sait ? Peut-être davantage avec sa mentalité, ou du moins celle que je lui suppose, que si Dan lui était supérieur ! Mais ce sera un de ces couples ultra-modernes…

— Les meilleurs ! intercala Marthe, les plus heureux !

— Vous croyez ? Ce n’est pas mon idéal !

— Peut-on le connaître, cet idéal ?

— Il n’intéresserait pas une future mondaine comme vous !

— Pour un futur parisien, vous n’êtes pas très à la page !

— Je ne désire aucunement être « à la page », dit Noël avec un sourire, et cela ne fait pas partie de mes ambitions.

Jacques distrait, ne suivait pas la discussion. Il alluma une cigarette et partit en sifflotant ; les deux jeunes gens restèrent seuls sur la véranda.

— Que sont-elles vos ambitions, Noël ? Vous pouvez bien me conter ça ! Entre amis d’enfance comme vous et moi, on peut bien se confier ses rêves !

— C’est vrai, dit Noël, je me souviens de vous pas plus haute que le bras de ce fauteuil ! Je vois encore votre petite tête brune toute bouclée comme celle d’un chérubin, vos robes de calico bleu et vos petites chaussettes à rayures… Vous veniez avec votre bonne regarder faire les foins dans les champs de mon père, et vous me disiez, à moi, garçonnet d’une dizaine d’années : « Noël, g’and l’ami, je veux monter sur la g’ande, g’ande voiture de foin ! » Alors je vous prenais dans mes bras de gamin et je vous hissais sur le dessus du voyage, m’installant ensuite près de vous, car lorsque la charrette se mettait en marche la petite Marthe tremblait de peur et de ses mains potelées serrait bien fort le bras de son g’and l’ami !

— Mais en grandissant, je ne connaissais plus la peur, dit Marthe en riant, et je foulais le foin aussi bravement que vous !

— Oui… vous êtes vite devenue indépendante !

— Et vous, collégien, étudiant… vous êtes devenu plus lointain !

— Les études classiques changent la mentalité d’un petit paysan, dit Noël. Oui, je suis devenu un peu sauvage, un peu ombrageux… mais il ne pouvait en être autrement, Marthe ; je voyais la vie sous un autre jour… le monde des idées s’ouvrait… un monde inconnu et nouveau pour moi !

— Mon père a toujours eu beaucoup d’amitié pour vous dit-elle.

— Je le sais… je n’oublierai jamais qu’il m’a dit un jour : « Ton père, je le considérais mon ami » !

— Papa estimait beaucoup vos parents et maman aussi, dit Marthe doucement, voyant que Noël s’attendrissait au souvenir des siens morts si récemment… Mais vos ambitions, Noël, vous ne m’en parlez pas ?

— Ma première ambition, c’est ma profession. Je vais travailler pendant mon séjour à Paris, bûcher ferme pour essayer de réussir !

— Et entre temps, vous amuser un brin ?

— Sans doute ! dit Noël en souriant, et de plus je veux visiter la grande ville et ses environs et voyager un peu ailleurs lorsque je le pourrai.

— Quel rêve de voyager, dit Marthe, ça c’est une de mes ambitions à moi ! Mais il faut de l’argent !

— Oui, dit Noël, non-seulement pour voyager, mais pour vivre. Aussi j’ambitionne de faire de l’argent, d’acquérir l’aisance, afin de pouvoir m’entourer de belles choses… j’ai un culte pour ce qui est beau !

— Et l’amour, qu’en faites-vous, dans tout cet amas d’espérances ?

— L’amour ? Ma foi, je n’y ai pas beaucoup songé, dit Noël, en allumant une cigarette, je suis sûr, cependant, qu’il me viendra un jour, et alors…

— Alors, vous vous marierez, interrompit Marthe en souriant, et vous irez pratiquer votre profession à Montréal ou dans une autre ville, où la vie sera plus gaie, plus vivante qu’à la campagne !

— Je ne crois pas, dit Noël sérieusement. Mon cœur est ici où je suis né. J’espère m’y établir un jour, puisque je dois, à mon retour d’Europe entrer dans le bureau de votre père.

— Eh bien, moi, nenni ! s’écria Marthe. Pas de vie monotone… pas de journées toutes identiques pour moi ! Je veux la vie intense, le mouvement, l’argent, le bal, le théâtre, les voyages et vive la joie !

— À mon tour, je vous dirai : et l’amour qu’en faites-vous ?

— J’aimerai quelqu’un qui pourra me donner tout ça !

— Comme la petite Claire St-Georges ?

— Comme Claire !

— Eh bien, moi, je vous crois, au fond, bien plus vraie que tout cela ! C’est factice cette vie que vous ambitionnez ! La vraie vie, c’est celle de vos parents !

— Ils sont d’un autre temps, papa et maman, c’est pourquoi ils ont pu être heureux dans ce cadre restreint… au fait, où sont-ils donc allés ?

— Marcelline le saura sans doute… mais il passe six heures… je vous quitte… au revoir, grande mondaine !

— À bientôt, grand médecin !

Noël descendit l’avenue d’un pas élastique tandis que Marthe regardait distraitement dans la direction de la rivière. Quelques minutes plus tard, Jacques la rejoignit.

— Où est donc maman ? demanda-t-il.

— Tu sais bien, partie en auto avec papa. Ils doivent être au moment d’arriver.

— Je l’espère, j’ai une faim !

— D’où viens-tu ?

— De la rivière ; j’ai avironné depuis le départ de tes visiteurs.

Marthe entra dans la maison et questionna la bonne. Celle-ci lui apprit la mort subite de la femme du meunier.

— Madame est allée avec monsieur à cause des petits, expliqua-t-elle.

Une heure passa… Jacques et Marthe dînèrent seuls…

— Viens-tu chercher la malle ? dit Jacques à sa sœur. Elle doit être… Il s’arrêta en voyant arriver Noël, l’air pressé énervé, la figure pâle presque défaite…

— Qu’y a-t-il ? s’écrièrent Marthe et son frère presqu’en même temps.

— Je suis venu te chercher, Jacques, dit Noël d’une voix changée, il faut que tu sortes avec moi !

— Tout de suite, dit Jacques, où allons-nous ?

— Ici, tout près… un accident…

— J’y vais aussi ! s’écria Marthe.

— Non, non, Marthe, restez ici, je vous en prie ! au fait, Marcelline est-elle dans la maison ? et sans attendre la réponse il entra et se dirigea vers la cuisine.

— Bonjour, m’sieur Noël, fit la bonne en l’apercevant ; allez-vous…

Mais Noël l’arrêta d’un geste.

— Marcelline ! Un accident épouvantable ! L’auto a capoté dans un fossé… madame Beauvais est finie ! Le docteur… il respire encore ! Le curé est avec eux !

La pauvre Marcelline restait atterrée… sans voix… Noël continua :

— J’amène Jacques… Il faut préparer la pauvre Marthe !

Un instant plus tard il rejoignait sur la véranda le frère et la sœur, intrigués et inquiets, mais loin de se douter de l’affreuse vérité.

Les deux jeunes gens partirent ensemble et Marthe allait se décider à les suivre, lorsqu’elle aperçut l’abbé Sylvestre qui montait l’avenue. Le curé était un ami intime de son père, et toujours bien accueilli à la maison.

— Bonjour, monsieur le curé, dit Marthe allant au-devant de lui ; venez vous asseoir, il fait bon sur la galerie.

— Merci, ma chère enfant, dit le curé, sans sourire, mais si vous le voulez bien, j’aimerais à entrer.

— Avec plaisir, répondit Marthe, le précédant jusque dans le salon. Papa et maman sont allés chez le meunier, expliqua-t-elle, vous savez sans doute que sa pauvre femme vient de mourir.

Le curé s’assit auprès de Marthe et lui prit la main :

— Ma petite Marthe, dit-il, avec un tremblement dans la voix, vous avez une grande foi dans le bon Dieu, n’est-ce-pas ?

— Oui, monsieur le curé, mais qu’y a-t-il ?… Ciel ! J’ai peur !… Noël a dit : un accident…

— Oui, mon enfant, un accident bien grave… Votre pauvre maman….

— Maman !… Blessée ?

— Hélas !

— Non ! Non ! fit-elle étouffant un cri, pas…

— Oui, hélas ! dit le curé, tandis que ses bons yeux se remplissaient de larmes… Il vous faut être bien forte, pauvre petite, car votre papa…

— Papa ? répéta-t-elle, comme dans un rêve…

— Gravement blessé ! continua le curé ; on va les ramener ici dans quelques minutes !

Marthe se leva en chancelant, pâle comme un lys et suffoquée, puis retrouvant sa voix dans un cri déchirant :

— Nini ! Nini ! appela-t-elle, et comme celle-ci arrivait en s’essuyant les yeux, la pauvre jeune fille s’abattit sans connaissance dans les bras de la fidèle domestique.