Libraire d’Action canadienne-française (p. 18-26).


II




C’EST une belle et chaude après-midi d’août et une puissante Cadillac file rapidement sur la route nationale. Les occupants de l’auto sont des montréalais : Irène St-Georges et son fiancé, Daniel Defoye, André Laurent et Claire St-Georges, fillette de seize ans, sœur d’Irène.

— Dites donc, Irène, dit André qui tient le volant, c’est encore loin chez vos amis ?

— Je ne crois pas. Cependant, c’est ma première visite et il faudrait s’informer.

L’auto ralentit et Irène interpelle un passant :

— « Est-ce ici Bellerive ? Le village de Bellerive ?

— « Oui, répond-il.

— Sommes nous loin de chez le docteur Beauvais ?

— Non, environ un demi-mille, longeant la rivière, côté gauche du chemin.

— Merci !?… et l’auto reprend sa course.

— Sommes-nous attendus ? demanda Claire.

— Non, c’est une surprise ! Je viens annoncer mes fiançailles à Marthe et lui présenter Dan !

— Est-elle chic, la petite campagnarde ? dit celui-ci, pas trop collet monté ?

— Collet monté ! Marthe ? Ça c’est bon ! Je vais la faire rire en le lui disant ! Au pensionnat elle nous devançait toutes avec ses idées avancées !

— Mais son monde, dit André, sans doute du frais… du vert… du guindé ?

— Je ne connais pas ses parents, dit Irène en riant, je sais que son père est un médecin et qu’elle a sa mère et un jeune frère d’environ dix-sept ou dix-huit ans.

— De la galette ? demanda Daniel en clignant des yeux.

— Je ne sais pas. Au couvent, Marthe semblait toujours avoir tout ce qu’elle voulait et comme toilette nous la trouvions très chic… Ah mais… nous voici, je crois ! Cette maison blanche dans les arbres ! Ce doit être là !

Une barrière ouverte donnait entrée dans une courte avenue bordée de grands peupliers et conduisant à une maison de solide apparence, sans prétention, mais dénotant le confort et le bon goût.

Avant qu’ils fussent sortis de l’auto, Marthe apparut sur la véranda.

— Irène ! Quel bonheur !

— Marthe ! s’écria celle-ci, sautant de l’auto et embrassant son amie… Mais il faut que je te présente mon escorte : d’abord ma petite sœur, que tu te rappelles sans doute et qui est, comme toujours, une gamine terrible !… Puis André Laurent… un charmeur, dont il faudra te méfier ! André serra en riant la main de Marthe.

— Enfin, continua Irène, « last but not least » Daniel Defoye, mon fiancé !

— Ton fiancé ! Quelle cachottière ! Même ta dernière lettre n’en disait rien ! Félicitations ! dit Marthe, en embrassant de nouveau son amie et serrant la main de Daniel… Mais, entrez je vous en prie ! Jacques ! appela-t-elle, et comme le jeune homme arrivait, elle le présenta à ses amis et entraîna les jeunes filles vers sa chambre tandis que Jacques s’occupait des messieurs.

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient tous dans la bibliothèque où les arrivants firent la connaissance de monsieur et de madame Beauvais.

— Appelle donc Noël, dit le docteur à Jacques, il est dans mon bureau.

Bientôt les jeunes gens sortirent sur la véranda où Marthe leur servit le thé.

Les gais propos, les éclats de rire, l’odeur des cigarettes, tout cela arrivait, par la grande porte-fenêtre jusque dans la bibliothèque. Noël entra à ce moment, apportant une tasse de thé à madame Beauvais.

— Thé, docteur ? demanda-t-il en souriant.

— Non, merci, mon ami, j’aime mieux ma pipe !

Noël s’éloigna et rejoignit les jeunes gens. Sans timidité, avec un naturel parfait, il causait avec les uns et les autres.

— Henri, vois donc Noël, dit Madeleine en regardant par la fenêtre ; il a des manières parfaites ! Parmi tous ces citadins, il n’a l’air nullement déplacé.

— Pourquoi veux-tu qu’il soit déplacé ?

— Mais… ses origines…

— Ses origines… ses origines… grommela le docteur, elles sont honorables, ses origines ! Sa mère était une excellente femme, son père, un honnête homme, son éducation est supérieure, ses manières, comme tu dis sont parfaites… que veux-tu de plus ?

— Tout de même, tu ne lui donnerais pas ta fille !

— Et pourquoi pas ? Je crois que je confierais plus volontiers ma petite Marthe à Noël, qui est droit, honnête, intelligent, distingué de manières et de sentiments et chrétien convaincu, qu’à un de nos visiteurs, par exemple, qui ont sans doute une plus aristocratique ascendance !

— Toi, Henri ! Toi ! un de Choiseul ! Toi dont la famille est une des plus anciennes du pays, toi, fils de gentilshommes, descendant de la noblesse française, tu donnerais ta fille au fils d’un paysan ?

— Écoute, Mamie, dit le docteur en prenant la main de sa femme, il n’y a qu’une noblesse dans notre pays : c’est celle de l’intelligence complétée par l’éducation ! Noël l’a sûrement cette noblesse ; de plus il a un cœur d’une rare délicatesse, des goûts raffinés et une inappréciable loyauté de caractère ! Pendant ses années d’université, il a été reçu dans les meilleurs salons de Québec, et, comme tu le disais tout à l’heure, il ne semble déplacé nulle part ! Si le Maître que nous prions pour nos enfants chaque soir voulait permettre que lui et Marthe puissent un jour s’aimer, je le remercierais à genoux !

— Tu as peut-être raison, après tout, mon ami, reprit Madeleine, mais notre petite fille a des goûts plus mondains et des ambitions bien différentes… À Marcelline qui entrait : —

Qu’y a-t-il ?

— C’est la femme à Toine Menomme qui vient de mourir subitement et y font demander monsieur !

— J’y vais tout de suite, dit le docteur en se levant. Pauvres gens ! Il y a cinq petits à la maison !

— Je vais avec toi, dit sa femme, je pourrai peut-être faire quelque chose pour ces pauvres enfants !

— Alors, viens ! Je prends la Ford. Ce n’est pas la belle machine de nos visiteurs, mais pour nos chemins et ma bourse, c’est plus pratique !

Madame Beauvais prit congé des amis de Marthe et partit avec son mari.

— Que ta mère est donc belle ! dit Irène, et comme elle a l’air jeune !

— Oui, n’est-ce pas ? dit Jacques qui avait entendu la remarque ; maman est toujours jeune ! Elle et papa, vous savez, ce sont encore des amoureux !

— C’est probablement unique au pays, dit Daniel Defoye en riant, ça n’existe plus des ménages comme celui-là !

— Mais, vous, les fiancés, dit Marthe, n’êtes-vous pas supposés rester des amoureux ?

— Nous, Marthe, dit Irène, nous sommes de notre temps… des prosaïques ! Pas de chimères romanesques pour nous (du moins en apparence, lui souffla-t-elle tout bas) des fiancés bien modernes, qui feront un ménage moderne, gai, indépendant et avec une bonne marge de liberté mutuelle !

— Alors, dit Noël, en riant, l’Église ne fait plus jurer fidélité et obéissance ?…

— L’Église, mon ami, n’a rien changé à son rite, dit Jacques. Ce sont les femmes qui ont changé ça !

— Écoutez-moi ce gamin qui critique les femmes ! s’écria Marthe au milieu du rire général.

— Vous, Claire, dit Jacques à la fillette, allez-vous vous marier comme votre sœur ?

— Moi, dit Claire, avec assurance, quand j’aurai vingt ans ou plus, je prendrai un mari millionnaire, qui aura des autos, des chevaux de course, un yacht et un avion !

— Bravo, Claire ! fit André. Voilà de beaux projets ! Mais supposons que vous deveniez amoureuse d’un homme qui ne serait pas riche ?

— Je ne l’aimerai pas autant que mon millionnaire ! insista la jeune fille.

À ce moment on perçut le bruit de petits pieds foulant le sable de l’avenue et trois enfants portant de petites chaudières s’arrêtèrent devant la maison.

— Des fraises ! s’écria Claire.

— Venez nous les montrer, dit Marthe aux enfants. Ceux-ci, un peu gênés s’approchèrent, et chacun put admirer les belles petites fraises rouges et succulentes qui remplissaient les chaudières.

— Quand les avez-vous cueillies, demanda Marthe à la plus grande des deux fillettes.

— À matin… dans le terrain neu, chez nous.

— Je croyais le temps des fraises passé ?

La petite porta un doigt à sa bouche et ne répondit pas, mais le petit garçon reprit :

— C’est tard, mais c’est à cause qui z’ont commencé passé la Saint-Pierre !

— Toi, p’tit Jos, tu as toujours la réponse prête, dit Noël, mais quand vas-tu commencer à grandir ?

— J’sus p’tit, mais j’sus fiable ! dit Ti-Jos avec aplomb, au grand amusement des visiteurs.

— Quel âge as-tu mon gars ? dit André.

— Quatorze ans.

— Il est petit pour son âge, dit Noël, mais regardez-le ! C’est planté ! C’est solide, ce petit canadien là ! Et les autres aussi, ses sœurs, voyez-les !

En effet, ils offraient bien l’image de la santé, ces robustes petits paysans aux pieds nus, aux doigts rougis de fraises, aux figures dorées par le soleil et le grand air…

Ils reçurent avec joie les petites pièces d’argent qu’on leur donna et Marthe appela Marcelline qui les amena à la cuisine.

Un peu plus tard, les amis de Marthe se régalaient en mangeant ces exquises petites fraises, arrosées de crème et saupoudrées de bon sucre d’érable.

— Quel régal ! Tu nous as donné un vrai festin champêtre ! Merci, Marthe, dit Irène… Mais l’heure passe et il faut repartir, au revoir, chère ; n’oublie pas que je viens te chercher dans quinze jours pour une bonne longue visite auprès de nous, à Montréal !

— Merci ! J’irai avec bonheur ! dit Marthe.

— Il faudra me garder un petit coin dans votre souvenir, n’est-ce pas ? dit André Laurent, en retenant dans les siennes la main de Marthe, promettez-le moi !

— Bien sûr je vous le promets ! Je ne vous oublierai pas, ni vous, monsieur Defoye !

— Dis Dan, Marthe, fit Irène, pas monsieur Defoye !

— Alors au revoir Dan ! Au revoir tous ! Bon voyage ! dit Marthe en les reconduisant à l’auto.

Ils s’installèrent, saluèrent gaiement de la main et partirent vers la grande route.