Modorf-les-bains/14

Imprimerie Joseph Beffort (p. 86-90).

La goutte.

Mondorf reçoit tous les étés la visite d’un certain nombre de goutteux. Tel y vient depuis une douzaine, depuis une vingtaine d’années ; tel autre n’a pas manqué une seule saison depuis la fondation de Mondorf. Etant donné que les goutteux se recrutent parmi les gens d’esprit, il est permis de croire que la cure de Mondorf leur fait du bien pour qu’ils y reviennent avec une fidélité pareille. Cela n’empêche pas que tous ces patients n’aient de temps à autre leur accès de goutte ; mais la plupart trouvent que, grâce à Mondorf, leurs accès sont bénins, de courte durée, et suivis de longs intervalles d’une bonne santé. On sait du reste fort bien dans le monde que, une fois qu’un premier accès s’est déclaré, l’on a bel et bien épousé le mal, et que le divorce avec dame goutte est chose fort rare. On sait surtout que c’est une maladie sociale (nullement socialiste) et qu’on la rencontre de préférence dans la classe aisée, au moyen terme de la vie, chez les gens qui mangent, boivent et dorment bien. C’est le cas de dire : Vox populi, vox Dei ! Aussi l’illustre Sydenham, qui lui-même était une victime de la goutte, se moqua-t-il fort spirituellement d’un richissime lord de sa clientèle, qui, impatient de se débarrasser de son podagre, lui demanda un moyen infaillible et radical de guérison. « C’est bien simple, lui répondit le savant. Que Votre Seigneurie vive avec un shilling par jour, et qu’elle gagne ce shilling par le travail de ses mains ! »

Depuis que Wollaston et Tenant ont découvert que l’urate de soude formait les concrétions, souvent très volumineuses, les tophi, qui se trouvent aux articulations des goutteux, la nature de cette affection, étudiée avec une grande prédilection par les savants les plus illustres des temps anciens autant que de notre époque, a été déterminée avec une précision remarquable. Il s’agit d’une production exagérée d’acide urique dans le sang et dans les humeurs, lequel, dans certaines conditions, se précipite dans les articulations, les ligaments, les gaines tendineuses, et y occasionne les accès caractéristiques si douloureux, phénomène que Thompson a désigné pittoresquement comme un « orage d’acide urique ». Cette matière est une substance azotée, et constitue un degré intermédiaire dans la transformation chimique des aliments azotés, albuminoïdes, qui, comme on sait, quittent l’organisme, quand leur rôle est accompli, sous forme d’urée. Quant à sa valeur physiologique, l’acide urique est un composé qui n’est pas arrivé à maturité, un produit incomplètement élaboré, qui, par suite d’une oxydation insuffisante, a été arrêté à un degré de combustion organique inférieur à celui de l’urée, auquel il devrait cependant atteindre selon les lois de la physiologie humaine. On se trouve donc en présence d’une véritable dyscrasie, d’une anomalie fonctionnelle des éléments histologiques du corps, d’une action chimique insuffisante, qui n’est pas capable de transformer d’une façon normale les aliments albuminoïdes introduits en quantité normale ou exagérée. Trois facteurs sont ici à prendre en considération : 1o L’hérédité, dont l’influence est incontestable. 2o La quantité de nourriture. 3o L’usure du corps.

Un sujet qui descend d’une famille de goutteux, pourra s’attendre avec la plus grande probabilité à l’apparition précoce des accidents goutteux, s’il ne se décide pas à réduire la quantité alimentaire à un minimum et à pousser en même temps à l’extrême les dépenses de son organisme.

Celui qui n’a pas de goutteux parmi ses ascendants, quand il travaille beaucoup, qu’il use son corps et fatigue son cerveau, peut bien manger et passablement boire, sans avoir la goutte. Mais celui qui, tout en buvant et en mangeant bien, dort longtemps et travaille peu, risque fort de l’avoir, surtout s’il est doué d’un tempérament phlegmatique, d’une vitalité inférieure. La goutte est alors acquise par le genre de vie. Aussi la goutte est-elle exceptionnellement rare chez les femmes, parce que la menstruation, la maternité et la lactation ouvrent de larges écluses pour le surplus de matières nutritives qui pourraient s’accumuler dans le corps.

Voilà, au point de vue théorique, la thérapie préventive de la goutte. Quant au point de vue pratique, c’est-à-dire, dès qu’il s’agit de la maladie confirmée, il convient de remarquer que les médicaments, les drogues ne servent pas à grand chose.

Les cures aux eaux sont déjà plus efficaces, surtout quand la goutte, après avoir pendant des années maltraité le corps, est arrivée à la période atonique, à la cachexie. Ce ne sont pas les cures affaiblissantes de Carlsbad, de Vichy qui sont alors indiquées ; il faut au contraire une eau comme la nôtre, tonique, stimulante. Le principe même de la goutte étant plutôt une débilité organique, et non pas un excès de santé, comme le monde se le figure trop aisément, on s’explique facilement les résultats obtenus à Mondorf.

Cependant, c’est le régime qui est le point capital dans le traitement de la goutte, et qui constitue la véritable panacée de ce mal. À toutes les époques, on avait compris l’utilité, la nécessité d’un régime spécial ; mais surtout depuis qu’on eut trouvé que c’était l’acide urique qui était le trouble-fête dans toutes les manifestations de cette diathèse, on se disait tout de suite, qu’en évitant dans la nourriture les aliments azotés ou plastiques : la viande, les œufs etc., on enlèverait à l’organisme la matière première pour fabriquer de l’acide urique. Ce raisonnement trop absolu ne répondait aucunément aux lois de la physiologie. En effet, tous les aliments, dits aliments respiratoires, par opposition aux précédents, tels que le pain, le sucre, la graisse, les pommes de terre, les fruits, contiennent de la matière albuminoïde en une certaine proportion ; ces substances sont du reste d’une nécessité absolue pour former la trame de nos tissus. Plutôt que d’éviter donc l’introduction des aliments azotés, ce qui est d’abord impossible et ensuite peu pratique, il est plus raisonnable de les mieux utiliser, de faire en sorte que ceux-ci soient plus complètement transformés et convertis en produits normaux et terminaux de l’échange organique. Ensuite, il faut considérer que, lorsqu’on se nourrit exclusivement d’aliments azotés, ceux-ci doivent évidemment servir à la calorification, et requièrent une quantité bien plus grande d’oxygène pour leur combustion que les carbures hydriques : farine, sucre, graisse, auxquels ce rôle incombe plus spécialement dans l’alimentation mélangée. Les aliments respiratoires épargnent donc l’albumine et facilitent indirectement la formation d’acide urique. Ces considérations physiologiques associées aux faits cliniques, ont déterminé un de nos plus grands chefs de clinique modernes, le professeur Cantani de Naples, à introduire des changements radicaux dans le régime des goutteux. Voici sommairement ce régime, dont les bons résultats ont déjà obtenu la sanction de l’expérience :

1o Réduire d’une façon absolue la quantité de nourriture et ne manger tout juste que pour apaiser la faim ; réduire le sommeil à un minimum et prendre le plus d’exercice possible.

2o Se nourrir exclusivement de viande, poisson, œufs, bouillon dégraissé, et user surtout de légumes verts : laitues, endives, bourrache, chicorée, cresson, pissenlit, etc., qui renferment peu de sucre et d’amidon, mais beaucoup de sels alcalins.

3o Eviter surtout le thé et le café, l’alcool, la bière, les vins doux, les vins aigres, les acides, les salades, les citrons, les tomates, le fromage et le lait.

4o Réduire à un minimum l’usage du pain, du sucre, de la graisse, des pommes de terre, des farineux etc.

5o Boire tous les jours une grande quantité d’eau, surtout le matin à jeun.

On remarquera avec quelque surprise que Cantani insiste particuliérement sur l’abstention des boissons acides, du fromage et du lait. Cette défense se base sur différents faits d’observation. D’abord le sang des goutteux présente une alcalinité moindre qu’à l’état normal, et l’usage des eaux minérales alcalines, pendant l’accès, est d’une utilité incontestable. Ensuite il est fort à remarquer que l’accès de la goutte est très souvent précédé d’un catarrhe chronique de l’estomac, accompagné de fermentation acide du contenu stomacal, en sorte que les acides paraissent exercer une influence défavorable sur la crase du sang chez les goutteux. Quant au lait, il y a le fait intéressant à considérer, que l’urine des animaux herbivores à l’état adulte, quand ils se nourrissent exclusivement d’herbes, contient à peine des traces d’acide urique, tandis que durant l’époque de l’allaitement, il s’y trouve en quantité considérable. J’ai moi-même eu l’occasion d’observer un accès de goutte survenu chez un patient qui, pour des raisons tout à fait transcendantes, s’était soumis pendant des semaines à une diète lactée exclusive.