Ernest Flammarion, éditeur (p. 257-268).


IX


Le lendemain, Svengred se présentait à l’hôtel de Tarlay, apportant à Mitsi la réponse de Christian et venant chercher la sienne. Mitsi avait passé des heures pleines d’angoisse, débattant le pénible problème qu’il lui fallait résoudre. Marthe, consultée, optait pour le mariage, qui réparerait le tort fait à la jeune fille. Mais Mitsi, avec un singulier sentiment de détresse et de trouble, songeait qu’elle ne pourrait vivre près de cet odieux Christian, dont le souvenir la faisait frissonner de colère et d’effroi.

Pourtant, elle comprenait bien que ce mariage était pour elle presque une nécessité, après la façon dont M. de Tarlay l’avait compromise. Mais, sans en avoir conscience, elle en voulait davantage à Christian parce qu’il l’obligeait, en quelque sorte, de céder à sa volonté. Ce fut ce sentiment d’amertume, de ressentiment, de révolte, mêlé à la crainte étrange qu’elle éprouvait à l’idée de le revoir, qui dicta ces paroles qu’elle adressa à Svengred, quand il lui eut rapporté la réponse de Christian :

— Puisque M. de Tarlay accepte ce que je peux lui donner, c’est-à-dire l’assurance d’être fidèle à mes devoirs, je consens de mon côté à l’épouser. Mais je voudrais qu’il attendît encore, car je… je suis encore très souffrante, et il me sera si pénible…

Elle rougissait, pâlissait, tandis que tremblaient ses lèvres.

— Christian se ferait certainement un devoir d’accéder à votre désir, mademoiselle… mais songez que la situation est un peu délicate. Mieux vaudrait qu’elle fût réglée sans trop de retard… Un mois vous paraîtrait-il un délai raisonnable ?

Elle soupira, en froissant nerveusement l’une contre l’autre ses mains amaigries.

Un mois !… que c’est court !… Enfin, puisqu’il le faut !

Puis, avec un regard où se mêlaient singulièrement la prière et une sorte de détresse, elle dit presque bas :

— Vous lui demanderez de ne pas venir encore… d’attendre que… que je sois un peu remise. Il me sera si pénible de le revoir… après ce que j’ai souffert par lui !

— Certainement, Christian se conformera à votre désir, mademoiselle. Il ne se présentera devant vous que lorsque vous le voudrez bien.

Quand, un peu après, Svengred fit part à son ami de cet entretien, Christian, se mordant la lèvre, dit à mi-voix, non sans amertume :

— Comme elle se venge, cette petite Mitsi !

Svengred pensa, avec un mélange d’ironie et de compassion : « Oui, mon beau Christian, tu n’es pas habitué à cela. J’espère que l’épreuve te sera salutaire, et que tu n’en aimeras que plus fortement celle par qui tu connais enfin la souffrance… l’indispensable souffrance qui trempe les âmes et les rend pitoyables aux maux d’autrui ! »

Une huitaine de jours plus tard, Mitsi vit arriver à l’hôtel de Tarlay une petite femme septuagénaire, vêtue avec une élégance de bon ton et possédant une aimable physionomie qui plut aussitôt à la jeune fille. C’était Mme Vannier, cousine de Christian et de Mitsi. Sur la demande de M. de Tarlay, elle arrivait de Normandie, où elle passait l’été, pour venir servir de chaperon à cette jeune parente inconnue. Mitsi en avait été informée par un mot de son fiancé — car celui-ci, obéissant à son désir, ne l’avait pas encore revue.

Mme Vannier avait la plus grande admiration pour Christian et dès le premier jour elle voulut entamer son éloge. Mais Mitsi l’interrompit aussitôt, avec une nerveuse vivacité :

— Je vous serai très reconnaissante de ne jamais me parler de lui.

Interloquée, la vieille dame balbutia :

— Mais, mon enfant… est-ce que, sérieusement, vous lui gardez rancune à ce point ?

Comme Mitsi ne lui répondait pas et tenait obstinément baissés les yeux que cherchait à rencontrer sa parente, celle-ci lui prit les mains et se pencha pour l’embrasser, en disant à mi-voix, avec un petit sourire amusé :

— Voyons, ce n’est pas sérieux ?… car il est impossible que vous ne l’aimiez pas à la folie, ce cher Christian !

Mitsi retira brusquement ses mains, avec un rire sourd, presque douloureux.

— L’aimer !… à la folie ! Ah ! par exemple ! S’il compte sur moi pour cela !…

Et, passant sur son front une main fiévreuse, elle ajouta d’un ton de prière :

— Je vous en prie, qu’il ne soit plus question de lui !

Mme Vannier n’insista pas. Mais elle restait sceptique et pensait que la première entrevue entre les fiancés remettrait tout au point.

En attendant que Mitsi se décidât à mettre un terme à l’attente de Christian, la vieille dame commença de sortir avec elle pour organiser son trousseau, faire confectionner ses toilettes. Secrètement, sans en rien dire à sa jeune compagne, elle suivait les instructions de Christian, qui voulait que rien ne fût épargné pour sa fiancée. Mitsi, lasse, indifférente, se laissait faire et voyait approcher avec angoisse la date fixée pour le mariage.

« Il faut pourtant que je le revoie avant… il le faut », songeait-elle en frémissant.

Et chaque jour, elle retardait en se disant : « Demain… demain je serai plus forte, plus courageuse ! »

Un après-midi, Mme Vannier se rendant à un concert, elle se décida à l’accompagner, au dernier moment. Comme elles quittaient la salle, à la fin de l’audition, Mitsi vit à quelques pas d’elles une haute silhouette élégante, un fier et beau visage, des yeux ardents qui s’attachaient à elle, passionnément.

Elle frissonna et crut que son cœur cessait de battre, sous la violence de l’émotion. Son regard se détourna… Puis elle pensa : « Aujourd’hui… ou demain… puisqu’il le faut… Et mieux vaut ici, au milieu de ces étrangers. »

Alors, en se raidissant un peu, elle tourna de nouveau la tête vers Christian qui continuait de la regarder, avec la même ardeur concentrée. Puis elle dit à Mme Vannier, en essayant de donner un ton naturel à sa voix :

— M. de Tarlay est là, madame. Si vous le voulez, nous pouvons aller vers lui.

— Certes, mon enfant.

Et la vieille dame fit quelques pas dans la direction où se trouvait Christian.

Mais lui, ayant compris l’intention de Mitsi, s’avançait déjà, un peu pâle, contenant son intense émotion. Il s’inclina, serra la main de sa parente, puis celle qu’après une visible hésitation lui tendait Mitsi.

— Je vous remercie de me donner cette joie !

Il parlait à mi-voix, en la regardant avec une adoration brûlante… Et ce regard rencontra un petit visage tendu, impassible, des yeux sombres qui se dérobaient sous leurs cils tremblants.

Mme Vannier se mit à discourir aussitôt, pour atténuer la gêne de cette première rencontre. Puis elle demanda, en s’adressant à la jeune fille qui restait silencieuse :

— Nous invitons ce soir Christian à dîner, n’est-ce pas, chère petite ?

Avec effort, en gardant sa même contenance impassible, Mitsi répondit :

— Certainement, madame.

Christian les accompagna jusqu’à leur voiture et les quitta avec un « à bientôt » qui ne rencontra d’écho que chez Mme Vannier. L’attitude de Mitsi l’avait impressionné. Mais tandis que son coupé, emporté par deux admirables trotteurs, l’emmenait vers l’hôtel Meurice, il songeait avec la confiance de l’homme très amoureux et du conquérant sûr de son pouvoir : « Je l’aurai vite rassurée, ma petite Mitsi très chère. Le premier pas est fait. Maintenant, je la verrai chaque jour, et je saurai plaider ma cause ! »

En rentrant dans son appartement à l’hôtel de Tarlay, Mitsi, après avoir remis son chapeau et sa jaquette entre les mains de Marthe, promue au grade de femme de chambre, alla s’asseoir d’un air lassé dans le salon décoré des fleurs merveilleuses envoyées chaque jour par son fiancé. Elle demeura un long moment immobile, les lèvres serrées, les yeux mi-clos. Puis, se levant tout à coup, elle alla vers un bonheur-du-jour et prit dans l’un des tiroirs un écrin qu’elle ouvrit.

Une bague reposait là, sur le satin blanc — la bague de fiançailles que Christian lui avait fait remettre par Mme Vannier. Mitsi ne l’avait pas portée encore… Elle la prit d’une main tremblante, la mit en hésitant à son doigt… puis elle la retira et la jeta dans le tiroir en murmurant d’une voix brisée :

— Non, non, je ne peux pas !

Marthe apparut à ce moment au seuil du salon.

— Quelle robe Mademoiselle veut-elle mettre ce soir ?

— N’importe laquelle, ma bonne Marthe.

— La mauve, qui va si bien à Mademoiselle ?

— Celle que vous voudrez, Marthe. Cela m’est tellement indifférent !

Marthe lui jeta un coup d’œil anxieux. Elle s’étonnait et s’inquiétait de voir cette charmante Mitsi, qui semblait autrefois d’humeur égale, devenir nerveuse, un peu fantasque, avec des moments de sombre rêverie. Toutefois, se rencontrant en ceci avec M. de Tarlay, elle pensait que celui-ci aurait vite fait de changer cet état d’esprit, qui influait défavorablement sur la santé de la jeune fille.

Quand Christian, un peu avant l’heure du dîner, entra dans le salon où se tenaient Mme Vannier et Mitsi, il vit sa fiancée debout au seuil d’une des portes-fenêtres donnant sur le jardin de l’hôtel. Les derniers reflets du jour enveloppaient sa fine silhouette, sa petite tête aux brillantes boucles noires. Elle tenait les yeux un peu baissés, et ne les releva pas quand Christian s’approcha d’elle. D’un mouvement lent, qui hésitait encore, elle lui présenta sa main. Il se courba, y appuya doucement ses lèvres… Et il sentit alors qu’elle se raidissait pour ne pas la lui retirer.

Pendant toute la soirée, elle conserva cette même attitude rigide, ce même air fermé, indifférent, qu’elle avait eu cet après-midi en le revoyant. Cependant, elle se mêlait à la conversation, mais dès qu’elle le pouvait sans impolitesse, elle gardait le silence, tenant ses paupières demi-baissées, comme si elle craignait de rencontrer le regard de Christian, — ce regard brûlant, inquiet, qui ne la quittait pas.

Combien il la trouvait charmante, cette petite Mitsi, même avec ce visage aminci, pâli par la maladie, qui faisait paraître plus grands, plus profonds les beaux yeux dont le feu s’était éteint, remplacé par une séduisante langueur et des ombres mystérieuses qu’il n’avait pas connues en ceux de la Mitsi d’autrefois ! Quel charme délicat dans son allure, dans le moindre de ses mouvements !… Mais comme elle était cruelle, cette enfant si chère, de lui tenir ainsi rigueur, de lui refuser le sourire enivrant de ses lèvres frémissantes, la caresse de son regard qu’il avait vu si tendre pour le petit Jacques !

Vers le milieu de la soirée, sous le prétexte de donner un ordre à sa femme de chambre, Mme Vannier s’éclipsa discrètement pour laisser un instant les fiancés en tête à tête. Mitsi, avec un air de lassitude, appuyait sa tête au dossier d’une bergère. La lumière des bougies qui garnissaient les candélabres de bronze éclairait son visage délicat, son cou fin, d’une blancheur mate, qu’entourait un ruban de velours noir auquel pendait un médaillon d’or émaillé, récent cadeau de Mme Vannier… Christian, quittant son fauteuil, vint s’asseoir près d’elle et prit sa main, qu’elle lui abandonna, toute glacée. Il dit à mi-voix, en essayant encore de rencontrer ce regard qu’elle tenait obstinément baissé :

— Avez-vous froid, chère Mitsi ?

— Non, je vous remercie.

— Dites-moi vous-même que vous m’avez pardonné !

Il la regardait avec une supplication passionnée. Du même accent indifférent, sans lever les yeux sur lui, elle répondit :

— Mais oui, je vous ai pardonné, parce que c’était mon devoir.

— Pour cela, seulement ?… Oh ! Mitsi, serait-il possible que vous ne fussiez pas touchée par mes regrets, par mon amour ?

Il saisissait la petite main froide et y appuyait ses lèvres ardentes. Mitsi ne fit pas un mouvement pour la retirer… mais en relevant les yeux, il la vit très pâle, les paupières fermées, la tête inclinée comme si elle perdait connaissance.

Il se pencha vers elle en demandant anxieusement :

— Qu’avez-vous, ma chérie ?… ma pauvre petite Mitsi !

Comme elle ne répondait pas et restait immobile, il courut appeler Mme Vannier. Ce malaise fut de courte durée, mais quand Mitsi, ayant pris congé de Christian, quitta le salon au bras de sa parente, elle restait toute pâle, avec un regard sombre et anxieux qui frappa M. de Tarlay.

« Pourvu que sa santé ne soit pas irrémédiablement atteinte ! » songea-t-il avec angoisse.

Mitsi, très souffrante le lendemain, ne put le recevoir. Il la revit les jours suivants, toujours la même, toujours énigmatique et froide. Maintenant, dans les moments où il se trouvait seul avec elle, il n’osait plus parler d’amour à ce petit sphinx aux yeux mi-clos, à cette enfant étrange, aussitôt raidie en une attitude défensive — comme si, toujours, la scène du pavillon s’interposait entre elle et lui.

Pourtant, comme il l’aimait, chaque jour plus ardemment, sa jolie Mitsi, sa cruelle petite fiancée ! Oui, comme il fallait qu’il l’aimât, cet orgueilleux, cet homme accoutumé à tous les hommages, à toutes les complaisances, pour supporter une situation si pénible à son amour-propre et à son cœur !

Huit jours après la première rencontre des fiancés, le mariage fut célébré dans la chapelle d’un couvent voisin de l’hôtel de Tarlay. Une assistance restreinte, mais des plus choisies, put admirer le couple parfait que formaient M. de Tarlay et Mitsi. Mais la jeune mariée, sous le voile de point d’Alençon, paraissait d’une telle pâleur qu’on se demandait si elle n’allait pas se trouver mal avant la fin de la cérémonie.

Cependant, il n’en fut rien. Mitsi assista même au somptueux déjeuner qui eut lieu à l’hôtel de Tarlay, s’entretint gracieusement avec les invités aussitôt pris à son charme. Puis elle disparut, et quand Christian, ayant changé de tenue, la rejoignit dans son petit salon, il la trouva en costume de voyage, disant adieu à Mme Vannier qui finissait de remplir près d’elle son rôle maternel.

M. de Tarlay avait demandé à sa fiancée :

Voulez-vous que nous fassions dès maintenant un voyage ?… Ou bien, comme votre santé n’est pas fort remise encore, aimez-vous mieux que nous passions l’automne à Rivalles, et que nous partions ensuite pour la Riviera, où nous resterons plusieurs mois d’hiver ?

Elle avait répondu avec son air de tranquille indifférence :

— Allons à Rivalles, si vous le voulez. Je sais que vous avez affaire aux forges, en ce moment. Quant à moi, comme vous le dites, voyager me fatiguerait en effet.

C’était donc au Château-Rose que s’en allaient les nouveaux mariés. Un délicieux coupé capitonné de soie mordorée les emportait vers la gare. Mitsi appuyait aux coussins moelleux sa petite tête coiffée d’une toque faite en plumes d’oiseaux rares, qui laissait passer les boucles légères de ses cheveux noirs. Elle tenait les yeux fermés et Christian voyait trembler ses cils, frémir sa bouche délicate que relevait légèrement un pli de souffrance.

— Êtes-vous fatiguée, chère petite Mitsi ?

Il se penchait vers elle, et sa voix prenait des intonations d’une chaude douceur qui ne lui étaient pas habituelles.

Elle répondit faiblement :

— Oui… mais ce n’est rien ; avec un peu de repos, je serai bientôt mieux.

— Vous l’aurez à Rivalles, ce repos… et des soins, de la tendresse… tout ce que je pourrai pour vous rendre heureuse, ma chérie.

Il se penchait davantage, et Mitsi sentit son souffle sur son visage. Alors elle eut un mouvement de recul, un raidissement de tout son être. Ses paupières se soulevèrent et dans le petit visage tout à coup blêmi, glacé, Christian vit des yeux pleins d’effroi, d’affolement, de farouche détresse.

Il se redressa d’un mouvement violent, et dit avec fine colère contenue :

— Vous n’avez donc rien pardonné, quoi que vous en disiez ?… Oh ! rassurez-vous, je ne vous importunerai pas davantage ! C’est de vous seule, de votre confiance en moi que je veux vous tenir. Le jour où cette confiance ne vous manquera plus, Mitsi, vous me le direz.

Elle détourna la tête, comme si elle ne pouvait supporter le regard de ces yeux assombris où la souffrance, l’irritation se mêlaient à l’orgueil blessé. En appuyant son visage contre le capitonnage de soie, elle ferma de nouveau ses paupières tremblantes et Christian ne vit plus que son profil immobile, dont la pâleur s’était accentuée encore.