Ernest Flammarion, éditeur (p. 249-256).


VIII


Mitsi, en recevant quelques jours plus tard la demande d’entrevue du jeune Suédois, éprouva tout d’abord quelque surprise. Elle avait très peu vu Svengred et songeait : « Que peut-il me vouloir ?… Est-ce M. de Tarlay qui l’envoie ? » Cependant, comme il lui avait laissé une impression de sympathie et de confiance, elle hésita peu avant de lui faire répondre qu’elle le recevrait volontiers.

Il vint le lendemain et fut introduit par Marthe dans le salon où Mitsi, assise en une profonde bergère, l’attendait, un peu nerveuse, et si pâlie, si changée, que le jeune homme en éprouva d’abord un saisissement.

Mais elle restait toujours la jolie petite Mitsi, avec ses cheveux noirs formant des boucles autour de son front satiné, sa petite bouche frémissante, ses yeux veloutés où la faiblesse physique mettait une captivante langueur.

Après avoir demandé à la jeune fille des nouvelles de sa santé, Svengred entra aussitôt dans le vif du sujet, raconta comment, sur la demande de Christian, il avait entrepris l’enquête qui, très vite, aboutissait à révéler tous les mensonges de Parceuil et le crime commis sur la pauvre Ilka. Mitsi, les mains jointes, frissonnante, écoutait avidement, l’interrompant parfois pour poser une question, murmurant douloureusement :

— Ma pauvre maman !… Et ils te couvraient de boue !… Ils n’avaient pas assez de mépris pour la fille de la ballerine !

— Christian a chassé de chez lui ce gredin. Quant à Mme Debrennes, qui le protégeait, elle a quitté la demeure de son petit-fils et vivra maintenant chez elle. Vos ennemis sont donc punis, mademoiselle, et Christian va s’occuper de vous faire rentrer dans vos droits, c’est-à-dire de vous rendre la fortune de votre père, augmentée de tous les intérêts et bénéfices…

Elle l’interrompit en se redressant, le visage empourpré, les yeux étincelants…

— Je ne veux rien, rien de lui !… Dès que j’en aurai la force, je quitterai cette demeure où il m’a amenée sans que j’en aie conscience, et je chercherai du travail…

D’un geste apaisant, Svengred posa sa main sur celle de la jeune fille, toute brûlante.

— Ne parlez pas comme une enfant, mademoiselle Mitsi. Cette fortune vous appartient, et la plus élémentaire probité interdirait à Christian de la conserver. Il en a joui jusqu’ici par ignorance, croyant sincèrement que Georges Douvres n’avait pas contracté d’union légitime, et que votre pauvre mère était une femme indigne. Mais maintenant qu’il sait toute la vérité, ce qui vous appartient vous sera intégralement remis. En outre, il vous reconnaît officiellement pour sa cousine… en attendant que vous lui permettiez de vous donner un autre nom.

D’une voix brève, un peu saccadée, Mitsi demanda, en attachant sur son interlocuteur des yeux devenus très sombres :

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Mon ami sait qu’il a beaucoup à se faire pardonner… Il a éprouvé de profonds regrets, il a beaucoup souffert de vos souffrances, dont il était la cause. Moi qui le connais bien, je puis vous assurer de sa sincérité. Il vous aime, mademoiselle, très ardemment… et il vous demande de lui accorder votre main.

Mitsi bondit sur son fauteuil.

— Moi !… moi ! Il ose !… Il croit donc que j’ai oublié ?

Svengred, abasourdi par cette véhémence, par la farouche colère du regard, balbutia :

— Mais, mademoiselle, c’est précisément avec le grand désir de réparer le tort qu’il a fait…

Elle riposta âprement :

— Alors, il croit que parce qu’il daignera, maintenant que je suis bien vraiment sa cousine, et riche, me donner son nom, tout sera réparé ? — tout, c’est-à-dire ce que j’ai enduré de souffrances physiques et plus encore morales, et le déshonneur immérité, et… et enfin tout ce que je souffre, ô mon Dieu !… tout ce que je souffre !

Elle mit son visage entre ses mains et Svengred vit ses épaules qui se soulevaient convulsivement.

Bouleversé jusqu’au fond de l’être, il la regardait, ne sachant plus que dire devant cette révolte et cette douleur. L’âme fière, ardente et profondément sensible de Mitsi se dévoilait à ses yeux, et il pensait avec un peu d’angoisse « Christian l’a profondément blessée. Il aura peut-être plus de peine que je ne le croyais à fermer cette plaie ».

Mitsi, enfin, laissa retomber ses mains, montrant son visage empourpré, ses yeux brillants de larmes.

— Pardonnez-moi… mais j’ai passé par de si pénibles moments que je ne suis plus maîtresse de mes nerfs.

— Mais, mademoiselle, croyez que je vous comprends très bien, et que j’admire la fierté de votre caractère. C’est elle, aussi, qui a ouvert les yeux de Christian, qui lui a fait faire un retour salutaire sur lui-même. Voyez-vous, il a été fort gâté par la vie, ce cher Christian, mais je vous assure qu’il est bon, loyal, capable d’un attachement très vif et très fidèle, et d’une grande estime pour la femme qui aura su la mériter. Pour avoir connu dans le monde trop de coquettes ou d’âmes faibles, il était devenu sceptique sur la vertu féminine. Vous avez changé ses idées par votre admirable attitude…

Une sorte de rire étouffé — au fond était-ce un rire ou un sanglot ? — interrompit le jeune homme. Mitsi le regardait avec une ironie douloureuse, tandis qu’un pli de mépris soulevait sa lèvre.

— Malheureusement, je n’ai pas du tout votre confiance à l’égard des bons sentiments de votre ami. M. de Tarlay n’a pas eu pitié d’une pauvre enfant seule, sans protection, obligée de vivre sous son toit, et qui donnait à son fils tout ce qu’elle pouvait d’affection, de sollicitude. Il m’a réduite à fuir comme une malheureuse, et à passer pour coupable aux yeux de ses hôtes, de sa domesticité, de tout le pays. Après cela, qu’il ait eu des remords, je n’en sais rien… ou plutôt, je l’en crois incapable…

— Mademoiselle, ne soyez pas injuste !

Mais Mitsi poursuivait avec une âpreté croissante :

— Oui, je l’en crois incapable, cet homme qui n’a toujours cherché dans la vie que jouissance, que satisfaction personnelle, qui n’a témoigné qu’indifférence pour ce pauvre petit Jacques, si attachant cependant… Et il voudrait que j’oublie… que je devienne sa femme, moi, sa victime… moi qui le déteste !

— Mitsi, ne parlez pas ainsi !… car je suis certain que vous ne pensez pas ce que vous dites !

Svengred se penchait pour prendre la main brûlante de la jeune fille. Elle riposta violemment :

— Si, je le pense !… Et vous le lui direz ! Qu’il me laisse en paix, voilà tout ce que je lui demande.

— Vous ne parlez pas raisonnablement, ma chère enfant. Votre ressentiment — d’ailleurs un peu légitime — vous égare, vous cache la situation réelle. Je vous affirme que vous vous trompez au sujet de Christian. Si coupable qu’il ait été, en cédant au sentiment très ardent que vous lui inspiriez, il n’est pas l’homme dépourvu de cœur et de conscience que vous vous imaginez. En toute loyauté, il souhaite vous donner son nom, à la fois pour vous entourer de soins et d’affection, et pour réparer le tort qu’il vous a fait dans votre réputation.

Mitsi demanda, en attachant sur le jeune Suédois ses grands yeux pleins d’angoisse :

— Si je ne l’épousais pas, est-ce que, véritablement, cette réputation resterait compromise ?

— Je veux vous répondre franchement : oui, je le crains.

Il vit frémir les épaules amaigries, sous la cotonnade claire de la robe d’intérieur.

— Et vous, monsieur, croyez-vous que je… que je mérite cette réprobation ?

Il s’écria, dans un élan de toute son âme :

— Oh ! non, non ! Pas un instant je ne l’ai cru !

Le regard douloureux s’éclaira de joie. En serrant la main de Svengred, Mitsi dit ce seul mot :

— Merci !

Puis, le front sur sa main, les paupières baissées, elle s’absorba dans une réflexion que ne troubla pas Svengred. Il voyait trembler ses lèvres, frémir ses longs cils noirs, et pensait avec émotion : « Pauvre petite, qui connaît déjà si bien les tourments de la vie, les angoisses de l’avenir ! »

Mitsi, relevant la tête, mit tout à coup sa main sur celle du jeune homme.

— Monsieur, en faisant abstraction de votre amitié pour M. de Tarlay, dites-moi si vous me conseillez ce mariage ?

Sans hésitation, il répondit :

— Oui, mademoiselle. Je connais Christian, je réponds de ses sentiments à votre égard…

Mais elle l’interrompit avec une vivacité qui était presque de la violence :

— Ne me parlez pas de cela, je vous en prie ! Si je me décidais à devenir sa femme, ce n’est pas parce que… parce qu’il a la fantaisie de m’aimer…

Un pli de douloureux dédain se creusait au coin de sa lèvre.

— … Mais seulement pour obtenir la réparation qu’il me doit. Je lui pardonne, parce que ma religion me l’ordonne, mais rien ne pourra faire que j’oublie ce qui s’est passé. Vous le lui direz, monsieur, n’est-ce pas ?… Et s’il accepte cette situation, si, de mon côté, la réflexion m’incite à accepter ce qu’il m’offre… eh bien, je deviendrai sa femme.

Ces derniers mots furent prononcés d’une voix basse, presque étouffée.

Svengred se retira fort impressionné par cette entrevue, qui lui avait montré Mitsi beaucoup plus montée contre Christian qu’il n’avait pu l’imaginer. En rapportant fidèlement à son ami les paroles de la jeune fille, il ne lui cacha pas qu’il faudrait sans doute beaucoup de patience et de délicatesse pour venir à bout de cet état d’esprit.

— Elle a bien raison de m’en vouloir ! déclara sincèrement M. de Tarlay. Je ne l’en estime que davantage, pour ne pas aussitôt me dire : Tout est oublié… Mais enfin, j’espère que, quoi qu’elle affirme, cette rancune ne sera pas éternelle, et que je saurai obtenir cet oubli, peu à peu, en même temps que lui inspirer la confiance qu’elle me refuse aujourd’hui.

— Alors, tu veux toujours ? interrogea Olaüs.

Christian dit ardemment :

— Comment, si je veux ? Mais plus que jamais ! Je la conquerrai, ma farouche petite Mitsi, ma petite âme blanche… je me vengerai en faisant d’elle une femme très heureuse !