Ernest Flammarion, éditeur (p. 241-248).


VII


Mitsi n’avait pas quitté son lit, depuis qu’elle s’y était étendue à demi inconsciente, sous l’influence du narcotique administré par Anna. La fièvre la brûlait, la soif desséchait sa gorge, car la Bolomeff, fidèle à sa menace, ne lui apportait ni aliments ni boisson. La malheureuse enfant se résignait à la mort et souffrait courageusement. Parfois, cependant, une crise d’abattement survenait. Alors elle songeait : « Si j’avais voulu, mon sort aurait été tout autre… « Il » m’aimait, disait-il, et il promettait de me rendre heureuse. »

Puis elle frissonnait d’horreur, de révolte contre elle-même, et son âme douloureuse, éperdue, jetait vers le ciel un cri de supplication, de foi, d’humble ferveur. N’avait-elle pas dit à Marthe qu’elle aimerait mieux mourir dix fois que de céder au tentateur ? Eh bien, Dieu la prenait au mot en l’enlevant bientôt de cette terre où, pauvre isolée, elle n’aurait su que devenir. Il y avait un pénible passage à franchir, dans cet abandon, dans cette privation de tout ce qui, spirituellement et matériellement, console, adoucit les souffrances des mourants. Mais ensuite, elle trouverait le repos, la joie pure, sans fin… et plus de tentation… Oh ! plus de ces troubles d’âme, de ces frissons, de ces détresses qu’elle avait connues pendant son séjour à Rivalles !

Une fois dans la journée, Anna ouvrait la porte, jetait un coup d’œil sur elle et demandait :

— Voulez-vous vous lever pour travailler ?

Mitsi répondait :

— Vous voyez bien que cela m’est impossible.

Et la femme s’éloignait en haussant les épaules. Ne sachant plus les heures, somnolant lourdement une partie du jour, Mitsi ne se rendait pas compte du temps écoulé depuis son entrée dans cette maison… Comme elle n’attendait aucun secours, puisque Marthe la croyait à Sainte-Clotilde et, en tout cas, ne pourrait savoir où l’avait conduite son tuteur, la jeune fille, accablée par la faiblesse physique, n’avait d’espoir qu’en la mort, pour l’enlever à sa geôlière. Aussi ne comprit-elle pas d’abord quand, dans l’après-midi du quatrième jour, Anna entra et lui dit avec un accent mielleux dont elle n’avait pas usé jusqu’ici :

— Voici vos vêtements. Habillez-vous vite, car il y a là votre cousin qui vient vous chercher.

— Mon cousin ?

Mitsi se soulevait sur le grabat en regardant la femme avec des yeux brillants de fièvre.

— Oui, un bien beau garçon, qui m’a remis un mot de M. Parceuil, me disant de vous laisser partir avec lui.

Mitsi frémit longuement. Elle comprenait qui était ce cousin. Mais allait-elle donc retrouver ce qu’elle avait voulu fuir ?

À ce moment, au seuil du taudis, apparut Marthe qui, sur l’ordre de son maître, avait suivi la femme… Mitsi eut un sourd cri de joie, en tendant les bras vers elle.

— Marthe !… ma bonne Marthe !… Oh ! emmenez-moi vite d’ici !

Obséquieuse maintenant, l’hôtesse proposa :

— Il faudrait que vous preniez un peu de nourriture ?… J’ai du bouillon…

Mais Mitsi murmura :

— Non, non… rien !… je ne veux rien prendre dans cette maison !

Elle se laissa habiller par Marthe, toute saisie d’émotion en la voyant si faible. Puis, soutenue par la bonne fille, elle quitta le taudis où elle venait de passer des heures si douloureuses.

Christian l’attendait dans le couloir de l’hôtel. En la voyant apparaître, chancelante, le visage empourpré par la fièvre, il eut un mouvement d’angoisse… Elle, un instant, s’arrêta, recula presque, en l’apercevant. L’effroi, la défiance, une sorte de détresse se mêlaient en son regard.

Il s’avança impulsivement, le bras étendu vers elle pou lui offrir un appui.

— Venez vite, ma pauvre Mitsi ! J’ai là une voiture…

Elle dit d’une voix basse, oppressée :

— Où me conduisez-vous ?

— Rue de Varenne, dans la demeure qui fut celle de votre grand’oncle, celle aussi de votre père. Vous y habiterez avec Marthe et je ne viendrai vous y voir que lorsque vous m’y autoriserez.

— Non, je ne veux pas cela… Faites-moi conduire à Vorgères, au pensionnat.

— Pas dans l’état où vous êtes, ma pauvre enfant ! Puis, j’ai beaucoup de choses à vous apprendre… des révélations à vous faire, qui vous montreront votre existence toute changée.

Elle n’objecta plus rien. Vaincue par la faiblesse, elle se sentait incapable de résister davantage. Détournant la tête, paraissant ne pas voir ce bras qui s’offrait à elle, Mitsi gagna le fiacre qui attendait. Sur un signe de son maître, Marthe prit place près d’elle et soutint entre ses bras la jeune fille qui, à bout de forces, perdait à demi connaissance.

Ce fut une grave rechute de la maladie qui avait manqué d’emporter Mitsi. Dans un des appartements du premier étage où Christian l’avait fait transporter, l’orpheline lutta de nouveau plusieurs jours contre la mort, et celle-ci fut vaincue, cette fois encore.

Marthe et une religieuse se relayaient pour soigner Mitsi. Christian, qui avait pris un appartement à l’hôtel Meurice, venait deux fois par jour s’informer de ses nouvelles. Il avait fait une courte apparition à Rivalles pour exécuter Parceuil, puis avait regagné Paris avec son ami. Quant à la présidente, elle préparait son départ. Cette catastrophe l’avait, en quelques jours, vieillie de plusieurs années. Florine, à qui elle n’avait naturellement dit qu’une partie de la vérité, au sujet de cette disgrâce, s’emportait furieusement contre « l’odieuse Mitsi » dont Christian avait réhabilité la mère et qu’il prétendait faire rentrer dans ses soi-disant droits. La belle Mlle Dubalde faisait ses malles, elle aussi, pour regagner le petit appartement paternel. Et bien que la présidente l’eût invitée à résider souvent chez elle, Florine songeait que ce séjour n’aurait plus rien de comparable à l’hospitalité fastueuse, aux distractions dont elle avait joui dans les résidences du vicomte de Tarlay.

Et puis, lui, Christian, ne serait pas là… et elle comprenait bien que, filleule et favorite de Mme Debrennes, elle se trouverait englobée dans le ressentiment dont M. de Tarlay faisait peser le poids sur son aïeule. C’était la fin d’une chimère poursuivie pendant bien des années, et pour laquelle Mlle Dubalde avait refusé de bons partis… si bien qu’aujourd’hui, atteignant la trentaine, ayant perdu sa fraîcheur, la belle Florine se voyait avec effroi réduite au revenu assez mince de la fortune qui lui venait de sa mère, sans pouvoir compter désormais sur la générosité de la présidente, celle-ci ayant déclaré en gémissant que la rente — fort belle pourtant — dont son petit-fils lui « faisait l’aumône » suffirait tout juste à lui assurer une existence à peu près convenable.

Mitsi, ignorante de ces événements, sortait peu à peu de la torpeur résultant de la fièvre. Très affaiblie, elle n’avait d’abord presque plus de pensée… Puis elle put bientôt se rendre compte de l’élégance sobre, du confort luxueux qui l’entouraient. Alors, elle demanda à Marthe :

— Où suis-je, ici ?

— À l’hôtel de Tarlay, ma chère petite Mitsi.

Elle répéta, d’une voix étouffée :

— À l’hôtel de Tarlay !

Puis la mémoire lui revint de tout ce qui avait précédé son départ de chez la Bolomeff, et des paroles, du regard de Christian, qu’elle avait tant craint de rencontrer à nouveau, et qui était à ce moment-là si ardemment-tendre.

Elle enfouit son visage tout à coup brûlant dans l’oreiller de batiste et ne fit pas d’autres questions ce jour-là.

Le lendemain, elle demanda avec un frémissement dans la voix :

— M. de Tarlay est-il à Rivalles ?

— Non, il y va seulement de temps à autre, pour jeter un coup d’œil aux forges… car M. Parceuil n’est plus directeur, grâce au ciel !

— Comment ?… Serait-ce possible ?

— Oh ! il s’est passé bien des choses !… Et M. le vicomte doit vous demander de le recevoir dès que vous le pourrez, car il a de grandes nouvelles à vous apprendre, Mitsi, des nouvelles qui changeront toute votre vie.

Mitsi dit farouchement :

— Non, non, je ne veux pas le voir !

— Il le faudra pourtant, je vous assure !… Et maintenant, vous n’avez plus rien à craindre. Croyez-en la parole d’une amie dévouée, chère Mitsi.

— Pourquoi ?… Vous savez quelque chose, Marthe ?

— Oui, mais je n’ai pas la permission de rien dire.

— Alors, taisez-vous… mais ne me parlez plus de lui.

Et Mitsi s’enferma dans une rêverie sombre qui parut devenir son état habituel, les jours suivants, tandis que s’accentuaient les progrès de sa convalescence.

Christian, mis au courant par Marthe de cette étrange humeur, s’en inquiéta et fit part de son anxiété à Svengred, qu’il voyait chaque jour.

— Il doit y avoir là une sorte de rancune un peu maladive, qui la portera peut-être à refuser de me recevoir… Pourtant, il faut que je lui parle, que je lui explique tout… et que je lui demande de devenir ma femme, car cette situation ne peut se prolonger.

— En effet. Et même, de toutes façons, il serait bon qu’elle eût près d’elle un chaperon, jusqu’à votre mariage.

— Je pourrais demander à ma cousine, Mme Vannier, de venir remplir ce rôle. Mitsi est sa parente au même degré que moi. C’est une excellente personne, pas très intelligente, mais fort serviable, et qui, lorsque je lui aurai bien expliqué la situation, sera certainement charmée de servir de mère à la fille de Georges, qu’elle avait en grande affection.

— Ce serait une bonne solution.

— Oui… mais il faut auparavant que je voie Mitsi, qu’elle soit au courant des événements qui ont changé sa vie. Or, je crains qu’elle soit longue à vouloir me recevoir.

— Si tu le désires, je puis lui faire demander une entrevue, lui raconter ce que j’ai appris là-bas… et puis lui dire ce que tu souhaites.

Christian saisit les mains de son ami et les pressa énergiquement.

— Non, Olaüs, non ! Je n’ai déjà que trop demandé à ton amitié ! Ce nouveau sacrifice, je ne l’accepterai pas !

Svengred secoua la tête, en souriant avec mélancolie.

— Si, accepte-le sans scrupule, mon cher Christian. J’ai un cœur plus calme que le tien, et qui sait se résigner, se soumettre à la volonté divine, envisager sans trop d’effroi, parfois même avec une sorte de joie, la perspective de la mort qui me guette. Mon père a quitté ce monde vers la trentaine, et j’ai la même maladie que lui…

— Mon ami, ne te laisse pas aller à ces pensées désolantes !

— Je ne puis me bercer d’illusions à ce sujet, Christian. Mais pour en revenir à Mitsi, j’irai la voir, dès qu’elle sera mieux, et je lui parlerai… Je plaiderai ta cause, en bon avocat, je te l’affirme !

— Oh je ne doute pas de toi, cher Olaüs ! Tu es mon seul véritable ami celui — qui ne m’a jamais flatté hors de propos et n’a pas craint de me faire sentir mes torts. Aussi possèdes-tu ma plus profonde estime, mon affection et ma confiance entière, que je te prouve en acceptant ce que tu m’offres si généreusement.