Ernest Flammarion, éditeur (p. 269-281).


X


Trois semaines après son retour à Rivalles en compagnie de Mitsi, M. de Tarlay reçut un mot de Svengred. Celui-ci l’informait qu’il était appelé en Suède pour le règlement d’importantes affaires d’intérêt. Il devrait y demeurer probablement une partie de l’hiver et, auparavant, aurait été heureux de revoir son ami.

Christian fit part de cette lettre à Mitsi, après le déjeuner, tandis que la jeune femme s’asseyait dans le salon des Bergères pour parcourir les revues arrivées par le même courrier.

— Nous pourrions l’inviter à passer quelques jours ici, n’est-ce pas, Mitsi ?

— Mais certainement. Il est très sympathique, votre ami, et paraît avoir pour vous une grande affection.

— Oui, il m’a donné des preuves de sa solide amitié, mon cher Olaüs. En vérité, il est le seul être qui me connaisse bien, qui ne me juge pas sur les seules apparences.

Une amertume profonde vibrait dans sa voix. Il jeta un sombre coup d’œil vers la jeune femme qui, les yeux baissés, feuilletait distraitement une revue, puis il se dirigea vers le petit salon voisin pour y prendre une cigarette.

Les doigts de Mitsi tremblaient un peu, tandis qu’ils tournaient machinalement les pages. Un tressaillement agitait le visage menu, qui restait pâle et altéré.

Christian, un instant après, reparut dans le salon des Bergères en demandant avec une indifférence affectée :

— Que comptez-vous faire cet après-midi ?

Elle releva à peine les yeux pour répondre :

— Mais rien de particulier. Je me sens fatiguée aujourd’hui et me contenterai d’une promenade dans les jardins.

Il fit quelques pas vers elle, en disant d’un ton où l’impatience, une sourde colère se mêlaient à l’ironie :

— Je me demande pourquoi vous semblez toujours avoir si peur de me regarder, Mitsi ? Qu’est-ce que je vous inspire donc ?… de l’horreur ? de la haine ? Dites-le-moi franchement, cela vaudrait mieux que votre attitude injurieuse.

Elle se leva d’un mouvement impétueux, et cette fois, ses yeux sombres et douloureux se plongèrent dans ceux de Christian.

— Non, je ne vous le dirai pas ! Non, certes, parce que… parce que…

Elle laissa glisser la revue à terre, et, se détournant brusquement, se dirigea vers la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse.

Christian, la bouche crispée par un amer sourire, regarda s’éloigner la souple silhouette vêtue d’une légère soie gris argenté. Le frémissant petit sphinx ne lui avait pas livré son secret. Depuis trois semaines il voyait devant lui ce visage fermé, ces yeux qui essayaient toujours d’échapper à son regard. Mitsi le fuyait autant qu’elle pouvait, passant la plus grande partie de ses journées dans l’appartement qu’il avait fait préparer pour elle, l’ancien appartement du petit Jacques, décoré sur les instructions du châtelain avec le goût le plus délicat et une somptuosité raffinée. Ou bien elle errait dans le parc, en évitant de passer devant le pavillon italien. Au logis, elle travaillait pour les pauvres, faisait de la musique, donnait les ordres à la femme de charge qui avait remplacé Léonie, renvoyée lors du départ de la présidente… Et elle restait pâle et triste, souvent nerveuse, tremblant dès qu’elle devait se retrouver en présence de Christian, et sentant pourtant son cœur bondir d’émotion ardente à la pensée de le revoir.

M. de Tarlay, lui, s’occupait des forges avec une activité intense. Il faisait en outre de longues promenades à cheval, des courses en voiture avec les bêtes les plus difficiles de ses écuries, comme un homme cherchant à s’étourdir, à oublier. Mais quoi qu’il fît, toujours il revoyait le petit visage délicieux, les yeux pleins de troublant mystère sous leurs cils baissés, la pourpre frémissante des lèvres fermées sur le secret du cœur de Mitsi. Alors, frissonnant de colère et de passion, il songeait : « Cette existence est insoutenable ! Si elle ne peut pas me souffrir, eh bien ! qu’elle parte, cette enfant impitoyable, qui me fait payer si cher mes torts à son égard ! »

Svengred n’eut aucune peine à se rendre compte de la situation, dès qu’il se trouva en présence des deux époux réunis. Déjà, en voyant Christian qui était venu le chercher à la gare, il avait remarqué une certaine altération de son visage, un air sombre et soucieux. La mine fatiguée de Mitsi, la mélancolie de son sourire, de son regard, achevèrent de l’édifier sur la mésentente des nouveaux mariés. Christian, d’ailleurs, le lui fit entendre à demi-mot, tandis que dans l’après-midi tous deux se promenaient dans le parc.

— Elle est encore sous le coup des épreuves par lesquelles il lui a fallu passer, mon ami, plaida Svengred. Sois patient, sois bon, car la pauvre enfant est une âme très délicate, et elle a tant souffert !

— Soit, j’admets qu’elle garde contre moi de la défiance. Mais qu’elle le dise !… Oui, si elle me déteste, si elle me hait, qu’elle me le dise !… mais qu’elle cesse d’avoir cette physionomie fermée, indéchiffrable… pire que tout, je t’assure, Olaüs !

— Te détester ? Te haïr ? Oh ! mon cher Christian, je suis bien certain qu’il n’en est rien !

— Tu ne vas pourtant pas prétendre que c’est parce qu’elle m’aime qu’elle adopte cette attitude-là ?… qu’elle affecte de ne jamais porter, par exemple, les bijoux que je lui ai offerts, comme si elle en avait horreur ?… dit Christian avec une amère raillerie.

— Qui sait ? Ces âmes de jeunes filles renferment tant d’énigmes !

Un sourire détendit pour un instant le visage de Christian.

— Mon bon Olaüs, tu parles comme un père de famille ou un directeur de conscience. Mais je crois qu’en l’occurrence, tu te trompes complètement. Mitsi — comme elle te l’a dit d’ailleurs — n’a accepté de m’épouser que pour rétablir sa réputation compromise par ma faute. Et elle m’en veut — elle m’en voudra probablement toujours de cela. Soit, elle est libre ! Mais moi, je ne peux pas continuer ainsi. Un de ces jours, j’aurai une explication avec elle, et si elle ne veut pas changer d’attitude, je lui ferai comprendre qu’elle doit partir. Mme Vannier ne demandera certainement pas mieux que de la recevoir… et moi je serai délivré de cette enfant sans pitié, que j’ai la faiblesse d’aimer encore… d’aimer toujours plus…

Ces mots passèrent entre les dents de Christian, avec une intonation d’impatience douloureuse.

Olaüs ne répliqua rien et il ne fut plus question de Mitsi entre les deux amis.

Svengred ne revit la jeune femme qu’un peu avant le dîner. Elle entra silencieusement dans le salon où Christian et son hôte s’entretenaient de récents événements politiques. Avec sa robe de crêpe blanc, d’une très discrète élégance, avec ses cheveux bouclés autour de son front blanc, elle avait l’air d’une toute jeune fille. Aucun bijou ne se voyait autour de son cou délicat, de ses fins poignets, et ses charmants petits doigts fuselés ne portaient d’autre bague que l’anneau de mariage.

Svengred, jetant à ce moment un coup d’œil sur son ami, le vit détourner son regard de la ravissante apparition, tandis que sa main se crispait sur un volume placé près de lui.

Mitsi parla peu, pendant le dîner. Elle semblait réellement très fatiguée — ou très absorbée par une peine morale. Cependant, pendant un moment, elle reprit sa physionomie d’autrefois. Il était question des améliorations que Christian voulait apporter à l’installation des forges. Svengred lui fit observer que le logement des ouvriers demandait aussi de sérieuses réformes. Mitsi, alors, approuva chaleureusement, et sous l’empire des sentiments généreux, compatissants de l’âme éprise de justice et de bonté, la physionomie fermée s’anima, les beaux yeux retrouvèrent leur chaude lumière et redevinrent « les yeux de feu » qui, autrefois déjà, avaient si vivement frappé M. de Tarlay en Mitsi enfant.

Mais soudainement, voyant fixé sur elle le regard ardent de Christian, la jeune femme rougit, baissa les paupières et ne parla plus.

Comme les châtelains et leur hôte revenaient au salon, un domestique vint prévenir M. de Tarlay qu’un homme arrivait des forges, lui apportant un message. Christian s’éloigna et revint peu après, en annonçant qu’un accident venait de se produire, et qu’il lui fallait se rendre aux forges, l’ingénieur chargé de la direction se trouvant en congé.

— Il n’y a pas de blessés ? demanda Mitsi avec inquiétude.

— Si, un ouvrier a été atteint, mais légèrement. Les dégâts matériels sont considérables, paraît-il ; mais cela n’a qu’une importance secondaire… Je pars à l’instant. Peut-être rentrerai-je un peu tard. En tout cas, je te dis bonsoir, mon cher Olaüs.

Ils se serrèrent cordialement la main. Puis Christian se tourna vers sa femme :

— Vous devriez demander à Svengred un peu de musique, Mitsi. Je suis certain que vous goûterez son talent… À demain.

Il s’inclina sur la main que lui tendait la jeune femme et l’effleura de ses lèvres. Puis il s’éloigna… Et Svengred, qui regardait discrètement Mitsi, vit qu’elle le suivait des yeux, à l’ombre de ses cils baissés.

— Voyons, qu’allez-vous me jouer, monsieur ?

Elle se tournait vers le jeune Suédois, avec un sourire léger, un peu contraint.

— … Christian m’a dit que vous interprétiez admirablement Mozart. Or, je sais qu’il est très difficile en musique… Jouez-moi donc du Mozart, voulez-vous ?

— Tout ce qui vous sera agréable, madame.

Tandis qu’il se dirigeait vers le piano, elle fit quelques pas à travers la pièce, avec un air distrait, absorbé. Puis elle s’approcha d’une des portes-fenêtres, prit au passage une rose dans une jardinière et s’arrêta au seuil de la terrasse, en s’appuyant légèrement au vitrage.

Svengred joua longuement. Mozart était son maître de prédilection, dont il comprenait intimement la pensée. En outre, ce soir, il mettait dans son jeu toute la mélancolie, toute la ferveur de sa pure tendresse pour cette jeune femme qui l’écoutait, ignorante de ce noble attachement, absorbée dans le souvenir d’un autre… Enfin le piano se tut. Svengred se leva, fit quelques pas vers Mitsi. Elle parut sortir d’un songe. En regardant le jeune homme, avec un sourire ému :

— Quel charme de vous entendre ! Voyez, les moments ont passé sans que je m’en aperçoive !

Elle désignait la grande et superbe horloge du dix-septième siècle, posée non loin de là, sur un socle de marqueterie.

Svengred s’exclama :

— Comment, déjà cette heure ? Vraiment, j’ai abusé !…

— Pas le moins du monde. La preuve, c’est que je vous demanderai de recommencer demain. D’ailleurs, il le faudra pour Christian, qui n’a pas eu le plaisir de vous entendre ce soir… et qui ne l’aura pas d’ici quelque temps, puisque vous nous annoncez une absence de plusieurs mois.

— Oui, je ne compte pas revenir avant la fin de l’hiver. Là-bas, d’ennuyeuses affaires m’attendent… et de plus, je pars plein de souci, en laissant mon ami malheureux.

Mitsi tressaillit légèrement et détourna son regard de celui du Suédois, chargé de reproche et de tristesse.

Après un court silence, pendant lequel il vit pâlir et palpiter d’angoisse le charmant visage, Svengred reprit d’un ton bas, vibrant d’émotion :

— Serait-ce donc vrai ce qu’il croit ?… Le détestez-vous, cet homme qui vous a manqué gravement, certes, mais qui a réparé par ses regrets, par son amour sincère, par la patience si dure à une nature telle que la sienne ?

D’un brusque mouvement, Mitsi se tourna vers son interlocuteur. À la lumière des candélabres qui éclairaient le salon, Svengred vit ses yeux étinceler de colère farouche.

— Est-ce qui vous a chargé de me dire cela ?

— Non, madame ! C’est de moi-même que je viens essayer d’éclairer votre conscience… Car une femme élevée comme vous dans les principes de l’Évangile commet une grande faute en conservant dans son cœur le ressentiment, le désir de la vengeance…

Une sorte de rire sourd, douloureux, l’interrompit.

— Le ressentiment ?… La vengeance ?

Ses lèvres se crispèrent, et de nouveau Svengred ne vit plus ses yeux. Elle poursuivit d’une voix plus basse, oppressée, frémissante :

— Vous vous trompez sur mes sentiments. Si j’avais à l’égard de Christian ceux que vous croyez, je le lui aurais déjà dit.

— Alors ?

Elle ne répondit pas et, détournant la tête, froissa nerveusement entre ses mains la rose qu’elle tenait encore.

— Alors ? insista Svengred, haletant, lui aussi.

Elle dit de la même voix basse, où passaient des intonations passionnées :

— Vous ne savez pas ce qu’on peut souffrir, quand on a peur de celui qu’on aime !

— Vous avez peur de Christian ?

— Oui… Je sais qu’avant moi, il a aimé bien d’autres femmes, et qu’il en aimera d’autres encore, quand j’aurai cessé de lui plaire. Alors je ne peux pas… je ne peux pas supporter cette pensée !

La rose glissa d’entre les doigts tremblants, et Mitsi enfouit entre ses mains son visage qui brûlait. Elle répéta avec une sorte de violence :

— Je ne peux pas !… Et j’ai peur de lui, de son amour, qui me prendra le cœur, pour le briser ensuite. Car je sais bien qu’il n’est qu’un orgueilleux, un profond égoïste, cet homme qui a autrefois repoussé dédaigneusement une pauvre enfant malheureuse, qui n’a témoigné qu’indifférence pour ce cher petit Jacques, et après, qui n’a pas eu pitié de moi… Oh ! oui, je sais combien il me ferait souffrir !

Les épaules de Mitsi frissonnèrent longuement sous la soyeuse étoffe blanche.

Svengred prit une des mains tremblantes et dit avec un accent de grave douceur :

— Non, vous ne souffrirez pas près de lui, enfant trop craintive. Je suis depuis l’enfance le seul ami intime de Christian — c’est-à-dire plus qu’un frère, car l’on fait souvent à son ami les confidences qu’on refuse au frère. Me croirez-vous si je vous dis qu’avant de vous connaître, son cœur était resté entièrement libre ? Me croirez-vous si je vous affirme la sincérité, la force de ses sentiments pour vous, et si je vous déclare : « Ayez confiance en lui, pour le présent, pour l’avenir ! »

Mitsi leva les yeux sur ce loyal visage, animé de la plus généreuse émotion. L’angoisse, l’hésitation se mêlaient en son regard à une sorte de joie craintive. Elle demanda, la voix tremblante :

— Vous êtes sûr qu’il m’aime comme vous dites… et que… je puis l’aimer ?

— Vous m’avez inspiré trop de profonde estime, Mitsi, trop de respectueuse admiration, pour que je veuille vous leurrer, même au profit de mon meilleur ami. Votre bonheur m’est aussi cher que celui de Christian… et je sais que l’un et l’autre ne peuvent être obtenus que par votre complet accord. Allez donc à lui sans peur ; c’est votre devoir, et ce sera la fin de cette détresse, de ces souffrances que vous vous imposiez, petite âme méfiante en qui subsiste, sans que vous en ayez conscience, un peu de rancune du passé.

Un sourire — presque le sourire de l’ancienne Mitsi — entr’ouvrit les lèvres de la jeune femme.

— Peut-être avez-vous raison. Mais sincèrement, je ne m’en rendais pas compte. Maintenant, c’est fini…

Ses yeux brillaient d’une joie contenue. Pendant un moment, ils se détournèrent de Svengred, se plongèrent dans la nuit des jardins d’où montaient des parfums légers. Puis, les ramenant sur le Suédois, Mitsi dit avec une chaude douceur :

— Je vous remercie, mon ami.

Sa main, un peu fiévreuse, serra celle du jeune homme. Svengred se courba, mit un discret baiser, sur ces doigts délicats. Puis il s’éloigna, calme en apparence, et si terriblement ému au fond de son âme, agitée par les derniers remous de son chevaleresque amour. Près de la porte du salon, il se détourna. Mitsi n’avait pas bougé, mais de nouveau elle regardait les ténèbres, la tête un peu penchée, le visage palpitant, les mains jointes sur sa robe blanche. Svengred songea : « Elle l’attend ! » Et se détournant, il sortit, emportant cette vision d’une joie qui était son œuvre.

Au bout d’un long moment, Mitsi s’évada du songe qui l’entraînait vers d’éblouissants horizons. Elle passa la main sur son front, fit quelques pas sur la terrasse et murmura :

— Comme il tarde !

Puis, après un instant de réflexion, elle se dirigea vers son appartement.

Marthe l’attendait. Elle l’aida à quitter sa toilette de dîner, à revêtir une robe d’intérieur. Puis Mitsi renvoya la dévouée servante en disant :

— Allez vite vous coucher, ma bonne Marthe ; je n’ai plus besoin de vous.

Quand la femme de chambre eut disparu, Mitsi passa dans le salon qui avait été autrefois la pièce de prédilection du petit Jacques. Elle était décorée de délicates boiseries du xviiie siècle, et Christian y avait fait disposer un authentique et admirable mobilier de la même époque. Tous les détails de cet arrangement avaient été étudiés par lui, avec l’exigence d’un homme très épris doublé d’un homme de goût. Mais l’indifférence, seule, avait répondu à ce désir de donner à Mitsi un cadre digne de sa beauté, à cet ardent souci de lui plaire, de conquérir son cœur farouche.

Elle s’arrêta au milieu de la pièce. Des glaces lui renvoyaient son image. Elle se vit, svelte, souple dans la robe de soie blanche rayée d’argent, aux longs plis flottants retenus à la taille par une ceinture de velours bleu de roi. Et elle ne se reconnut pas en cette jeune femme au visage rosé, aux yeux brillants, au sourire de bonheur.

S’approchant d’un meuble, elle prit un écrin d’où elle sortit la bague de fiançailles. Quand elle l’eut mise à son doigt, un soupir gonfla sa poitrine, l’ombre, de nouveau, parut sur son regard. Mais elle secoua la tête, en murmurant énergiquement :

— Non, non, je ne veux plus douter !… Svengred a raison, j’allais contre mon devoir. Si Christian me fait souffrir plus tard. Dieu me donnera la force de porter cette épreuve. Car c’est mal d’avoir trop peur de la vie.

Elle se rapprocha d’une des portes vitrées ouvertes sur la terrasse. L’air était tiède encore, en cette soirée de septembre. Mitsi fit quelques pas sur le sol de marbre. Son regard se dirigeait vers une des fenêtres voisines, d’où s’échappait une clarté voilée. La jeune femme s’avança encore, et se trouva au seuil du cabinet de travail de Christian.

Une forte lampe garnie d’un abat-jour de soie verte éclairait une partie de la grande pièce décorée avec une noble somptuosité. Près du bureau, le dogue Attila était étendu. Il leva la tête et, reconnaissant Mitsi, vint à elle, d’un pas majestueux.

Elle caressa la tête du puissant animal, distraitement. Toute son attention se portait sur cette pièce vide, ou les objets eux-mêmes semblaient attendre le maître. Puis, en hésitant, elle avança…

Une légère odeur de tabac flottait dans l’atmosphère. Sur le bureau un volume était entr’ouvert, les lettres arrivées par le dernier courrier emplissaient un plateau. Plusieurs cigarettes à demi consumées s’amoncelaient dans le cendrier d’or niellé… Mitsi se souvint d’avoir entendu un jour Christian dire à Mme Vannier :

— Oh ! moi, je ne deviens un grand fumeur que lorsque des soucis m’obsèdent. Alors, c’est effrayant.

Elle soupira, le cœur gonflé de remords. Son pas léger foula le tapis de haute laine, s’enfonça dans une peau de tigre. Elle s’assit en un grand fauteuil au chien qui l’avait suivie :

— Nous allons attendre le maître, Attila.

L’énorme bête se coucha à ses pieds. Mitsi ferma les yeux. Fatiguée déjà, elle ne pouvait qu’éprouver une grande lassitude à la suite de l’émotion provoquée par son entretien avec Svengred. Aussi, l’absolu silence aidant, tomba-t-elle bientôt en une sorte de somnolence.

Quand, peu après, Christian ouvrit la porte, il crut d’abord rêver. Mitsi… était-ce Mitsi ?… chez lui ?

Au bruit de la porte, la jeune femme avait soulevé les paupières. Elle tressaillit, rougit et se leva lentement.

— Je voulais savoir des nouvelles… Cet accident ?

Sa voix tremblait ; mais les beaux yeux où brillait l’émotion profonde qui agitait le cœur de Mitsi, regardaient cette fois bien en face ceux de Christian.

— Peu de chose, comme je le pensais… Mais vous vous êtes fatiguée à attendre…

Il parlait sans trop savoir ce qu’il disait. Et il venait à la jeune femme qui maintenant lui souriait, d’un timide et frémissant sourire.

— … Oui, vous n’êtes pas raisonnable, Mitsi. Vraiment, je devrais vous gronder…

— Oh vous avez le droit de le faire… mais pas pour cela.

Elle souriait toujours, et son regard devenait plus doux encore, chargé de chaude tendresse.

Christian, ébloui, n’osant comprendre, demanda :

— Pourquoi donc ?

D’un mouvement léger, elle se rapprocha de lui et, penchant la tête sur son épaule, elle dit tout bas :

— Vous le savez bien, mon Christian.

Il l’entoura de ses bras, passionnément, et murmura dans un baiser :

— Te voilà donc, enfant cruelle et tant chérie ! Enfin, tu m’as véritablement pardonné !


FIN