Ernest Flammarion, éditeur (p. 221-228).


V


Au cours de la matinée du lendemain, il y avait dans un train se dirigeant sur Paris une pauvre jeune créature oppressée par l’angoisse, affaiblie par la maladie et qui, courageusement, retenait ses larmes, en essayant de calmer sa souffrance avec la pensée que bientôt elle serait à l’abri près des religieuses qui l’aimaient, qui sauraient la protéger.

Le départ s’était effectué sans difficulté. Tout dormait encore, dans le château, quand Mitsi l’avait quitté furtivement. La voiture annoncée par son tuteur l’attendait à l’endroit désigné. Elle avait pris le train à Meaux sans encombre… et maintenant, dans quelques minutes, elle allait atteindre Paris.

Une inquiétude lui venait. Si Parceuil, par hasard, ne se trouvait pas à la gare, que ferait-elle, sans argent ou presque ? Marthe l’avait bien obligée à accepter en prêt une petite somme, afin qu’elle ne fût pas absolument démunie ; mais elle ne serait pas suffisante pour payer le voyage jusqu’à Chartres.

Aussi eut-elle une impression de soulagement quand, à la sortie de la gare, elle aperçut Parceuil qui l’attendait.

Il la conduisit jusqu’à un fiacre retenu par lui, et qui, le vieillard et la jeune fille une fois montés, partit aussitôt, pour une destination indiquée à l’avance au cocher.

Alors Parceuil dit à sa pupille :

— J’ai changé d’avis, mon enfant, sur le lieu où vous devez trouver asile. Le pensionnat de Sainte-Clotilde est naturellement le premier endroit où l’on vous supposera réfugiée. Or, M. de Tarlay est un homme très volontaire, très tenace dans ses idées, habitué à ne pas rencontrer d’entraves à ses fantaisies. En outre, il est immensément riche, puissant par ses relations, et sait avoir peu de chose à craindre au cas où il lui plairait de… mettons, par exemple, de vous faire enlever. Aussi, ai-je jugé plus prudent de vous conduire là où il ne pensera jamais à vous faire chercher, c’est-à-dire chez une excellente et très digne personne de ma connaissance qui, pour me rendre service, accepte volontiers de vous recevoir et de vous prendre comme aide dans la direction de sa maison.

Mitsi écoutait ce discours avec une surprise mêlée d’inquiétude. Cependant, à ses objections, Parceuil répondit de façon si plausible qu’elle calma son anxiété et refoula ses regrets, en songeant qu’après tout son tuteur avait raison, et qu’il remplissait bien son devoir en éloignant d’elle le péril, du mieux qu’il pouvait.

Elle s’informa de ce que faisait la personne en question. Parceuil répondit :

Mme Bolomeff tient un hôtel, maison des plus honorables. Vous l’aiderez dans sa tâche, et elle vous donnera pour cela une honnête rétribution.

Peu après, le fiacre s’arrêtait devant un petit restaurant de modeste apparence. Parceuil aida la jeune fille à descendre, régla le cocher, puis entra avec sa compagne dans la salle, encore vide à cette heure.

Une femme surgit d’une pièce voisine. Elle était enveloppée d’une blouse grise maculée de taches graisseuses, coiffée d’un bonnet de tulle noir poussiéreux sous lequel passaient des mèches de cheveux gris. Dans sa face blafarde, deux yeux bleus, durs, aigus, s’abritaient sous de molles paupières sans cils.

Parceuil dit, en poussant légèrement devant lui Mitsi interdite à la vue de cette apparition :

— Voici la jeune fille dont je vous ai parlé, Anna. J’espère que vous vous arrangerez bien toutes deux ?

La femme grimaça un sourire, qui découvrit ses gencives ornées de dents gâtées.

— Oh ! on s’arrange toujours avec moi ! N’ayez crainte, monsieur Parceuil, je soignerai bien votre protégée.

— Allons, je vous la laisse… Au revoir, Mitsi.

Et, tournant les talons, Parceuil s’en fut vers la porte, jusqu’où l’accompagna Anna. Il lui dit rapidement à l’oreille :

— Surtout ne la laissez pas s’échapper !

— Ne vous inquiétez pas ! J’ai mon petit moyen… Et je ne la mettrai au restaurant que lorsqu’elle sera mâtée.

Parceuil sortit vivement, et la femme, derrière lui, ferma la porte à clef.

Toute cette scène avait eu lieu si vite que Mitsi restait encore abasourdie, quand la Bolomeff revint à elle.

— Venez, petite, que je vous montre votre chambre.

Mitsi la suivit d’un pas hésitant. Son cœur était étreint par l’angoisse, car elle avait la subite intuition d’être tombée dans un piège. Mais ne valait-il pas mieux paraître ne point s’en douter, pour tenter de déjouer la machination, si elle existait ?

À la suite de son étrange hôtesse, Mitsi traversa une petite pièce obscure, passa devant une cuisine d’où s’échappaient des relents de gargote, longea un petit couloir, aperçut au passage un étroit bureau vitré et un escalier garni d’un tapis déchiré, poussiéreux. Puis Anna ouvrit une porte qui grinça lamentablement, et Mitsi vit devant elle une petite cour, sorte de puits enserré entre quatre murs, et d’où s’élevait une écœurante odeur d’eaux de ménage. À droite, la femme ouvrit une portent dit :

— Voici votre chambre.

C’était un étroit taudis éclairé seulement par la vitre placée au-dessus de la porte. Un lit déjeté, aux couvertures sales, une table de bois maculé supportant un pot de toilette et une cuvette ébréchée, une chaise à moitié cassée en composaient l’ameublement. Le sol de terre battue paraissait n’avoir pas été balayé depuis des mois, et les murs crasseux n’avaient, de toute évidence, jamais connu de nettoyage.

Mitsi, à cette vue, recula, en protestant vivement :

— Mais, madame, ne puis coucher ici !

L’autre la dévisagea avec un sourire mauvais.

— Et pourquoi donc ?… Si vous avez de quoi me payer, je vous donnerai une autre chambre. Sinon, celle-ci est bien bonne pour vous… Allons, retirez votre chapeau et venez m’aider à la cuisine, car je n’ai pas besoin d’une fainéante ici.

— Eh bien, madame, je ne vous encombrerai pas davantage. À l’instant même, je vais partir…

La femme l’interrompit en levant les épaules.

— Vous n’en avez pas le droit, pas plus que je ne l’ai de vous laisser partir. M. Parceuil vous a confiée à moi. Lui seul peut vous donner l’autorisation de me quitter.

— En ce cas, je lui écrirai.

— Soit. Mais en attendant, venez m’aider, pour gagner votre repas.

Mitsi jugea préférable de ne pas discuter davantage. Ayant déposé sa valise dans ce taudis, et enlevé son chapeau, elle suivit à nouveau l’hôtesse, jusque dans la pièce malodorante où s’élaboraient des mets douteux. La jeune fille éplucha des légumes que lui désignait Anna, tourna une sauce au parfum de graisse rance, versa, d’après les indications de la femme, sur une viande aux teintes verdâtres, une forte dose de vinaigre, destinée à en atténuer le fumet trop accentué… Après cela, quand la Bolomeff lui dit : « Nous allons déjeuner avant que mes pensionnaires arrivent », elle répliqua avec vivacité :

— Non, je n’ai pas faim ! Il me serait impossible de rien avaler.

L’autre dit sardoniquement :

— Mon ordinaire ne plaît sans doute pas à mademoiselle ?… Enfin, pour aujourd’hui, je veux bien me montrer bonne femme. Il y a du lait, dans ce pot. Je vais vous en donner une tasse.

Mitsi ne refusa pas, sentant la nécessité de se soutenir physiquement, pour supporter la lutte morale, les angoisses que lui réservait certainement son étrange situation. Elle trouva au lait un goût désagréable, mais se força néanmoins à finir la tasse. Puis elle continua d’aider Anna, qui, la taille entourée d’un tablier blanc — ou presque — allait et venait de la cuisine à la salle où commençaient d’arriver les habitués.

Mitsi pensait : « Si je m’en allais, maintenant ? En suivant quand elle va là-bas, je traverserais la salle en courant et je sortirais par là. »

Puis elle songeait, le cœur saisi de détresse :

« Mais pour aller où ?… Je ne connais personne dans ce Paris… Et je n’ai presque pas d’argent ».

Peu à peu, elle sentait une grande lassitude l’envahir. Une torpeur annihilait sa pensée, rendait lourdes ses paupières… La voix aigre d’Anna s’éleva tout à coup :

— Vous avez un sommeil fou, ma petite ! Allez dormir, vous serez mieux après.

Elle la prit par le bras, la guida jusqu’au taudis. Mitsi se laissait faire, presque inconsciente. Elle se glissa dans le lit et, aussitôt, sombra dans le sommeil.

Quand elle s’éveilla, son cerveau engourdi ne lui permit d’abord que des pensées vagues… Mais, avec le jour misérable qui pénétrait par la vitre sale, la conscience de la terrible vérité lui revint, peu à peu… Alors elle se souleva sur le grabat sordide et jeta un regard d’angoisse autour d’elle.

D’un coup d’œil, elle constata l’absence de ses vêtements.

Sur une chaise, près du lit, se trouvaient une sorte de jupon loqueteux et un caraco d’indienne d’une douteuse propreté. À terre traînaient deux savates éculées.

Mitsi murmura :

— Que signifie tout cela ?

Elle restait immobile, envahie par l’effroi. Le souvenir de ce qui s’était passé la veille lui revenait maintenant, de plus en plus net… Quel but avait donc Parceuil, en la conduisant ici ? Pourquoi lui avait-on enlevé ses vêtements ?

Et tout à coup elle songea : « L’argent… l’argent de Marthe !… Me l’a-t-on pris aussi ? »

Hélas ! il lui fallut bien le constater !… Elle restait donc sans la plus minime ressource, sans vêtements même, car il lui était impossible de sortir d’ici avec ceux que l’hôtesse avait déposés là… Et elle comprit aussitôt que c’était un moyen imaginé par cette femme pour l’empêcher de s’enfuir.

Alors une grande détresse la saisit, et elle se laissa tomber sur le lit, anéantie, les tempes battantes de fièvre.

Mais elle se redressa, en entendant un pas sur le pavé de la cour. Il ne fallait pas que cette misérable femme la crût abattue, terrassée. Elle devait protester, se défendre…

La porte s’ouvrit, Anna parut sur le seuil, plus sale que la veille encore, en sa tenue du matin.

— Levez-vous, fainéante ! Il y a du travail dans la maison.

Mitsi répliqua fermement :

— En ce cas, donnez-moi mes vêtements.

— Non, ma petite, ils vous sont inutiles. Voilà ce qu’il faut, dans votre nouvelle situation.

— Je ne bougerai pas tant que vous ne m’aurez pas rendu ce qui m’appartient.

— À votre aise ! Mais comme je ne nourris que les personnes qui travaillent, vous ne mangerez pas tant que vous n’aurez pas changé d’avis.

Et, tournant les talons, Anna quitta la pièce, dont elle verrouilla la porte.

Mitsi, terrifiée, songea désespérément : « Mon Dieu ! mon Dieu ! en quelles mains suis-je tombée ? Ayez pitié de moi, pauvre orpheline, qui fuis un danger pour en retrouver un autre, peut-être pire encore ! Qu’est-ce donc que ce Parceuil, pour me traiter ainsi ? Que lui ai-je fait, à cet homme qui a cru bon autrefois de se charger de ma tutelle, qui m’a fait élever, sans jamais paraître s’intéresser autrement à moi ? »

Toutes ces pensées s’entre-choquaient dans le cerveau enfiévré de la malheureuse enfant. À bout de forces, elle s’affaissa, frissonnante, claquant des dents, sur l’affreux lit d’où, songea-t-elle avec une sorte de frémissement d’espoir, elle ne sortirait peut-être plus que morte.