Ernest Flammarion, éditeur (p. 213-220).


IV


Vers la fin de la matinée, le lendemain, on frappa à la porte de Mitsi, et celle-ci, venant ouvrir, se trouva en face de Parceuil.

Il expliqua :

— Je viens vous rendre réponse au sujet de la lettre que vous m’avez écrite hier.

Elle lui offrit une chaise et s’assit en face de lui, le cœur battant d’émotion inquiète. Pourvu qu’il lui accordât ce qu’elle souhaitait, cet homme dont le dur et déplaisant regard lui causait une impression répulsive.

Lui, d’un coup d’œil rapide, notait l’amaigrissement du visage, charmant toujours, la langueur des beaux yeux. Il pensa férocement : « Elle ne supportera pas longtemps le régime de la Bolomeff ! »

D’une voix légèrement tremblante, Mitsi disait :

— Je m’excuse de vous déranger, monsieur. Mais je ne pouvais rien décider sans votre autorisation…

— Vous avez très bien fait, mon enfant… très bien fait.

Il se faisait, tout à coup, presque paternel.

— Je comprends votre désir, et j’y accéderais bien volontiers si… si j’étais sûr de ne pas m’attirer de ce fait une inimitié, une colère qui pourraient me coûter fort cher.

Une vive rougeur monta au visage de Mitsi. Les lèvres tremblantes, la jeune fille répliqua :

— Cependant, monsieur, vous vous doutez que c’est pour fuir ce… cette même personne que je vous demande l’autorisation de partir ?

— Oui, je devine tout cela, mon enfant, et je ne puis que vous approuver pleinement. Toutefois, je le répète, la situation est difficile pour moi… Il faudrait… voyons… que ce départ eût lieu sans que j’aie l’air de m’en mêler… Par exemple, un beau jour, vous partiriez furtivement. À un endroit convenu, pas trop près, une voiture vous attendrait. Elle vous conduirait à la gare de Meaux, d’où vous gagneriez Paris. Là, je vous attendrais et vous mettrais dans le train pour Chartres. Les religieuses seraient prévenues par moi, vous n’auriez à vous occuper de rien. Ici, je ferai l’ignorant, naturellement… Et puis, quand on pensera que vous vous êtes réfugiée à Sainte-Clotilde, la chose sera accomplie, vous vous trouverez en sûreté près de vos anciennes maîtresses.

Mitsi dit vivement :

— Oui, oui, ce sera bien ainsi !… Mais je voudrais partir le plus tôt possible, monsieur.

— Il me faut le temps de préparer votre départ : cinq à six jours me suffiront, probablement. Je vous préviendrai par un petit mot… Mais ne parlez à personne de votre projet, naturellement.

— Marthe le connaît, monsieur. Mais il n’y a rien à craindre, elle sera discrète.

La physionomie de Parceuil laissa voir une soudaine contrariété.

— Ah !… Hum !… C’est fort ennuyeux. Si on l’interroge, elle est capable, quoi que vous en disiez, de raconter que vous vous êtes adressée à moi.

— Non, je suis assurée de son silence. Elle sait pourquoi je désire tant partir…

Ici, la rougeur vint de nouveau au teint pâli de Mitsi.

— … Elle m’approuve entièrement et fera tout son possible pour m’aider.

— Je veux bien le croire… Si elle est vraiment discrète, elle n’aura d’ailleurs pas à s’en repentir, car je sais récompenser ce genre de qualité.

Quand Mitsi, un peu après, répéta à son amie ces paroles de Parceuil, Marthe fit une moue de dédain.

— S’il croit que c’est cela qui m’engagerait à me taire !… Non, non, j’agis uniquement dans votre intérêt, Mitsi, pour vous aider à échapper au péril qui vous guette. En même temps, il se trouve que cela fait son affaire — ou plutôt celle de Mme Debrennes, qui doit voir d’un mauvais œil ce… penchant de M. le vicomte pour vous et se demandait probablement de quelle façon arriver à vous éloigner d’ici.

Mitsi prit la main de la lingère et, la serrant nerveusement, demanda d’une voix qui tremblait :

— Marthe, que dit-on sur moi ?… Théodore m’a vue sortir du pavillon… et puis la présidente et d’autres…

Marthe se pencha pour embrasser la jeune fille.

— Ma pauvre chérie, le monde ne juge que d’après les apparences… Or, les gens arriveront difficilement à croire que dans votre situation, vous ayez repoussé un homme comme M. le vicomte. Je vous ai bien défendue à l’office, allez ! Mais on me traitait d’imbécile — ce qui, d’ailleurs, m’était indifférent, du moment où j’avais fait mon devoir.

Mitsi se redressa, très pâle de nouveau, en murmurant douloureusement :

— Alors, on croit… on croit cela ? Mon Dieu, moi qui aimerais mieux mourir dix que de…

Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Marthe en disant tout bas :

— Oh oui, pourquoi ne suis-je pas morte ? « Il » me laisserait en repos, alors !

Cinq jours plus tard, Olaüs Svengred, sa mission accomplie, arrivait à Rivalles. Christian l’attendait avec une fièvre d’impatience. Le peu que son ami avait écrit lui permettait de deviner un succès complet, et des découvertes de grande importance. Aussi, à peine Svengred avait-il mis le pied dans le vestibule du château, qu’il l’emmenait dans son cabinet de travail, et là, lui serrant nerveusement les mains, il demandait :

— Eh bien, qu’as-tu appris ?… Était-ce faux, vraiment, tout ce que racontait Parceuil ?

Le jeune Suédois avait toujours vu son ami assez froid en apparence, très maître de lui, affectant volontiers l’ironie, l’indifférence railleuse. Devant cette émotion, cette attente anxieuse, il mesura la force du sentiment qui remplissait le cœur de Christian, et qui avait raison de son orgueil, de son insouciance méprisante d’homme adulé. Son âme, une seconde, connut à nouveau une poignante amertume… Mais, courageusement, éloignant la pensée jalouse, Svengred répondit :

— Oui, mon ami, tout est faux, la mère de Mitsi était irréprochable, comme Mitsi elle-même, et le mariage était réel, entièrement valable selon la loi autrichienne.

Là-dessus, il raconta tout, sans commentaires, voulant laisser à Christian l’entière indépendance de son jugement, sans l’influencer de ses vues personnelles… M. de Tarlay l’écoutait ardemment, le menton appuyé sur sa main, le visage tendu, les yeux étincelants d’une sourde indignation, qui éclata enfin quand Svengred se tut.

— Le misérable !… Le misérable ! Mais c’est lui qui a tué la malheureuse femme !

— C’est aussi mon avis, et celui de Klaus Habner.

Christian se leva, bouleversé par l’émotion, par l’horreur. Il répéta :

— Le misérable !… Et mon grand-père, mon père lui donnaient toute leur confiance ! Ma grand’mère le porte aux nues… Ils ont cru, tous, à ses mensonges. Seul, mon père avait quelques doutes… Que n’a-t-il cherché à les éclaircir ! Une horrible injustice aurait été évitée… Cette malheureuse enfant était, sinon légalement, du moins en toute justice, l’héritière de Georges. Mon grand-père, dans sa probité parfaite, l’aurait jugé ainsi. Voilà pourquoi Parceuil l’a trompé…

S’interrompant tout à coup, Christian songea un moment, puis fit observer :

— Mais quel intérêt cet homme avait-il à agir ainsi ?… Que Mitsi héritât ou non de son père, lui n’en recueillait rien de plus.

Svengred tressaillit légèrement. Il connaissait, lui, les deux motifs qui avaient conduit Parceuil. Mais il fallait que Christian devinât l’un… L’autre, il le lui révéla, d’après ce que lui en avait appris Irène.

— Cet homme avait essayé de courtiser Ilka, et, repoussé, il lui en aura gardé un ressentiment qu’il a été trop heureux de trouver une occasion d’assouvir.

— Le monstre ! L’infâme !… Quelle jouissance de le démasquer enfin ! Et ma pauvre Mitsi, qui va savoir que les accusations portées contre sa mère ne sont que calomnies… Mitsi que je vais pouvoir traiter en cousine, aux yeux de tous… et bientôt en fiancée…

Il fit quelques pas à travers la pièce, puis revint à Svengred, qui considérait avec un mélange d’amertume et de noble satisfaction ce beau visage transformé par une émotion ardente.

— Il faut que je la voie aujourd’hui même !… que je lui apprenne sans tarder ce changement dans sa situation. Quant à Parceuil, je l’exécuterai, dès qu’il sera revenu de Paris, où il s’est rendu ce matin pour affaires.

Ce même jour, un mot de Parceuil, transmis par Marthe, informait Mitsi que son départ était fixé pour le lendemain matin. À quatre heures, elle devait quitter le château dans le plus grand secret, en passant par une petite porte du parc, à l’aide de la clef que le prévoyant tuteur avait jointe à la lettre. Il lui faudrait faire à pied un trajet d’environ un kilomètre, jusqu’à un croisement de routes où l’attendrait une voiture qui la conduirait à Meaux. Là, elle prendrait un train pour Paris. À la gare de l’Est, Parceuil serait là et l’accompagnerait à la gare Montparnasse, comme il l’avait dit précédemment.

Le prix du voyage de Meaux à Paris était contenu dans l’enveloppe. Marthe ne put se tenir de faire observer :

— Il aurait bien pu y ajouter quelque chose, ce grigou !

Mitsi répliqua avec une fierté mélangée de mélancolie :

— Il ne me doit rien… Personne ne me doit rien. C’est par mon travail seul que je veux subvenir à mes besoins.

Avec l’aide de Marthe, elle s’occupa aussitôt de réunir le peu d’objets qui lui appartenaient. Ses mains tremblaient, une tristesse immense lui serrait le cœur… Fuir, fuir ainsi comme une pauvre créature pourchassée… se sentir seule, sans ressources, dépouillée du seul bien qu’elle possédât sur cette terre : son honneur, qu’on lui contestait injustement… Et cela, par la faute de ce vicomte de Tarlay, de cet homme comblé par la fortune, par le monde, par la nature, et qui n’avait pas eu pitié d’une pauvre enfant isolée, malheureuse, demandant à rester sans tache, à vivre humble et cachée, dans la simplicité d’une existence modeste.

Une douloureuse colère, une sorte d’âpre ressentiment s’insinuaient dans son âme tourmentée par la souffrance. Et quand un peu après Marthe, appelée chez M. de Tarlay, vint lui apprendre que son maître demandait à la voir, pour une communication importante, elle s’écria avec véhémence :

— Oh ! non, non !… cela, non !

— Comment faire, ma petite Mitsi ?… C’est difficile de répondre cela à M. le vicomte. J’ai bien dit, comme vous me l’avez recommandé quand il me demandait de vos nouvelles, que vous étiez faible, fatiguée encore… mais enfin, cela n’empêche pas de le recevoir.

— Si, en disant que je suis beaucoup plus fatiguée cet après-midi… que je le prie d’attendre à demain… Et demain, il pourra me chercher, tant qu’il voudra… il ne me trouvera plus !

Elle parlait avec une sorte d’âpreté qui frappa Marthe. Celle-ci pensa : « Elle lui en veut, la pauvre petite !… Et elle a bien raison ! »

Mitsi, de son côté, songeait avec une ironie douloureuse : « Je me doute bien de ce qu’elle serait, cette communication importante. Ah ! il est temps, grand temps de fuir ! »

Marthe, qui partageait sur ce point l’opinion de son amie, alla rendre la réponse à M. de Tarlay, non sans quelque appréhension, car elle se demandait comment le maître accueillerait ce retard apporté à ses volontés. De fait, il fronça d’abord les sourcils, déclara que ce qu’il avait à dire ne pourrait qu’être favorable à la santé de la convalescente… Puis, réfléchissant que l’idée de se trouver en sa présence devait émouvoir fortement Mitsi, il écrivit ces quelques mots :

« Ne craignez rien de moi, Mitsi. Je suis désormais le plus respectueux de vos amis, et bientôt, j’aurai le bonheur de vous donner un autre titre. Accordez-moi ce moment d’entretien, en présence de mon ami Svengred qui connaît mes regrets, qui sait quel pardon j’ai à vous demander.

« Votre tout dévoué

« Tarlay. »


Quand Marthe remit cette carte à Mitsi, celle-ci la tint un moment entre ses doigts frémissants… Et elle sentit monter à ses narines un très léger, très discret parfum qui tout à coup lui rappela avec une intensité poignante la scène du pavillon. Car ce même parfum, elle l’avait respiré quand Christian s’était penché vers elle pour l’entourer de ses bras, pour lui donner ce baiser qui lui brûlait encore la joue, semblait-il…

Elle eut un mouvement d’horreur, un long frémissement… Et, d’un geste violent, elle déchira la carte, la réduisit en menus morceaux qu’elle jeta au hasard. Puis, se laissant tomber sur un siège, elle se mit à sangloter.