Ernest Flammarion, éditeur (p. 205-212).


III


Après les funérailles du petit Jacques, Rivalles avait vu ses hôtes disparaître. La présidente, en grand deuil, traînait son ennui dans les salons déserts, avec sa chère Florine qui se cramponnait à l’espoir de conquérir Christian, cependant plus froid, plus indifférent que jamais à son égard — tel à peu près, en un mot, que si elle n’eût pas existé pour lui. Cette attitude mettait en rage Mlle Duhalde — non contre M. de Tarlay, mais contre Mitsi, dont la jeune beauté l’avait charmé, de façon très intense, s’il fallait en croire sa mine sombre et soucieuse tant qu’elle avait été en danger, et les soins dont il la faisait entourer.

L’espoir de Parceuil, de la présidente et de sa filleule ne s’était pas réalisé, Mitsi échappait à la mort. Une lente convalescence commençait, coupée d’arrêts, de légers retours fiévreux, entravée aussi par l’absence de ce puissant facteur moral : le désir de vivre.

Car Mitsi pensait avec angoisse : « Que ferai-je, quand je serai guérie ?… Je ne puis rester ici, exposée à « le » revoir, à l’entendre… Et M. Parceuil voudra-t-il me permettre de partir, si M. de Tarlay s’y oppose ? »

La sollicitude affectueuse de Marthe ne pouvait avoir raison de cette mélancolie, de cette angoisse secrète dont la jeune malade ne faisait point part à son amie. Dans l’âme de Mitsi, un sentiment grandissait, devenait dominant : elle avait peur de Christian… elle frissonnait au souvenir de ses yeux impérieusement amoureux, de sa voix ardente qui lui avait dit ces mots passionnés… ces mots dont la réminiscence la faisait trembler à la fois de révolte et d’une sorte d’étrange bonheur. Fuir… fuir loin de lui, tel était le désir qui devenait chez elle une hantise.

Christian, instruit chaque jour par Marthe des nouvelles de la jeune fille, s’inquiétait de voir venir si lentement son retour à la santé. Il parlait d’appeler en consultation son médecin de Paris… Mitsi, ayant eu connaissance par son amie de ce désir, lui fit répondre qu’elle se remettrait fort bien sans qu’on prît tant de peine pour elle. Il pensa : « Elle m’en veut encore, pauvre petite… Ah ! si Svengred pouvait me donner une bonne nouvelle !… Et comme cela hâterait aussi sa guérison ! »

Depuis la mort de son fils, un changement s’était fait dans ses habitudes. Il s’occupait maintenant des forges, s’y rendant presque chaque jour, critiquant ou approuvant en maître les actes du directeur. Celui-ci, platement déférent, servilement flatteur, contenait son inquiétude et sa colère. Un homme comme Christian ne se laisserait pas annihiler ni berner comme un Louis Debrennes. Si cette fantaisie devenait une sérieuse décision, Parceuil entrevoyait pour lui des jours d’autant plus difficiles que depuis quelque temps, M. de Tarlay semblait lui témoigner une froideur presque malveillante et ne se gênait pas pour le traiter avec hauteur, comme s’il eût pris plaisir à l’humilier.

« Qu’a-t-il donc ? » songeait le misérable. « Lui vient-il des soupçons, au sujet des bénéfices — bien légitimes — que je me suis alloués sans juger bon de lui en demander l’autorisation ?… Ou bien aurait-il de sérieux doutes à propos des parents de cette Mitsi ? »

En cette âme sans scrupules, un instant l’idée d’un nouveau crime passa… Mais l’entreprise lui apparut cette fois infiniment dangereuse. Mitsi ne pouvait être supprimée comme l’avait été sa mère, qui ne disposait d’aucune protection autre que celle de la pauvre Irène. Christian était là, clairvoyant, lui, et peut-être méfiant déjà… Non, il ne fallait pas songer à ce moyen-là.

Pendant ce temps, Mitsi, sans le savoir, préparait les voies à ses ennemis.

Un peu de forces lui revenant, elle se décidait à recourir à Parceuil pour échapper au danger que représentait M. de Tarlay. Ce n’était pas sans répugnance, car cet étrange tuteur qui n’avait jamais paru se soucier d’elle et qu’elle ne connaissait guère que par ouï-dire, lui inspirait une instinctive antipathie. Mais elle n’avait à espérer qu’en cette tentative. Si, par crainte de déplaire à M. de Tarlay, par complète indifférence du sort de l’orpheline, Parceuil refusait d’accéder à sa prière, Mitsi se voyait obligée de demeurer à Rivalles, où elle se trouvait à la merci de celui qu’elle redoutait tant, et qui serait d’autant plus impitoyable pour prendre sa revanche qu’elle l’avait grièvement offensé, lui, le beau Christian de Tarlay, l’orgueilleux charmeur qui, disait-on, n’avait jamais trouvé de résistance quand il lui avait plu de conquérir.

Elle écrivit donc à Parceuil :

« Monsieur,

« Puisque vous êtes mon tuteur, je m’adresse à vous pour me venir en aide. Maintenant que le pauvre petit M. Jacques n’est plus, je suis sans utilité ici. Voulez-vous m’autoriser à retourner au pensionnat où vous m’avez fait élever ? Les religieuses pourront, je l’espère, me trouver une situation. En tout cas, je serai près d’elles en sûreté, et je leur rendrai tous les services en mon pouvoir pour ne pas leur être à charge ».

Cette lettre fut portée à Parceuil par Marthe, à qui Mitsi avait confié sa décision. La lingère l’approuvait complètement. Chargée par M. de Tarlay de lui apporter des nouvelles de la malade, elle avait constaté sa sollicitude inquiète, elle l’avait entendu lui recommander de ne rien négliger pour que Mitsi eût non seulement le nécessaire, mais encore tout ce qui pouvait lui être agréable. Très profondément honnête elle-même, Marthe s’effrayait pour son amie de cet intérêt trop significatif et comprenait que Mitsi fît tout au monde pour échapper au sort que lui réservait cette passion du puissant seigneur de Rivalles. Aussi, quelle que fût sa profonde antipathie à l’égard du directeur des forges, accepta-t-elle aussitôt la mission que lui donnait la jeune fille.

En lisant cette lettre, Parceuil esquissa un sourire de satisfaction, puis fronça les sourcils… et enfin, glissant la feuille dans sa poche, se rendit chez la présidente, qui achevait de s’habiller pour le déjeuner.

Elle vint le rejoindre dans le salon où l’avait fait entrer la femme dans de chambre et lut posément la lettre qu’il lui tendait. Puis elle ricana :

— La petite essaye de nous jouer la comédie, en nous faisant croire qu’elle veut fuir Christian. Elle pense donc avoir affaire à des imbéciles ?

— Eh bien ! moi, si étonnante que soit la chose, j’estime qu’elle est sincère.

— Comment, dans sa situation, elle repousserait l’amour d’un Christian de Tarlay ?… Voyons, mon ami, vous n’êtes pourtant pas assez naïf pour tomber dans ce panneau-là ?

Parceuil leva impatiemment les épaules.

— Il faut voir les gens tels qu’ils sont, Eugénie. La mère de Mitsi était parfaitement honnête, quoi que j’en aie dit ; la fille peut lui ressembler. Il y a des femmes qui ont horreur du mal, soyez-en persuadée, et qui aiment mieux se briser le cœur que de succomber.

— Mais enfin… Christian… Christian qui est si recherché, si adulé…

Mme Debrennes suffoquait presque de stupéfaction, à l’idée que cette petite Mitsi pouvait ne pas être grisée, vaincue sur l’heure par la séduction jusqu’alors invincible de son petit-fils.

— Eh parbleu, c’est bien pour cela qu’elle en a peur, et qu’elle veut partir… Oui, oui, je crois qu’elle a résisté à Christian, qu’elle est encore résolue à le faire… et comme nous avons tout intérêt à ce qu’elle lui échappe, nous devons nous employer à favoriser son désir de départ.

— Impossible ! Christian serait furieux, vous le pensez bien !

— Aussi faut-il nous arranger pour n’avoir là-dedans aucune apparence de participation.

Mme Debrennes hocha la tête.

— Hum !… Et puis, il se doutera bien qu’elle est chez ses anciennes maîtresses, et il s’arrangera pour la retrouver dès qu’elle aura une situation au dehors.

— Aussi n’ai-je pas l’intention de l’envoyer là… Car je veux profiter de l’occasion pour la faire disparaître de notre route, non par des moyens violents, mais en la réduisant à la misère, à une sorte d’esclavage, et très probablement à la déchéance.

— Comment cela ?

— Voilà… Autrefois, j’ai sauvé de la prison qu’elle avait largement méritée une sorte de nihiliste, moitié Russe, moitié Bulgare, qui volait sans vergogne pour la petite association dont elle faisait partie. Voyez-vous, il est bon de se faire des amis partout. Avec quelques subsides que je lui donnai, Anna Bolomeff établit dans le Quartier latin un petit hôtel-restaurant aux prix modestes, que fréquentent quelques étudiants pauvres, quelques étrangers plus ou moins louches, la plupart expulsés de leur pays d’origine pour délits politiques ou autres. Anna, qui n’est ni douce ni aimable, qui rogne sur tout avec entrain, ne peut garder de servante et fait toute la besogne, aidée à l’occasion par l’un de ses pensionnaires plus famélique que les autres, heureux de recevoir en échange un maigre repas. Vous voyez d’ici avec quelle satisfaction elle accueillera Mitsi, à qui elle n’aura rien à payer, et dont la beauté sera une réclame merveilleuse.

La présidente eut un sourire de satisfaction mauvaise.

— Très bien !… Mais si Mitsi se fâche, réclame, veut s’en aller ?

— N’ayez crainte, Anna la tiendra de près. Cette jolie Mitsi sera prisonnière… et, dépourvue d’argent, que pourrait-elle tenter ?

Mme Debrennes secoua la tête.

— Cela ne nous amènerait-il pas des ennuis ?… Un tuteur qui oblige sa pupille à demeurer dans une maison suspecte…

— Pas suspecte le moins du monde. Il n’y a jamais de bruit, jamais de scandale chez Anna Bolomeff. Tout s’y passe correctement. Mitsi sera là très bien… et elle ne pourra s’en prendre qu’à elle, à ses exigences, à son mauvais caractère, si sa patronne la traite un peu trop rudement, lui mesure la nourriture, la charge de besognes déplaisantes. Mais moi, je serai à couvert parce que je l’aurai confiée à une femme honorable, — oui, honorable, elle est connue pour telle dans le quartier, — chargée de lui apprendre le métier de servante et de lui donner ainsi les moyens de gagner son pain. Qu’après cela il lui arrive quelque malheur, qu’elle succombe sous un travail un peu excessif pour ses forces… eh ma chère, ce sont là choses qui adviennent à bien d’autres, quand il leur faut lutter contre la misère. Personne ne pourra me jeter la pierre pour cela, personne n’y songera, d’ailleurs, car ceux qui peuvent s’intéresser à elle ignoreront son sort.

— Si vous croyez vraiment que ce moyen soit bon…

— Je ne vois guère que celui-là. Mais il faudra combiner tout de façon que Christian n’ait pas vent de la machination… D’abord, je vais m’entendre avec Mitsi…

— Mais croyez-vous qu’elle acceptera de se rendre chez votre ex-nihiliste, au lieu d’aller retrouver ses religieuses ?

Parceuil eut un sourire sardonique.

— Soyez sans crainte, elle ne connaîtra le changement de programme qu’au dernier moment. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’il faut que son amie Marthe la croie chez les sœurs de Sainte-Clotilde.

— Allons, arrangez cela à votre idée, mon bon ami. Débarrassez-nous de cette petite créature, je ne demande pas mieux… pourvu que Christian ne s’en prenne pas à nous… Il est déjà si froid pour moi, depuis quelque temps — presque hostile même, dirait-on parfois.

Parceuil répliqua avec un léger ricanement :

— Il a probablement appris que vous ne ménagiez pas dans vos propos la jeune personne… Enfin, espérons que nous allons être délivrés de celle-ci.