Ernest Flammarion, éditeur (p. 197-204).


II


Telle était la triste et dramatique histoire des parents de Mitsi, telle était la vérité qui, peu à peu, dans ses grandes lignes, se révélait à Olaüs Svengred.

Ainsi que l’avait prévu M. de Tarlay, le Suédois trouvait une aide précieuse chez le beau-frère de Christian. Le comte Vedenitch, bon garçon, joyeux vivant, très généreux, s’était fait beaucoup d’amis dans tous les mondes. Parmi eux se trouvait un ancien policier, Habner, dont le flair demeurait légendaire dans la corporation et qui, retiré aux environs de Vienne à la suite de grands chagrins intimes, consentit néanmoins à s’occuper de cette affaire par complaisance pour le comte, dont il avait reçu naguère un grand service.

Doué d’une prodigieuse mémoire, il se souvint aussitôt d’avoir vu le nom d’Ilka Drovno sur les affiches du Printania-Théâtre et d’avoir assisté à l’une des représentations. Il décrivit la jolie danseuse hongroise, qui avait fait grande impression sur lui, tout jeune homme à cette époque. Et Svengred, en l’écoutant, songeait avec émotion : « C’est Mitsi qu’il me dépeint là, vraiment ! »

Entrant aussitôt en campagne, Habner eut vite fait d’acquérir la certitude qu’aucune critique ne pouvait être faite sur la vie d’Ilka avant son mariage. Il en reçut l’assurance de plusieurs sources et entre autres de la personne chez qui la jeune danseuse avait loué un appartement.

Cette dame, d’une parfaite honorabilité, apprit au policier qu’Ilka Drovno vivait ici avec sa mère et une parente, Mlle Irène Blemki. Mme Drovno étant morte, la jeune fille et Irène étaient parties peu après, pour la campagne, avaient-elles dit, sans mentionner aucun nom.

— Cette Irène, il faut que je la retrouve, si elle existe encore, dit Habner à Olaüs.

— Comment ferez-vous, sans aucune indication ?

— J’en trouverai, monsieur, j’en trouverai, répliqua le policier avec la belle assurance de l’homme accoutumé de réussir.

Tout d’abord, il alla demander communication du dossier concernant le crime commis sur Ilka, et dont l’auteur était demeuré inconnu. Après l’avoir soigneusement étudié, il se rendit à la demeure où avaient vécu Ilka et Georges.

Elle avait été complètement rebâtie ; mais le pavillon existait toujours. Après avoir exhibé sa carte, Habner le visita, puis alla sonner à la maison voisine, habitée, lui avait-on dit, depuis plus de trente ans par les mêmes personnes.

Là, on lui certifia de nouveau la vie parfaitement honorable et tranquille que menaient les deux jeunes gens, qui se faisaient appeler M. et Mme Douvres. On lui raconta le drame de l’incendie et une vieille servante lui désigna, comme pouvant lui donner peut-être d’autres renseignements, la femme de chambre qui se trouvait comme seule domestique dans le pavillon quand Ilka y avait péri, assassinée. C’était d’ailleurs sa cousine qu’avait épousée Firmin, le valet de chambre de Georges.

À l’adresse indiquée, Habner trouva une personne d’une quarantaine d’années, d’aspect sérieux, qui ne fit pas de difficultés pour répondre à ses questions. Elle confirma les bons témoignages précédemment recueillis sur Ilka et lui montra une lettre d’Irène, reçue deux mois après son départ, et où celle-ci lui demandait d’entretenir les tombes de Mme Drovno et de la jeune femme. À cet effet, elle lui envoyait, tous les ans, une petite somme.

— Et c’est très curieux, monsieur, ajouta cette femme, jamais elle ne me parle de la petite Mitsi. Les premières fois, je lui en demandais des nouvelles ; puis j’ai cessé, en voyant qu’elle ne me répondait pas là-dessus.

— Emmenait-elle donc l’enfant, en s’en allant ?

— Je n’en sais rien, car elle me congédia au lendemain des obsèques de la pauvre Madame, en s’excusant de le faire si précipitamment ; mais disait-elle, il lui fallait quitter tout de suite cette horrible maison… Et comme j’offrais de demeurer pour l’aider au moment du départ, en portant la petite, par exemple, elle répondit d’un air effaré :

— Non, non, je n’ai besoin de personne ! Merci, ma bonne Clara, mais je m’arrangerai bien seule.

Habner interrogea encore :

— Avez-vous vu venir chez votre maîtresse un personnage du nom de Parceuil ?

— Un Français, qui venait au nom de l’oncle de Monsieur ? Je l’ai vu deux fois, après la mort de Monsieur. Mais ensuite, je ne sais pas s’il est revenu. C’était Firmin qui ouvrait la porte, et il était très discret, pas bavard du tout.

Habner se frottait les mains, en quittant le logis de Clara. Il emportait l’adresse d’Irène, et celle de Firmin devenu propriétaire d’un petit hôtel à Lausanne.

— Un pas immense est fait, déclara-t-il à Svengred. Demain, je pars pour Lausanne. Voulez-vous pendant ce temps vous rendre à Laitzen et voir cette demoiselle Irène ? Si ma présence était nécessaire, vous me télégraphieriez.

Svengred acquiesça avec empressement. Il se passionnait pour cette recherche de la vérité, en éloignant courageusement la pensée pénible qui lui montrait Christian et Mitsi heureux, après qu’aucune ombre n’existerait plus sur la mémoire d’Ilka. Il fallait que justice fût rendue, et le coupable démasqué. Car, maintenant qu’apparaissaient les mensonges de Parceuil, Olaüs et le policier voyaient se dessiner une machination savamment ourdie, dont ils espéraient tenir bientôt tous les fils.

Dans la matinée du surlendemain, Svengred arrivait au village de Laitzen. Sur les indications qu’on lui donna, il gagna la petite maison qu’habitait Irène. Une femme âgée, impotente, vint lui ouvrir. Quand il demanda « Mlle Irène Blemki », elle répondit : « C’est moi. »

Il eut avec elle un long entretien. La pauvre créature poussa de grandes exclamations, en apprenant comment elle avait été trompée par l’odieux Parceuil. Puis elle apprit au Suédois qu’il trouverait la preuve du mariage dans l’église même de Laitzen.

Il s’en alla trouver le curé, et, après les explications nécessaires, obtint communication du registre des mariages. Il y vit inscrits les noms de Georges Douvres et d’Ilka Drovno, avec la signature des témoins, deux paysans de l’endroit.

— Oui, oui, c’est bien exact, songea-t-il tout haut. Ce mariage est parfaitement valable, selon la loi autrichienne.

Il se tournait vers le prêtre, en parlant ainsi… Et il le vit, le front plissé, réfléchissant…

— Vous vous demandez à quoi je pense, monsieur ?… Eh bien, voilà…

« Quelques mois après ce mariage, je revenais la nuit de chez un malade, quand il me sembla voir une lueur dans la sacristie. Craignant le feu, je me mis à courir. Mais, au moment où j’approchais de la porte, un homme, prévenu par le bruit de mes pas sur le sol dur, s’élança dehors et s’enfuit.

« J’essayai de le rattraper. Mais ce fut peine perdue. Alors je revins à la sacristie, tremblant de constater quelque vol. Une bougie était allumée, près du registre des mariages ouvert. À l’examen, je constatai qu’il n’y manquait rien. Aucun objet, d’ailleurs, n’avait été dérobé… J’en conclus que le mystérieux malfaiteur voulait sans doute détruire quelque preuve gênante. Et me rappelant ce mariage d’Ilka Drovno avec ce Français, qui semblait riche et de grande famille, je songeai que très probablement c’était à leur acte de mariage qu’on en voulait. »

Svengred pensa : « Parceuil, encore !… c’est Parceuil qui est venu, qui a essayé de faire disparaître la preuve ! »

Sur la question qu’il lui fit, le curé, rappelant ses souvenirs, spécifia à peu près l’époque de la mystérieuse tentative. C’était un an environ après la mort d’Ilka. Svengred se réserva de s’informer si, à cette époque, Parceuil avait fait un séjour en Autriche.

Après avoir copié Pacte, le jeune homme prit congé du prêtre et alla retrouver Irène. Il l’interrogea encore sur plusieurs points, et acquit la certitude que deux jours avant le meurtre, Ilka, recevant le mandataire de M. Douvres, avait fermement déclaré son intention d’écrire à celui-ci pour revendiquer les droits de sa fille au nom et à la fortune de Georges.

« Pauvre femme, elle signait son arrêt de mort ! » songea Svengred en frissonnant. « Ah le monstre !… Comme j’avais raison de le tenir en instinctive antipathie ! »

En face de lui, Irène, joignant ses mains nouées par les rhumatismes, s’exclamait :

— Seigneur ! quelle abominable chose !… Ma pauvre petite Mitsi, qu’il m’avait promis de rendre si heureuse ! Ainsi il ne lui donnait rien, rien des biens de son père ?

— Absolument rien, mademoiselle. Mais rassurez-vous…

Ici, un sourire douloureux crispa légèrement la lèvre du jeune homme.

— … Rassurez-vous, si cette charmante Mitsi a bien souffert, je crois que désormais le bonheur l’attend. Elle le mérite du reste, de toutes façons, car on ne peut rêver qualités physiques et morales plus complètes que les siennes.

— Comme sa pauvre mère, alors… comme ma pauvre chère Ilka. Combien je voudrais la connaître, cette belle petite !

— Cette consolation vous sera peut-être donnée un jour mademoiselle.

Puis il se renseigna près de la vieille femme sur l’origine de Mitsi et sut ainsi qu’Ilka, par sa mère, appartenait à la plus haute noblesse roumaine. Quant à la famille paternelle, le curé, qu’il retourna voir avant son départ, lui apprit qu’elle était fort modeste, mais parfaitement honorable. Irène en demeurait d’ailleurs le seul représentant.

À Vienne, Svengred trouva Klaus Habner arrivant de Lausanne. Firmin avait été difficile à faire parler. Enfin, Habner avait réussi à savoir que Parceuil avait eu un entretien avec Ilka, deux jours avant la mort de celle-ci, et qu’en sortant de chez la jeune femme, il avait demandé à Firmin de garder le silence, à l’égard des collègues qu’il devait revoir à Paris, sur celle qu’il continuait d’appeler « Mlle Drovno ».

Svengred rapportait un plus riche butin. Les deux hommes s’occupèrent de coordonner méthodiquement les faits. Après quoi, tous deux restant plongés un moment dans leurs réflexions, Habner demanda tout à coup, brusquement :

— Eh bien ! monsieur Svengred, qu’est-ce que vous dites de cela ?

— Et vous, monsieur Habner ?

— La même chose que vous, probablement.

Ils sourirent. Puis le policier, se penchant vers son interlocuteur, demanda à demi-voix :

— Ne pensez-vous pas qu’il puisse y avoir des complices, dans cette affaire-là ?

Svengred tressaillit… Après un instant de silence, pendant lequel ils se regardèrent dans les yeux, Habner reprit du même ton bas :

— Il faut chercher le ou les bénéficiaires du crime. Vous le pouvez mieux que moi, vous qui connaissez la famille Douvres.

Une grande clarté se faisait dans l’esprit de Svengred… Georges mourant sans enfant légitime, tous les biens réunis de Jacques Douvres et de son frère revenaient à Christian, encore enfant à cette époque. Or, il existait alors trois êtres dont le petit héritier des Douvres et des Tarlay était l’idole : son grand-père, sa grand’mère et son père.

La nature loyale, l’impeccable probité de M. Douvres éloignaient de lui toute suspicion. Ainsi en était-il également de l’excellent Louis Debrennes… Restait l’autre… cette femme vaniteuse, pleine de morgue à l’égard de ceux qu’elle jugeait ses inférieurs, mielleuse pour les autres, se complaisant avec ivresse dans les jouissances du luxe, des honneurs que lui attirait la situation de son petit-fils, et faisant de Christian une idole à laquelle tout était dû, tout était permis.

Le jeune Suédois essaya de repousser le soupçon. Mais il s’implantait en lui, au souvenir de la manière sournoise, perfidement haineuse, dont Mme Debrennes avait commenté la fuite de la pauvre Mitsi et accablé l’enfant sous la soi-disant déchéance de la mère. Oui, cette femme haïssait Mitsi… Pourquoi ? Parce qu’elle était sa victime, la fille de celle que son cousin, son confident, avait fait mourir pour que Christian fût deux fois plus riche, et que lui, Parceuil, protégé par elle, atteignît au faîte de ses ambitions, devînt le directeur honoré, grassement payé par lui-même, des forges de Rivalles.

« Si Christian arrive à la même conclusion que moi, quelles souffrances pour lui » pensa Svengred.

Il avait tenu jusqu’alors très brièvement son ami au courant de son enquête, ne voulant pas risquer de désillusion. Ce soir-là, il lui écrivit ces seuls mots :

« Tout va bien. L’acte de mariage existe. La mère de Mitsi est digne de tous les respects. Je pars demain et te raconterai tout. »