Ernest Flammarion, éditeur (p. 171-196).


TROISIÈME PARTIE




I


Dix-neuf ans auparavant, Georges Douvres, au cours d’un voyage dans l’Europe centrale, s’était arrêté à Vienne qu’il ne connaissait pas encore. Son père, frère cadet de Jacques Douvres, était mort au printemps précédent, lui laissant une importante fortune en valeurs et celle plus considérable encore représentée par sa part dans les bénéfices toujours croissants de l’industrie pour l’établissement de laquelle les deux frères avaient apporté une part égale de leurs biens, et qui s’était développée grâce à leur travail, à leurs capacités particulières, plus accentuées chez l’aîné qui n’avait cessé d’être le véritable chef.

Georges, lui, n’avait aucun penchant pour suivre les traces de son père et de son oncle. Nature d’artiste, un peu indolente, un peu faible, mais bonne et généreuse, il aimait la flânerie, le travail fantaisiste, les voyages faits au gré de son caprice. Jacques Douvres n’avait pu obtenir qu’il succédât à son père. Et pour échapper à l’insistance de cet oncle qui lui inspirait une affection mêlée de crainte, le jeune homme était parti un beau jour pour l’Autriche en laissant un mot dans lequel il expliquait au maître de forges qu’il allait faire des études de caractères chez les différents peuples de l’Europe centrale.

En lisant cela, Jacques Douvres, levant ses puissantes épaules, murmura dédaigneusement :

Le pauvre garçon ne sera jamais bon à rien, je le prévois ! »

À Vienne, Jacques rencontra Flavien Parceuil qui s’y trouvait de passage pour traiter une affaire au nom du grand industriel dont il était devenu depuis peu l’homme de confiance. Ils se trouvèrent près l’un de l’autre, un soir, dans un petit théâtre qui venait de s’ouvrir peu de temps auparavant. Ce jour-là avaient lieu les débuts d’une danseuse hongroise, Ilka Vrodno. Dès qu’elle parut sur la scène, fine, élancée dans son costume national, Georges n’eut plus de regards que pour elle. Elle paraissait très jeune, avec un visage délicat, un peu ambré, aux yeux ardents et doux, au sourire discret, plein de charme un peu mélancolique. Sa beauté, sa grâce, en laquelle se mélangeaient la retenue et une séduction qui lui était naturelle, n’enthousiasmèrent pas moins les spectateurs que la façon dont elle exécuta les danses de son pays. Aussi étaient-ils nombreux ceux qui, à l’entr’acte, se précipitèrent vers les coulisses pour complimenter la jeune Hongroise.

Dans les premiers se trouvaient Parceuil et Georges Douvres. Ilka accueillit leurs compliments avec une réserve un peu fière, qui ne les découragea point, car ils se retrouvèrent encore là les jours suivants, empressés à offrir leurs hommages, accueillis avec le même air d’indifférence polie — ceux du moins, de Parceuil, car dès le second jour, une lueur de plaisir avait paru dans les beaux yeux de la danseuse quand Georges était venu s’incliner devant elle.

Ilka était toujours accompagnée d’une femme âgée d’une soixantaine d’années, petite et corpulente, qui semblait veiller jalousement sur elle. Irène Blemki avait été une danseuse assez réputée et c’était elle qui, vieillie, alourdie par l’embonpoint, avait enseigné son art à Ilka. Elle logeait avec elle et la mère de celle-ci, toujours malade, dans un petit appartement meublé, assez proche du théâtre… Un soir, Parceuil les y suivit et déclara à la jeune fille sa passion. Il reçut une réponse hautaine, presque dédaigneuse. Et comme il insistait, Ilka dit à Irène, en tournant le dos à l’indiscret soupirant :

— Mets donc ce mal élevé dehors, ma chère amie.

Parceuil s’éloigna le cœur gonflé de rage et de rancune. Il partait le lendemain, rappelé à Paris par Jacques Douvres dont la santé laissait à désirer. Georges ne le vit plus désormais parmi les admirateurs qui se pressaient chaque soir dans les coulisses du Printania-Théâtre. Lui, de plus en plus épris, ne manquait pas une représentation. Ilka l’accueillait maintenant avec un sourire nuancé d’émotion, avec un regard qui s’éclairait de joie discrète. Il s’aperçut très vite qu’il plaisait à la jolie Hongroise, si courtisée, mais jusqu’alors insensible aux hommages les plus flatteurs et lui aussi, un soir, il fit sa déclaration d’amour.

En quittant le théâtre, il avait demandé à Ilka l’autorisation de l’accompagner parce qu’il avait à lui parler. Elle avait acquiescé, après avoir, d’un regard, demandé conseil à Irène… Celle-ci marchait près de la jeune fille, comme un bon chien de garde. Ilka, dont le visage disparaissait à demi sous le voile de dentelle qui entourait sa tête, écoutait en silence les paroles brûlantes de Georges… Quand il se tut, elle se tourna un peu vers lui et dit d’une voix qui tremblait légèrement :

— Je crains que vous vous mépreniez sur moi, monsieur. Je suis une honnête fille et j’entends le rester.

Pris au dépourvu par ces paroles, par le ton plein de fière dignité, Georges balbutia :

— Mais, mademoiselle, croyez que mes intentions ne peuvent vous offenser…

— En ce cas venez demain chez moi. Je vous recevrai en présence de ma mère, et nous nous expliquerons. Au revoir.

Elle tendit au jeune homme sa petite main sur laquelle il mit un baiser, et s’éloigna avec sa compagne.

Georges restait fort embarrassé. Il ne lui était pas venu à l’esprit que cette jeune danseuse, si réservée qu’elle fût, aurait de tels scrupules. Il pensa d’abord qu’elle agissait ainsi par habileté, pour donner plus de prix à son acquiescement. Mais il l’avait vue si peu coquette toujours, il avait cru discerner tant de droiture dans ces merveilleux yeux bruns dont la douceur charmante l’ensorcelait, qu’il ne s’attarda pas à cette idée.

Ilka, Georges en était persuadé, disait vrai en affirmant qu’elle était honnête et voulait le rester. Mais que devait-il espérer ?

Cependant, lui, descendant d’une famille de la haute bourgeoisie française, neveu de Jacques Douvres, qui était une des personnalités marquantes de l’époque, il ne pouvait épouser cette petite ballerine ! Le voulût-il même qu’il savait à l’avance que son oncle, intransigeant sur le chapitre des mésalliances, le renierait, romprait toutes relations avec lui, de même que les autres membres de sa famille.

Il passa une nuit fort agitée. Au matin, il avait pris la résolution de ne pas se rendre chez Ilka. Il lui écrivit un mot de regret en prétextant l’obligation d’un voyage subit… et il partit pour Carlsbad.

Là, pendant huit jours, il s’ennuya mortellement. Le souvenir d’Ilka le poursuivait sans relâche. Il revoyait son délicat visage, son sourire, doux et séduisant entre tous, le charme profond de ses yeux voilés de grands cils bruns… Et la séparation lui révéla quelles profondes racines cet amour avait déjà introduites en son cœur.

Le neuvième jour de son séjour à Carlsbad, au casino, il se trouva inopinément en face d’un attaché de l’ambassade française, M. d’Enfreville, qui s’était montré un des plus assidus à courtiser la jolie danseuse du Printania-Théâtre. Après un échange de paroles amicales, Georges demanda :

— Rien de nouveau, à Vienne ?

— Rien, sinon que la délicieuse étoile, l’incomparable Ilka a disparu de notre ciel.

Georges tressaillit et, pendant un moment, il lui parut que son cœur cessait de battre.

— Comment, disparue ? balbutia-t-il.

— Il y a six jours, sa mère est morte subitement. Depuis, Ilka, malade, n’a plus reparu au théâtre.

Georges retint un soupir de soulagement. Il avait craint que la jeune fille eût quitté Vienne, ou qu’il lui fût arrivé quelque accident, quelque aventure… Et tout à coup s’affirmait en lui, impérieusement, la résolution de la revoir, d’essayer, patiemment, de la conquérir. Les circonstances étaient favorables. Éloignée momentanément du théâtre, malade, toute meurtrie encore de la perte qu’elle venait de faire, Ilka, pensait-il, serait plus accessible à la voix tentatrice de l’amour, à la perspective d’une existence heureuse, comblée, telle que pourrait la lui offrir Georges Douvres.

Dès le lendemain, le jeune homme repartait pour Vienne. Deux heures après son arrivée, il se présentait chez Ilka Vrodno.

L’appartement qu’elle occupait était situé dans une maison de modeste, mais très convenable apparence. Au coup de sonnette de Georges, ce fut elle qui vint ouvrir. En le reconnaissant, elle eut un mouvement de surprise et murmura :

— Vous !

— Oui, moi, qui ai appris votre grand deuil et viens vous dire toute ma sympathie.

Le charmant visage pâli, amaigri, tressaillit un peu, et les yeux se remplirent de larmes.

— Oui, ma pauvre maman… Elle m’a été enlevée si vite !… Sa santé, depuis longtemps, était bien mauvaise, mais avec des soins j’espérais la conserver encore.

Elle ouvrit une porte et fit entrer Georges dans un banal petit salon de meublé bon marché. En ce décor médiocre, la beauté d’Ilka semblait plus fine encore, plus aristocratique… Une robe d’intérieur en lainage noir tombait en plis harmonieux autour de la taille souple, dont les moindres mouvements avaient tant de grâce. Les yeux, dans la figure amincie, recélaient plus de profondeur, plus de mystère. Des larmes y brillaient, et la bouche délicate avait un pli de souffrance.

— Je m’excuse de vous recevoir avec cette tristesse, monsieur. Mais je n’ai pu encore me reprendre à la vie…

Elle s’était assise près de la fenêtre, devant une petite table où se trouvait son ouvrage, en désignant à Georges un siège à quelques pas de là.

Il protesta :

— Je vous comprends trop bien !… En outre, vous avez été malade, m’a-t-on dit ?

— Oui, malade de chagrin… Je le suis encore.

Et appuyant ses coudes à la table, cachant son visage entre ses mains, elle se mit à pleurer silencieusement, les épaules secouées de frissons.

En un mouvement impétueux, Georges se leva, s’agenouilla près d’elle et détacha, de ses doigts frémissants, l’une de ces petites mains brûlantes.

— Ilka, permettez-moi de partager votre peine, de vous en consoler, peu à peu, par ma tendresse, par mon dévouement, que je vous offre… que je vous supplie d’accepter.

Les yeux brillants de larmes s’arrêtèrent sur ce visage palpitant de passion, rencontrèrent ce regard amoureux qui priait, qui implorait… Un flot de sang monta au teint de la jeune fille, dont les paupières tremblantes s’abaissèrent un instant. Et, presque aussitôt, en se redressant d’un mouvement plein de dignité, en retirant sa main d’entre les doigts de Georges, Ilka demanda fièrement :

— Comment entendez-vous cela, monsieur ?

Brusquement, l’âme de Georges se sentit emportée par le respect, par le remords, la honte presque d’avoir eu la pensée odieuse de profiter de la détresse morale en laquelle se trouvait cette orpheline, privée de la protection maternelle. Il s’écria ardemment :

— Je vous demande d’accepter, avec mon amour, mon nom et tout ce que je possède, Ilka, ma bien-aimée.

Un rayon de bonheur transfigura la physionomie de la jeune fille. Avec une spontanéité charmante, Ilka tendit sa main à Georges et dit avec émotion :

— Eh bien, j’accepte, car je crois à votre sincérité, à votre bonté.

Mais, tandis qu’il couvrait de baisers les petits doigts un peu brûlants de fièvre, la jeune Hongroise objecta, d’un ton où tremblait quelque inquiétude :

— Croyez-vous que votre famille acceptera cette union avec une simple petite danseuse comme moi ?

Instantanément, Georges évoqua le visage énergique et quelque peu hautain de son oncle… Il crut entendre sa voix lente prononcer, avec l’accent du plus profond dédain :

— Moi, permettre que tu introduises cette ballerine dans notre famille qui n’a jamais connu pareille mésalliance ? Tu ne sais donc pas encore qui je suis, mon garçon ?

Mais le jeune homme ne s’arrêta pas à cette pensée. Il répondit vivement :

— Ne craignez rien, je suis orphelin, libre de ma personne et de ma fortune. Vous pouvez sans scrupule devenir ma femme, chère, bien chère Ilka.

— Avant de nous engager, il me faut auparavant vous parler de ma famille, vous raconter ma triste histoire.

Elle lui apprit alors que sa mère appartenait à une noble et ancienne famille roumaine. Rompant avec toutes les traditions de sa race, Hélène Damaresco, contre le gré des siens, avait épousé un ennemi, un Hongrois, Elek Drovno, jeune musicien d’une beauté remarquable, d’origine honorable mais obscure. Son père la maudit, sa mère, de santé délicate, mourut de ce chagrin. Quant à la jeune femme, elle ne cessa d’être poursuivie par le remords, et lorsque Elek mourut, quatre ans plus tard, tué par un lourd tombereau qui lui passa sur le corps, elle vit là une punition du Ciel pour sa désobéissance aux ordres paternels. Longtemps malade à la suite de ce terrible choc moral, elle ne devait jamais recouvrer complètement la santé. En outre, son cerveau restait irrémédiablement affaibli. Elle laissa donc Irène Blemki, cousine éloignée de son mari, s’occuper de la petite Ilka, alors âgée de trois ans. La danseuse était d’ailleurs une excellente personne, demeurée fort honnête parmi les écueils de sa profession. Très attachée à Hélène et à l’enfant, que la mort du père laissait dans la misère, elle s’ingénia à les faire vivre sur son maigre gain. Quand elle dut quitter le théâtre, quelques années plus tard, elle donna des leçons de danse et ainsi, péniblement, elle réussit à leur procurer le pain quotidien.

De bonne heure, Irène, voyant la grâce, la légèreté de la petite Ilka, lui avait appris son art. Quand l’enfant fut devenue jeune fille, la bonne Irène, ravie de sa beauté, comme du succès de ses leçons, ne trouva rien de mieux que de la faire engager au Printania-Théâtre, dont le directeur cherchait de bonnes débutantes. Mme Drovno était incapable de s’y opposer. Ilka, très inexpérimentée sur la vie, ressentait néanmoins une secrète répugnance. Mais elle voyait sa mère de plus en plus malade, Irène qui vieillissait, qui se fatiguait ; chaque jour la vie matérielle devenait plus difficile pour ces trois pauvres femmes. Ilka se décida enfin à débuter au Printania-Théâtre, où l’attendait un succès dû autant à sa beauté qu’à la perfection de son art… Mais ainsi qu’elle le confia à Georges, elle était décidée depuis la mort de sa mère à renoncer au théâtre dont l’atmosphère, les dangers, effrayaient son âme pure.

Georges, lui, parla de ses parents, de sa situation dans le monde, en passant légèrement sur la personnalité de son oncle, qui jetait une ombre fâcheuse sur sa joie d’amoureux enivré par la présence de la bien-aimée… Sur ces entrefaites apparut Irène qui, après avoir froncé avec courroux ses gros sourcils blonds, en voyant le jeune Français près d’Ilka, faillit danser de joie quand elle connut leurs fiançailles.

Deux jours plus tard, tous trois partaient pour un petit village de Hongrie qui était le lieu de naissance du père d’Ilka. Georges, désireux que son oncle connût le plus tard possible l’union qui l’irriterait et le peinerait si fort, avait témoigné le désir que la cérémonie nuptiale n’eût pas lieu à Vienne. Entendant parler par Irène de ce village de Laitzen, où elle-même avait passé son enfance, il avait proposé aussitôt : « Pourquoi ne nous marierions-nous pas là, au berceau de votre famille paternelle ? » Et Ilka avait acquiescé aussitôt.

Georges laissait à Vienne son valet de chambre, avec un congé temporaire. Il demeura trois mois à Laitzen, dans le petit chalet loué à son arrivée. Grisé par son bonheur, il oubliait tout, éloignait toutes les pensées d’avenir. Ilka, elle, était pleinement heureuse. Elle se savait dûment mariée selon les lois de son pays et ne se doutait pas que son union, non légalisée par le représentant de la France, ne serait pas reconnue dans le pays de son mari. Georges le savait, lui, mais il se disait : « Plus tard, j’arrangerai cela… Après tout nous sommes légitimement unis, et il me suffira de faire mon testament en faveur de l’enfant que nous attendons, pour que ma fortune lui revienne. »

Les trois mois écoulés, au début de l’automne, les deux époux et Irène regagnèrent Vienne. Georges loua dans un des faubourgs de la ville une grande maison entourée d’un parc et s’y installa avec sa femme, dont il était de plus en plus épris. Il fit venir son valet de chambre qui, avec deux femmes, composa le personnel domestique du logis. Et l’existence des deux jeunes gens continua de couler, paisible, heureuse, dans une solitude que personne ne venait rompre, car Georges n’avait pas cherché à renouer de relations et même s’arrangeait pour éviter de rencontrer d’anciennes connaissances, car, par une faiblesse qu’il se reprochait à certains moments, il ne se souciait pas qu’on connût son union avec la jolie danseuse du Printania-Théâtre, la fille d’Elek Drovno dont les ascendants étaient d’honorables paysans hongrois.

Cependant Parceuil, au cours d’un nouveau séjour d’affaires qu’il fit à Vienne cet hiver-là, découvrit ce qu’il croyait une banale intrigue sentimentale. Jacques Douvres, étonné et inquiet de voir son neveu s’éterniser dans la capitale autrichienne, en prétextant des études littéraires, avait chargé son secrétaire, devenu par flatterie son confident, de s’enquérir au sujet du véritable motif qui retenait là le jeune homme dont il connaissait le caractère impulsif et parfois imprudent. Parceuil mena son enquête avec discrétion, sans que Georges soupçonnât sa présence. Et il rapporta à M. Douvres cette nouvelle que son neveu vivait à Vienne, très retiré, avec une danseuse fort jolie qui allait le rendre père au printemps prochain.

De mariage, il ne parla pas, pour la bonne raison qu’il l’ignorait d’abord ; ensuite, l’eût-il su, qu’il se fût gardé de l’apprendre au vieillard. Flavien Parceuil était un homme prudent, qui ne parlait qu’après de solides réflexions, lesquelles, en l’occurrence, lui auraient montré l’intérêt de garder par devers soi une telle révélation.

Jacques Douvres s’emporta, déclara qu’il allait écrire à cet imbécile de réintégrer Paris, et l’hôtel familial où il avait son appartement. L’habile Parceuil sut l’exciter plus encore contre le coupable, tout en ayant l’air de prendre la défense de celui-ci. Le résultat fut un ultimatum envoyé par l’autoritaire vieillard à son neveu « Ou tu planteras là ta danseuse et tu reviendras ici dans les huit jours, ou toutes relations seront à l’avenir rompues entre nous. »

M. Douvres escomptait le caractère faible de Georges, la crainte mêlée d’affection qu’il avait toujours eue à l’égard de son oncle, et cet attachement aux liens familiaux, très puissants chez les Douvres… De fait, cette lettre troubla profondément le jeune homme. Il n’en dit mot à Ilka, mais eut à partir de ce moment quelques accès d’humeur sombre qui étonnèrent et inquiétèrent sa femme.

— Je n’ai rien, répondait-il à ses questions tendres. Ne te tourmente pas, je suis très heureux près de toi.

Il retardait la réponse qu’il devait faire à son oncle… Tant et si bien qu’il n’avait pas écrit encore quand un soir de la fin de février, le feu prit à son logis par l’imprudence d’une des femmes de service. Quand on s’en aperçut, l’escalier brûlait déjà. Avec l’aide de voisins accourus aux cris d’alarme, Georges réussit à sauver par une fenêtre sa femme, Irène et les deux servantes. Mais tandis que lui-même descendait à son tour, le drap noué à la fenêtre se détacha et le malheureux tomba sur le pavé de la cour. On le releva le crâne fracturé. Comme son valet de chambre, qui logeait au rez-de-chaussée et avait pu de ce fait sortir facilement, se penchait vers lui, le moribond murmura ces mots : « Mon enfant… ma femme… Dites à mon oncle… lui confie… »

Quelques instants après, il entrait dans le coma et mourut le soir de ce même jour.

Ilka avait été transportée dans le pavillon destiné au concierge de la villa et qui se trouvait inhabité. Elle y donna prématurément le jour à une petite fille et fut pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. La pauvre Irène, affolée par tous ces événements, ne savait plus que devenir. Ce fut le valet de chambre qui prit sur lui de télégraphier à M. Douvres, pour lui annoncer la mort de son neveu.

Le maître de forges, en ce moment fort malade, délégua Parceuil en son lieu et place, avec ordre de mieux la situation, c’est-à-dire de chasser la danseuse si elle se trouvait près du défunt et de prendre toutes mesures utiles pour éviter un scandale.

Parceuil frémissait de joie, en recevant cette mission. Enfin, il allait donc pouvoir se venger de cette Ilka qui l’avait repoussé naguère — avec quelle hauteur !

En arrivant à Vienne, il se rendit aussitôt à la demeure de Georges Douvres. Le défunt reposait dans une pièce du rez-de-chaussée, sur un petit lit autour duquel brûlaient des cierges… Après s’être incliné devant lui, Parceuil s’informa près du valet de chambre qui l’avait introduit si « Mlle Drovno » était dans cette maison.

L’autre répondit affirmativement, en ajoutant :

— Elle a mis au monde hier une petite fille, et elle est très mal… Mais je dois informer monsieur qu’ici, elle se faisait toujours appeler Mme Douvres.

Parceuil ricana :

— Naturellement ! Ça ne doute de rien… Mais je vais remettre les choses au point… Est-elle vraiment trop malade pour me recevoir ?

— Oh ! certainement, monsieur. Mais il y a près d’elle Mlle Irène, sa parente… Si Monsieur voulait la voir ?

— Eh bien, envoyez-la-moi !

Quelques instants plus tard, dans la pièce voisine de la chambre mortuaire, Irène entrait et se trouvait en face de Parceuil qui, froidement, après un bref salut, déclarait :

— Je dois vous informer, mademoiselle, que, d’après les instructions de M. Douvres, Mlle Ilka Drovno doit quitter ces lieux sur l’heure — ou tout au moins, s’il y a impossibilité matérielle absolue, dès qu’elle se trouvera transportable.

Irène, devant cet ultimatum, resta un moment sans parole. Enfin, elle balbutia :

— Quitter ces lieux ?… Pourquoi ?

— Parce que M. Douvres, oncle du défunt, est désormais le maître ici, et qu’il ne tolérera pas le scandale de cette… personne continuant de vivre en ce logis, payé par Georges Douvres.

— Le scandale ?… Comment ?… Mais Ilka est la femme de Georges !

Ce fut au tour de Parceuil de sursauter. La voix un peu rauque, il répéta :

— Sa femme ?… Que dites-vous ?

— Mais oui, sa femme ! Ils ont été mariés l’été dernier, dans l’église du village de Laitzen, en Hongrie… Ilka, monsieur, n’était pas une personne à accepter autre chose qu’une situation honorable et régulière !

Déjà Parceuil s’était ressaisi. Il dit d’un ton sarcastique

— Vous me permettrez d’éprouver quelque scepticisme à ce sujet… Avez-vous des preuves à me présenter ?

— Des preuves ?

— Oui, des papiers, un acte de mariage ?

— Georges devait en avoir, mais tout a été brûlé. Vous n’avez qu’à écrire au curé de Laitzen, il vous enverra copie de l’acte inscrit sur son registre.

— Cela ne signifie rien. Il faut que ce mariage ait été enregistré au consulat de France. L’a-t-il été ?

Irène ouvrit de grands yeux.

— Je l’ignore !

— Bien. Je m’informerai. S’il n’en est rien, une telle union est sans valeur dans notre pays, et M. Douvres, pas plus que la loi française, ne la reconnaîtront. L’enfant de Mlle Drovno n’aurait en ce cas droit à rien sur la succession de Georges et ne porterait pas légalement son nom en France.

La pauvre Irène joignit les mains.

— Seigneur, que me racontez-vous là ?… Ilka se croyait cependant bien mariée !

— Peut-être dans votre pays, mais pas en France… Au reste, je vais prendre mes informations…

Et, quittant la pièce, il s’en alla sur l’heure au consulat où l’appelaient d’ailleurs les formalités nécessitées par le décès de Georges. Là, il acquit la certitude que ce mariage, en admettant qu’il eût été réellement célébré au village de Laitzen, n’avait pas été légalisé par le représentant de la France.

Une joie féroce bouillonnait en lui, tandis qu’il regagnait son hôtel. Enfin, il tenait une belle vengeance !… Aussitôt arrivé, il écrivit une longue lettre à l’adresse de Mme Debrennes, puis une autre à Jacques Douvres, dans laquelle il lui disait qu’Ilka Drovno étant très mal, il avait dû surseoir à son expulsion.

Dès le lendemain matin, il retournait à la maison mortuaire, faisait appeler Irène et lui déclarait que, ainsi qu’il le pensait bien, Mlle Drovno et son enfant n’avaient aucun droit au nom et à la fortune de Georges Douvres. Il engageait donc ladite demoiselle à ne pas élever de contestation à ce sujet et à quitter cette demeure sans tapage, dès qu’il lui serait possible de le faire.

Irène était une âme simple, un esprit ignorant et crédule. Elle ne s’éleva pas contre ces déclarations, faites sur un ton catégorique et tranchant qui lui coupait tout raisonnement. Mais elle supplia Parceuil d’avoir pitié de la malheureuse jeune femme et de la petite créature qui allaient rester sans ressources.

L’autre fit le bon prince, déclara qu’il parlerait à M. Douvres pour obtenir de lui un secours pécuniaire… Et la naïve Irène, dans sa reconnaissance, faillit lui baiser les mains.

Les obsèques de Georges eurent lieu le surlendemain. M. Douvres avait écrit à son secrétaire : « Demeurez là-bas pour régler tout, faites partir cette femme en lui donnant une somme d’argent, si vous le jugez nécessaire ». Parceuil ne lui avait pas soufflé mot de la question mariage. Il avait une correspondance quotidienne avec la présidente et se plongeait en d’absorbantes méditations. Firmin, le valet de chambre de Georges, demeuré au pavillon où logeait encore Ilka, venait chaque jour, sur son ordre, lui apporter des nouvelles de la jeune femme. Un matin, il lui apprit qu’elle se trouvait un peu mieux depuis la veille et demandait à le voir.

Irène avait répété à Ilka l’entretien qu’elle avait le mandataire de M. Douvres. D’abord accablée, la veuve, nature énergique, s’était redressée aussitôt, en déclarant :

— Eh bien, moi, j’affirme que mon enfant y a droit, à ce nom et à cette fortune. Nous sommes mariés légitimement, et si l’oncle de mon pauvre Georges est l’homme probe et loyal qu’il m’a dépeint, il le reconnaîtra lui-même, quelle que puisse être la non-légalité de notre union au point de vue français.

Ces paroles, elle les répéta à Parceuil, quand il fut devant elle. Il répliqua :

— Je puis vous affirmer que vous vous leurrez au sujet de M. Douvres. Jamais il n’acceptera de reconnaître un mariage qui est à ses yeux la pire mésalliance.

Elle dit amèrement :

— Pourquoi ?… Parce que j’ai exercé — bien peu de temps — la profession de danseuse ? J’y suis restée irréprochable, cependant, et je ne crains pas les informations que M. Douvres pourra faire prendre à ce sujet… Au reste, je lui écrirai, dès que je serai un peu moins faible. Il jugera, en son âme et conscience, de la justice de ma cause.

Parceuil riposta froidement :

— Vous êtes libre de le faire, mais je vous assure que vous prendrez là une peine inutile.

Après un bref salut, il quitta la chambre d’Ilka. Si celle-ci, à ce moment-là, avait pu voir son regard, elle y aurait lu avec épouvante la plus terrible menace.

À la porte de la maison, Parceuil rencontra le valet de chambre. Cet homme, fiancé à une jeune Suissesse en service à Lausanne, se préparait à partir pour la Vendée, sa province natale, où il avait quelques affaires de famille à régler… Parceuil s’informa :

— C’est pour quand, ce départ ?

— Ce soir, monsieur. Je passerai une dizaine de jours là-bas ; puis j’irai à Paris pour prendre des effets que j’ai laissés dans ma chambre, chez M. Douvres, et pour dire adieu aux camarades.

Parceuil eut un léger froncement de sourcils.

— Ah vous irez à l’hôtel Douvres ?

Puis, après une courte hésitation, il ajouta en baissant la voix :

— Vous êtes un garçon sérieux, dont, je le sais, ce pauvre M. Georges appréciait fort la discrétion… Eh bien ! je vous demanderai de ne dire mot aux autres domestiques de la… personne avec qui vivait votre maître. Il est inutile d’ébruiter cette histoire pénible pour la famille, et particulièrement pour M. Douvres, surtout en l’état de santé qui est le sien actuellement.

— Certainement, je serai muet, monsieur… Mais peut-être est-elle bien réellement la femme de M. Georges, après tout.

— Votre maître vous l’a-t-il jamais désignée comme telle Firmin, autrement qu’à l’instant de sa mort, comme vous me l’avez rapporté ?

— Non, jamais, monsieur.

— Il n’avait pourtant aucune raison pour ne pas le faire, car il était entièrement indépendant et libre de contracter le mariage qui lui convenait.

Firmin était un excellent garçon, l’honnêteté même, mais d’esprit assez borné pour tout ce qui ne concernait pas son service. Ce raisonnement de Parceuil, accompagné d’autres destinés à faire servir cet homme au but poursuivi par le fourbe, pénétra en la cervelle du valet. Celui-ci, lorsque son interlocuteur s’éloigna, demeurait persuadé que son maître s’était caché en cette solitude parce que, incapable de résister à sa passion pour l’ex-danseuse, il ne voulait pas néanmoins qu’il y eût scandale sur le nom de Douvres.

Parceuil écrivit ce soir-là à la présidente :

« Je suis en pleine action. Pour le moment, inutile de vous en dire davantage… Si par hasard je n’étais pas rentré à Paris quand Firmin y passera, tâchez qu’il ne voie pas M. Douvres, ou, si c’est chose impossible, arrangez-vous pour assister à l’entretien et diriger celui-ci selon nos intérêts. D’ailleurs, je vous écrirai d’ici là, en vous donnant les explications nécessaires. »

Deux jours plus tard, en entrant au matin dans la chambre d’Ilka, Irène trouva la jeune femme morte. Le médecin, appelé, constata qu’elle avait été étouffée, sans doute à l’aide de ses oreillers, qu’on trouva gisant près du lit. Irène, qui couchait avec la petite Mitsi dans la pièce voisine, mais avec la porte de communication fermée pour que la malade ne fût pas dérangée par les pleurs de l’enfant, n’avait rien entendu d’anormal. La grille d’entrée, ainsi que le révéla un examen attentif, avait dû être ouverte à l’aide de fausses clés, puis le malfaiteur avait pénétré dans le pavillon par une fenêtre du rez-de-chaussée dépourvue de contrevents.

Deux fort belles bagues que portait au doigt la jeune femme avaient disparu. Les meubles, qui ne renfermaient à peu près rien, avaient été visiblement fouillés… L’affaire apparut comme rentrant dans la catégorie du crime banal, commis pour le vol. Telle fut l’opinion émise par le magistrat instructeur devant M. Flavien Parceuil, qui arriva au moment où les représentants de la justice terminaient l’examen du logis de la victime.

— J’ai appris le drame tout à l’heure, par un journal, expliqua Parceuil. Il y a deux jours, j’avais vu cette malheureuse femme, qui a été bien néfaste à mon jeune parent, Georges Douvres, mais à laquelle néanmoins j’avais offert une somme considérable pour sa fille, au nom de l’oncle du défunt. Précisément, l’accord s’étant fait entre nous, je devais la lui apporter aujourd’hui… Et j’apprends cela… C’est vraiment affreux !

Le magistrat n’avait aucune raison de suspecter les dires de cet étranger, représentant d’une personnalité française telle que l’était l’opulent maître de forges. Il s’offrit aimablement à le tenir au courant de l’enquête, ce dont l’autre le remercia avec affabilité. Puis, prenant congé de lui, Parceuil alla frapper à la porte de la chambre où Irène, à demi folle de douleur, pleurait en berçant la petite fille.

Prenant une chaise sans attendre qu’elle l’y invitât, il s’assit en face d’elle et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Eh bien, qu’allez-vous faire maintenant, mademoiselle Irène ?

La pauvre fille le regarda, d’un air à demi hébété, sans répondre.

— Oui, qu’allez-vous faire pour vivre, avec cette petite fille ?

Elle bégaya :

— Je… ne sais pas.

— Il faut y penser pourtant… Avez-vous quelques ressources ?

— Non… rien.

— Alors ?

— Je n’ai rien… rien ! répéta-t-elle avec accablement.

— Il ne faut pourtant pas que enfant meure de faim… ni vous non plus, d’ailleurs.

— Oh ! moi !… moi, peu importe ! Mais elle… elle, ma petite… ma pauvre petite !

Elle pressait contre elle l’enfant, qui ouvrait ses beaux yeux bruns semblables à ceux de sa mère.

— Écoutez, il y aurait un moyen de remédier à cette triste situation… Je suis certain que M. Douvres, par bonté, par charité, acceptera d’assurer de façon honorable l’avenir de cette enfant, à condition de la faire élever sous son contrôle, dans un milieu choisi par lui… En un mot, vous devriez la lui abandonner, vous engager à ne plus la revoir, à ne vous prévaloir jamais des liens de parenté, d’ailleurs très légers, qui existent entre vous. M. Douvres, pour vous dédommager de ce sacrifice, ne regarderait pas à vous servir une rente suffisante pour vous faire vivre… à la campagne par exemple.

Irène écoutait ce discours sans bien comprendre d’abord… Et puis, ce fut une protestation véhémente, accompagnée de larmes, de baisers donnés à la petite créature qui, à son tour, se mit à crier… Parceuil laissa passer tout ce bruit avec un calme imperturbable. Puis il entama un nouveau discours pour bien pénétrer Irène de cette vérité : elle ne pouvait faire vivre l’enfant ; alors, voulait-elle donc la condamner à mort ?

Il développa ce sujet avec ampleur, fit du sentiment — il en était capable quand son intérêt l’exigeait — parla de la morte qui, de là-haut, jugerait sévèrement celle dont l’obstination aurait privé sa fille d’un avenir assuré, heureux. Cet avenir, Parceuil le décrivit à la pauvre femme crédule sous les couleurs les plus riantes. Il fit briller devant ses yeux naïfs le luxe des résidences de M. Douvres et l’ahurit par le chiffre de sa fortune, jeté négligemment dans l’entretien… Si bien qu’Irène, complètement conquise aux idées de son interlocuteur, déclara que pour rien au monde elle ne voudrait priver sa petite Mitsi des félicités qui l’attendaient. Elle se retirerait donc au village de Laitzen, et M. Parceuil emmènerait l’enfant.

Sans trop de peine, l’habile homme lui persuada que mieux valait accomplir dès maintenant le sacrifice. Elle dirait donc aux magistrats que, rendue malade par la fin tragique de sa jeune parente et incapable de demeurer en ces lieux dont elle avait horreur, elle allait se rendre à Laitzen où on la trouverait si les nécessités de l’instruction exigeaient sa présence. Et elle expliquerait également que, ne pouvant faire vivre la fille de la défunte, elle avait accepté la proposition de l’honorable M. Parceuil, qui, charitablement, avait offert de se charger de l’enfant.

Avant de la quitter, Parceuil lui fit jurer de ne jamais parler à quiconque des liens qui avaient uni Georges et Ilka ni de l’aide que M. Douvres donnait à la fille de son neveu.

— Si vous manquiez à votre serment, ajouta-t-il, M. Douvres retirerait sa protection à l’enfant et vous replongerait toutes deux dans la misère.

Irène protesta qu’elle serait muette, et Parceuil la quitta enchanté de lui-même, qui avait mené l’affaire en véritable diplomate.

Six jours plus tard, il débarquait à Paris avec une jeune servante viennoise qui portait la petite Mitsi. Ayant pris un fiacre, il se fit conduire avec sa compagne à un hôtel voisin de la gare où il avait donné rendez-vous à la présidente. Là, après un assez long entretien avec celle-ci, il la laissa s’occuper de la servante et de l’enfant, tandis que lui gagnait l’hôtel Douvres.

L’état du maître de forges s’était aggravé, depuis quelques jours. Parceuil fut frappé du changement physique qui s’était fait en lui… Mais il avait gardé toute la lucidité de son esprit, comme s’en convainquit son secrétaire devant ses interrogations relatives aux événements qui s’étaient passés à Vienne.

Parceuil était un homme trop habile pour cacher de la vérité ce qui pouvait arriver aux oreilles du vieillard. Il répéta donc à celui-ci les paroles du mourant, rapportées par le valet de chambre, il lui fit part des prétentions émises par la défunte Ilka au sujet de son union légitime avec Georges… mais il ajouta qu’à la suite d’une enquête sérieuse, il avait acquis la certitude absolue que les assertions de l’ex-danseuse étaient absolument fausses.

Ensuite, désireux de renseigner complètement M. Douvres sur cette femme, il s’était enquis d’elle, de sa vie antérieure, et avait recueilli à ce sujet les plus accablants témoignages. Ilka, bien que se disant de bonne famille par son père, appartenait en réalité au plus triste milieu et n’était qu’une créature déchue, vivant dans le vice, capable de tout pour arriver à la fortune, assuraient des gens qui la connaissaient bien.

Toutefois, Parceuil devait à la vérité d’ajouter que, depuis qu’elle vivait avec Georges, nul n’avait entendu dire qu’elle eût donné prise à la critique.

Le rusé personnage introduisait cette restriction dans son odieux mensonge par la crainte que M. Douvres, au cas où il interrogerait Firmin, apprît de lui que la jeune femme menait l’existence la plus correcte, la plus retirée qu’il fût possible d’imaginer.

Parceuil voyait là, en outre, le moyen d’expliquer sa manière d’agir à l’égard de l’enfant, dont il s’était assuré en réalité pour la tenir toujours sous sa coupe, et prévenir des revendications qui eussent été possibles, si l’orpheline avait connu la vérité de la bouche d’Irène.

Ce motif-là ne pouvait être donné à M. Douvres. Mais Parceuil n’était pas à court d’imagination et connaissait bien son homme. D’un ton plein de componction, il déclara qu’il s’était senti pris de pitié devant cette enfant, vouée à la misère, au vice, sous la direction de cette Irène, peu recommandable — pauvre Irène ! — et qu’il avait cru bien faire, connaissant le grand cœur, l’admirable charité de M. Douvres, de l’enlever à un pareil milieu pour essayer d’en faire une honnête fille.

Tout d’abord, le maître de forges se récria, indigné. Quoi, lui, s’intéresser à la fille de cette créature ?… Mais Flavien était fou, positivement fou, d’avoir imaginé cela !

Parceuil ne se troubla pas. Imperturbablement, il développa sa pensée. Il y avait là une bonne œuvre à faire, une œuvre dont, lui Parceuil, enlèverait tout le souci à M. Douvres, en s’occupant de faire mettre en nourrice la petite fille, et plus tard de lui faire donner une éducation modeste, en rapport avec son humble origine maternelle. Peut-être, en agissant ainsi pourrait-on combattre les mauvais instincts, la triste hérédité morale qui devaient exister en cette petite âme.

Toutefois, si M. Douvres jugeait qu’il avait agi à tort, il renverrait l’enfant à Irène, et tout serait dit.

Ce discours, où Parceuil introduisait avec adresse les flatteries qu’il savait souveraines sur l’esprit de son interlocuteur, impressionna le maître de forges, âme généreuse, très droite, mais dont le jugement était malheureusement parfois obscurci par l’orgueil. Après réflexion, il déclara :

— Vous avez bien fait, mon ami. C’est en effet une œuvre de charité, pénible, très pénible, je l’avoue… et peut-être inutile, si la fille doit plus tard suivre les traces de la mère. Enfin, peu importe ! J’aurai du moins fait le nécessaire pour la sauver, cette malheureuse qui a dans les veines du sang des Douvres… Mais je ne veux plus en entendre parler, Flavien ! Arrangez-vous pour elle comme vous l’entendrez, demandez-moi les sommes nécessaires… mais pas un mot d’elle !

— Soyez sans crainte, monsieur, je me charge de tout… Quant à cette Irène, qui faisait des façons pour me laisser la petite, j’ai dû lui donner une somme pour avoir la paix. Sa soi-disant tendresse n’a pas résisté devant cette compensation-là.

M. Douvres dit avec mépris :

— Quel monde !… Et c’est là qu’est allé se fourvoyer mon pauvre Georges !… Mais ici encore, vous avez bien fait, Parceuil. Combien, la somme ?

— Elle demandait vingt mille ; j’ai transigé à dix mille. Elle a sauté dessus, trop heureuse, la coquine.

— Peste ! Je le pense ! On voit qu’elle savait s’adresser au mandataire de Jacques Douvres, pour être si gourmande… Enfin, je n’aurai du moins rien à me reprocher, à l’égard de cette enfant… Et à vous, mon bon Parceuil, je dis merci, pour tant de soucis et de démarches, pour tout le dévouement que vous me prouvez chaque jour.

Quand Parceuil sortit un peu plus tard de l’hôtel Douvres, il rayonnait de joie. Toute la combinaison marchait à souhait, il était de plus en plus en faveur près de Jacques Douvres… Et comme les petits intérêts pécuniaires ne sont pas à négliger, il avait réussi à faire passer le plus facilement du monde l’histoire des dix mille francs, qui lui fourniraient en partie la très modeste rente promise à la pauvre Irène.

Le lendemain, la servante autrichienne renvoyée, Mme Debrennes partait pour la Normandie, emportant Mitsi qu’elle confiait à une nourrice dont elle s’était préalablement enquise, dès que Parceuil lui avait fait part de son intention.

Deux jours plus tard, Firmin arrivait à Paris et se présentait à l’hôtel Douvres. Commue l’avait prévu Parceuil, M. Douvres, informé de sa présence par son valet de chambre, voulut le voir. Depuis la veille, le maître de forges était beaucoup plus mal, et les médecins faisaient craindre une assez proche issue fatale… Parceuil s’était arrangé pour se trouver là. Mais il vit avec déplaisir entrer Louis Debrennes, le gendre du malade, au moment où celui-ci, d’une voix étouffée par l’oppression, posait quelques questions à Firmin.

Le valet répéta les dernières paroles de son maître, déclara que la jeune femme était bonne, douce, des plus correctes, et pas le moins du monde vulgaire, bien au contraire… Monsieur et elle vivaient en bonne intelligence et semblaient s’aimer beaucoup.

Comme, à ce moment, le malade eut une violente suffocation, Parceuil en profita pour éloigner le valet. Après cette nouvelle crise, les idées de M. Douvres s’obscurcirent et bientôt il entra dans le coma. Au cours de la nuit, il avait cessé de vivre.

Tout s’arrangeait au mieux pour les deux complices. Le petit Christian, qui venait d’avoir huit ans, héritait à la fois de son grand-père et de son oncle. Louis Debrennes succédait au défunt dans l’administration des forges, mais Parceuil prévoyait que bientôt il supplanterait cet homme doux et paisible, de santé frêle, qui n’avait en lui rien des qualités nécessaires à un grand chef d’industrie. Bien que, dans la parfaite honnêteté de sa conscience, il eût témoigné quelque crainte au sujet du bien-fondé des renseignements recueillis par son parent, bien qu’il se fût demandé avec quelque angoisse si, réellement, Ilka Drovno n’avait pas été la femme de Georges, Louis n’inquiétait de ce fait ni sa mère ni Parceuil, qui savaient pouvoir circonvenir facilement cette nature faible, ce cerveau rendu indolent par le lent dépérissement du corps… Et Parceuil, triomphant, put jouir des fruits de son crime. Il avait son appartement à l’hôtel Douvres et à Rivalles, il vivait dans le luxe, il était un personnage bien accueilli partout. Venu pauvre près de Jacques Douvres, il mettait peu à peu de côté de grosses sommes qui représentaient beaucoup plus que son traitement annuel, quelque considérable que fût celui-ci… En outre, son âme basse, mauvaise, vindicative, se complaisait dans la pensée de la terrible vengeance qu’il avait tirée de la pauvre Ilka. Parfois, en évoquant le jeune et délicieux visage, les yeux profonds, si ardents et si doux de celle qui l’avait repoussé avec tant de fier mépris, il songeait avec une joie féroce : « Ah j’ai eu le dernier mot, belle Ilka ! Ta fille, qui devait avoir les millions de son père, nous en ferons une servante… et si je puis lui causer quelque tort, je n’y manquerai pas, en souvenir de toi ! »