Ernest Flammarion, éditeur (p. 165-170).


XII


Pendant les deux jours suivants, l’état de Jacques traîna, sans aggravation manifeste. En revanche, Mitsi était très mal. Le docteur Leroux ne cachait pas qu’il la jugeait perdue. Christian, désespéré, montrait à ses hôtes un visage sombre et fermé. Mais, près de Jacques, il composait sa physionomie, pour ne pas inquiéter l’enfant à qui l’on disait que Mitsi était toujours un peu malade, mais qu’elle pourrait certainement bientôt se lever et venir aider Dorothy à le soigner.

Le soir du second jour, la garde-malade qui suppléait Marthe pendant la nuit pour veiller la jeune fille, dit à l’Anglaise :

— Je crois que demain matin, elle n’y sera plus, la pauvre petite demoiselle, car je la trouve encore plus mal ce soir.

— Ah ! Seigneur ! Cette pauvre Mitsi ! soupira Dorothy. Je ne puis m’imaginer qu’elle va mourir !

Les deux femmes se trouvaient dans le couloir desservant les différentes pièces qui composaient l’appartement du petit Jacques. Quand Dorothy voulut rentrer dans la chambre de l’enfant, elle s’aperçut avec quelque inquiétude que la porte en était restée entr’ouverte.

« Pourvu qu’il n’ait pas entendu ! » songea-t-elle.

Hélas ! oui, Jacques connaissait maintenant la vérité. Soulevé sur ses oreillers, rouge d’émotion, il bégaya, en voyant apparaître l’Anglaise :

— Mitsi va mourir ?… Mitsi va mourir ?… Ma Mitsi !

Puis il se renversa en arrière, les membres tordus par une convulsion.

Christian, qui arrivait par la terrasse et avait entendu ces derniers mots, se précipita vers lui, en disant :

— Mais non, mon petit !… Mais non ! Elle vivra, notre Mitsi !

Il était trop tard. Quelques minutes après, le pauvre petit Jacques expirait dans un spasme, entre les bras de son père. Son dernier regard fut pour le beau visage qu’il avait vu trop souvent indifférent et froid, mais qui, en ce moment, témoignait de la plus profonde émotion.

Quand le frêle petit corps fut inerte, M. de Tarlay en détacha ses bras, puis il demanda à Dorothy bouleversée devant cette fin subite :

— Comment a-t-il su que Mitsi allait peut-être mourir ?

— Il venait d’entendre la garde qui me le disait, monsieur le vicomte. Et la porte était entr’ouverte, sans que je m’en doute.

Christian eut un violent mouvement d’épaules, en disant entre ses dents :

— Ce n’est pas Mitsi qui aurait eu de ces négligences-là !

Puis il donna l’ordre à Dorothy d’aller prévenir Mme Debrennes et se retira dans son appartement. Il s’assit dans le cabinet de travail, près d’une fenêtre ouverte par laquelle entrait l’air chaud de la nuit, chargé des parfums qui s’exhalaient des parterres. Une lourde angoisse pesait sur son âme, à la pensée que dans quelques heures peut-être, Mitsi aurait quitté ce monde. Certes, la mort de son fils ne le laissait pas insensible ; mais il avait été jusqu’alors trop peu véritablement père pour en souffrir profondément. En son cœur, l’amour dominait tout — l’amour pour Mitsi, mourante par sa faute. Et cette pensée le faisait frissonner de souffrance, d’amer regret.

Svengred était parti deux jours auparavant, pour aller chercher sur place les renseignements relatifs à la mère de la jeune fille, la belle Ilka Vrodno. Mais Christian songeait douloureusement : « À quoi bon, si elle meurt ? Que sa mère ait été véritablement ce que dit Parceuil, je n’en resterai pas moins assuré qu’elle, pauvre petite Mitsi bien-aimée, était loin de lui ressembler. »

Bientôt, incapable de demeurer immobile, il se leva et se mit à faire les cent pas sur la terrasse. Peu après, il entendit frapper à la porte de son cabinet. Mais il ne répondit pas, se doutant que c’était sa grand’mère. Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, Christian ne se souciait pas d’entendre les vagues condoléances, les lieux communs qui sortiraient des lèvres de Mme Debrennes. Puis, d’après les dires de Svengred, n’avait-elle pas été une des premières à calomnier Mitsi, à rappeler méchamment son origine maternelle qui, selon elle, vouait la fille d’Ilka Vrodno à la déchéance ?… En vérité, quel cœur avait-elle donc, cette aïeule, pour ne pas éprouver compassion et sympathie à l’égard de l’enfant charmante qui en était si complètement digne ?

« C’est une âme froide, vaniteuse, songeait M. de Tarlay. Et cette Florine, en outre, exerce une mauvaise influence sur elle. Par jalousie, elle a dû la pousser contre Mitsi… Ah ! la misérable coquette que celle-là ! Et dire que le monde continuera de l’honorer, tandis que ma pauvre Mitsi, ma délicate petite hermine encourra le blâme et l’opprobre ! »

Il songeait ainsi, tour à tour dominé par la colère ou l’inquiétude harcelante que lui donnait l’état de la jeune fille. Vers une heure du matin, n’y tenant plus, voulant savoir s’il pouvait conserver quelque espoir, il s’en alla par la terrasse jusqu’à la chambre de Jacques.

À travers les rideaux de tulle léger qui tombaient devant les vitres des portes-fenêtres, on distinguait le petit lit blanc sur lequel était étendu l’enfant. Des fleurs jonchaient le drap garni de broderies, et plusieurs cierges, plantés en de hauts flambeaux d’argent, éclairaient le petit visage immobile. À droite du lit se tenait assise une religieuse qui égrenait son chapelet ; à gauche, Dorothy, étendue dans un fauteuil, dormait, d’ailleurs légèrement, car elle s’éveilla au bruit de la porte vitrée qu’ouvrait M. de Tarlay.

Christian s’approcha de son fils, le considéra un moment avec émotion, puis se tourna vers l’Anglaise, en demandant à mi-voix :

— Avez-vous des nouvelles de la malade ?

— Oui, monsieur le vicomte. Marthe est venue tout à l’heure et m’a dit qu’une légère détente semblait se manifester.

Le cœur un peu allégé, Christian regagna son appartement et se jeta sur son lit, où il réussit bientôt à s’endormir. Quand il s’éveilla, sept heures sonnaient. Comme il finissait de s’habiller, son valet de chambre vint le prévenir que Dorothy demandait à le voir. Selon l’ordre qu’il lui en avait donné dans la nuit, la gouvernante venait le tenir au courant de l’état de Mitsi. La détente s’était accentuée, la jeune fille reposait maintenant, fiévreuse encore, mais délivrée de l’oppression qui l’étouffait.

Un peu plus tard, le docteur Leroux constata cette amélioration pleine de promesses et put déclarer que sauf complications imprévues, la malade lui semblait sauvée.

Il parut aussitôt à Christian que lui-même recouvrait la vie. Peu après, il écrivit ces mots à Svengred :

« Mitsi ne me sera pas enlevée par la mort, j’en ai maintenant le plus grand espoir. Mais cherche bien, mon ami, à obtenir la lumière sur ses origines, afin que je puisse faire d’elle une vicomtesse de Tarlay. »