Ernest Flammarion, éditeur (p. 155-164).


XI


Sans trop de peine, Marthe avait réussi à ranimer Mitsi. Celle-ci, en ouvrant les yeux, jeta autour d’elle un regard d’angoisse et balbutia :

— Ah ! ici !… encore ici !

Puis, de sa main qui brûlait, elle saisit les doigts de Marthe et supplia, d’une voix haletante :

— Emmenez-moi de cette demeure !… Je ne veux pas y rester… Je ne veux pas « le » revoir !

— Mais, ma chère petite Mitsi, c’est impossible. Vous avez la fièvre, une très grosse fièvre…

— N’importe ! Je ne veux pas rester ici… « Il » va venir… il va me dire encore qu’il m’aime… avec ce regard !… ce regard !… Oh ! emportez-moi ! emportez-moi !

Elle se redressait, les yeux brillants, le corps frissonnant de fièvre. Le délire s’emparait d’elle. Avec l’aide de Dorothy qu’elle courut vite appeler, Marthe réussit à la déshabiller, à la coucher. Puis tandis que l’Anglaise allait retrouver le petit malade, la lingère demeura seule près de Mitsi.

Théodore, dès la veille, n’avait rien eu de plus pressé que de raconter, avec force commentaires calomnieux, comment il avait vu la jeune fille sortir du pavillon qui était à l’usage exclusif du châtelain. Adrienne, dont l’hostilité à l’égard de Mitsi n’avait fait que croître depuis que M. de Tarlay paraissait distinguer celle-ci, s’était hâtée d’apporter la nouvelle à Marthe, qui n’avait jamais caché sa sympathie pour l’orpheline et la confiance qu’elle lui inspirait. Cette fois encore, la lingère avait déclaré qu’elle ne croyait pas ces racontars… Mais, tout au fond d’elle-même, elle se disait : « Pauvre petite, si délicate, si honnête qu’elle soit, pourra-t-elle, seule, malheureuse, sans appui, résister à un homme tel que M. le vicomte, qui a tout pour plaire, et dont toutes les femmes sont amoureuses, dit-on ! hélas ! hélas ! »

Or, voici que Mitsi, dans son délire, racontait la scène qui s’était passée dans le pavillon. Marthe, les larmes aux yeux, songeait : « Pauvre enfant !… pauvre petite Mitsi ! C’est donc pour cela que Monsieur avait l’air si bouleversé, quand je suis entrée ici ! Il sent du remords, tout de même ! Et puis, s’il l’aime !… »

— Lâche !… lâche ! disait Mitsi, les dents serrées.

Et sa main s’étendait, battant l’air… Puis la tête brûlante retomba sur l’oreiller tandis que la jeune fille gémissait :

— Ah ! ils m’ont vue !… Ce Théodore !… Je suis perdue !

Marthe vit avec soulagement arriver le docteur Leroux. Celui-ci, après un sérieux examen, diagnostiqua une pneumonie… M. de Tarlay ayant donné l’ordre à Dorothy de le prévenir quand le médecin sortirait, apprit de sa bouche la gravité du mal qui terrassait la courageuse Mitsi.

Il s’informa avec une anxiété qu’il ne cherchait pas à dissimuler :

— Mais vous espérez pourtant la sauver, docteur ?

— Certes ! À son âge, et avec la bonne constitution qu’elle semble avoir, l’espoir est très permis. Mais d’après ce que m’a dit la personne qui la soigne, elle est restée toute la nuit dehors, avec ses vêtements mouillés. Cela peut nous donner une pneumonie corsée… Enfin, espérons, espérons !… Sa garde-malade a toutes mes instructions et je reviendrai d’ailleurs cet après-midi, pour voir l’enfant et elle.

En s’éloignant, le médecin songeait : « Hum ! Il a l’air de s’intéresser fameusement à la jeune personne, M. de Tarlay !… Pas étonnant, car elle est charmante… absolument charmante. Mais à quel propos a-t-elle été passer la nuit dans la forêt ? Qu’est-ce qu’il y a donc là-dessous ? »

Christian avait regagné la chambre de Jacques. Son cœur était lourd d’angoisse et de regret violent. Mitsi, la si jolie petite Mitsi allait peut-être mourir… et ce serait lui qui l’aurait tuée ! Ah ! vraiment, elle avait eu raison de le traiter comme elle l’avait fait ! C’était odieux à lui de s’attaquer ainsi à cette enfant pleine de réserve et de fière délicatesse, qui n’avait personne pour la défendre et se trouvait en quelque sorte sous sa dépendance. De plus, il n’ignorait pas le dévouement, les soins dont elle avait entouré Jacques, pendant la scarlatine qui avait failli l’enlever. Cela seul aurait dû suffire pour lui interdire de la traiter ainsi qu’il l’avait fait.

Mais il était si accoutumé à la fragilité des consciences féminines ! Il savait si bien que d’autres, à la place de Mitsi, auraient été trop heureuses d’être distinguées par lui, et, toute la première, cette Florine Dubalde, qui osait prendre un tel air de mépris quand elle parlait de Mitsi, la fille de la ballerine !

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, Christian vit avec impatience apparaître sa grand’mère, vers neuf heures. La présidente était vêtue d’une robe de chambre en soie violette garnie sur le devant d’un flot de dentelle blanche. Un parfum de poudre à la maréchale entra avec elle dans la chambre où le petit malade, après un temps de calme, recommençait de s’agiter.

En voyant son petit-fils près du lit de l’enfant, Mme Debrennes eut peine à dissimuler sa stupéfaction. Brièvement, Christian répondit a ses questions au sujet de l’état de Jacques, en lui faisant signe qu’il fallait le calme et le silence. La présidente s’éloigna sans avoir satisfait sa curiosité à l’égard de Mitsi, que l’on disait avoir été rapportée inanimée par M. de Tarlay lui-même, et pour qui le docteur Leroux avait été appelé d’urgence.

À onze heures, Christian quitta son fils en lui promettant de revenir au début de l’après-midi. Dorothy lui avait rapporté des nouvelles de Mitsi, qui n’étaient point bonnes… Aussi fût-ce avec un air très sombre que M. de Tarlay entra dans son cabinet de travail où il trouva son ami Svengred, qui se promenait de long en large, avec une mine fort soucieuse, lui aussi.

— Tu m’attendais, Olaüs ?… J’étais près de mon petit Jacques, qui ne va toujours pas bien…

Il tendait la main au Suédois, qui ne la prit pas avec la cordialité habituelle. Et il rencontra les yeux bleus, tristes et sévères, presque hostiles.

— Je voulais savoir si ce qu’on raconte est vrai, Christian… Il se colporte des bruits odieux à propos de cette pauvre jeune fille, que les Montrec, Mlle Dubalde, Mme Brégy, Nautier et même Mme Debrennes prétendent avoir vue sortir hier dans l’après-midi du pavillon italien où tu te trouvais à ce moment-là.

Christian eut une sourde exclamation :

— Ils l’ont vue ?… Ah ! pauvre petite, je comprends mieux encore son affolement, son désespoir !

— Ainsi, c’est vrai ?… C’est vrai ? dit Svengred d’une voix un peu rauque. Tu as été assez misérable pour…

Christian l’interrompit d’un geste violent.

— Ah ! tais-toi !… tais-toi ! Tous les reproches que tu pourrais me faire ne vaudront pas ceux de ma conscience ! Oui, j’ai osé tenter cette admirable petite Mitsi, qui m’a repoussé… qui s’est enfuie, au hasard. C’est alors, sans doute, qu’ils l’ont vue, ces êtres qui sont si loin, si loin de la valoir, et qui s’empressent de jeter la boue sur elle…

Il s’interrompit, en passant sur son front une main frémissante.

— Tiens, j’oublie que parmi eux se trouvait ma grand’mère… Et elle n’est probablement pas la dernière à calomnier Mitsi, car j’ai remarqué de la malveillance, chez elle, à l’égard de cette enfant qui pourtant devrait inspirer uniquement estime et affection.

— Oui, c’est exact. Mme Debrennes va répétant qu’on ne pouvait attendre autre chose de cette jeune fille, vu sa déplorable ascendance.

Christian répéta :

— Sa déplorable ascendance ?… Et qu’en savons-nous, après tout ?… Parceuil prétend avoir fait une enquête après la mort de Georges Douvres. Mais il a pu procéder légèrement, ou être trompé… Car je m’étonne que Mitsi, avec sa distinction de patricienne, avec la rare valeur morale dont je viens d’avoir une preuve, ait pour mère une coquine quelconque, fille de vulgaires cabotins.

— Enfin, que ce soit exact ou non, il n’en demeure pas moins ce fait indéniable et désolant : la réputation de cette malheureuse enfant est perdue, par ta faute…

Christian serra les poings, en murmurant sourdement :

— Ah ! les langues de vipère !… Et elle est malade, très malade, Svengred, après toute cette nuit passée dans la forêt !

— On le disait aussi… C’est donc bien vrai, pauvre petite ?

La voix de Svengred tremblait d’émotion.

— Oui, c’est vrai !… Et à cause de moi ! de moi qui l’aime pourtant… comme jamais je n’ai aimé personne !

Le pâle visage du Suédois frémit un peu, les paupières trop blanches, presque transparentes, s’abaissèrent un instant sur les yeux tristes.

Christian poursuivait, en marchant de long en large, d’un pas nerveux :

— Ce n’est pas du caprice, je te l’affirme, Olaüs ! Tu me connais, tu sais qu’en dépit des apparences, je ne suis pas un vulgaire viveur, et que je demeure très capable d’un attachement sincère, fidèle, pour la femme qui aura su prendre mon cœur. Eh bien, j’ai compris que cette femme-là était Mitsi… Mitsi à qui je puis donner toute mon estime, toute ma confiance, en même temps que mon amour.

Svengred dit brusquement :

— Et à quoi cela te mènera-t-il ?… Ton devoir, certes, serait de l’épouser, maintenant que, tout irréprochable qu’elle soit, tu l’as compromise aux yeux du monde. Mais son origine t’en empêche, surtout dans la situation que tu occupes.

— Il se pourrait cependant que ma situation pesât moins dans la balance que l’honneur de Mitsi, et que mon amour pour elle.

Olaüs jeta un coup d’œil stupéfait sur le visage frémissant, où les yeux étincelaient d’une lueur de passion que le Suédois n’avait jamais vue dans le regard de son ami.

— Tu ne veux pas dire que tu passerais outre ?…

Christian, sans répondre, marcha vers une des portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse et demeura un instant immobile, les bras croisés, le visage contracté par l’intensité de la pensée. Puis il se détourna brusquement, en disant d’un ton décidé :

— Il faut que je la refasse, moi, cette enquête sur la famille maternelle de Mitsi, sur l’existence de Georges Douvres à Vienne… Je crois me souvenir que mon père avait comme une arrière-pensée à ce sujet… et à ses derniers moments, il a prononcé quelques paroles, qui, maintenant, me donnent à penser que des doutes subsistaient en lui, que sa conscience lui reprochait peut-être de n’avoir pas cherché à approfondir cette affaire… Mon pauvre père était un parfait honnête homme, mais l’énergie n’était pas sa qualité maîtresse et la maladie lui ôtait d’ailleurs quelque peu de sa force morale. Moi, à ce moment-là, j’étais trop jeune, et d’ailleurs fort insouciant. Aussi les dernières paroles de mon père ne firent-elles alors aucune impression sur mon esprit. Mais tandis que je réfléchissais tout à l’heure à cette aventure de Georges, voici que je m’en suis souvenu… Et je veux m’assurer, par moi-même, de ce qu’était réellement la mère de Mitsi.

— Tu as raison, dit simplement Olaüs.

Christian mit les mains sur les épaules de son ami et plongea son regard dans les yeux chargés de mélancolie.

— Tu l’aimes, toi aussi, Olaüs.

— Je te réponds franchement : oui. Mais ne crains rien, je n’ai pas l’intention d’aller sur tes brisées. Sans parler de ma santé, trop précaire pour que je songe au mariage, je sais à l’avance lequel serait choisi de nous deux… Qu’il ne soit donc plus question de cela entre nous, mon ami. Notre intimité demeurera entière, tu me laisseras comme auparavant la liberté de te faire quelques reproches, s’il est nécessaire…

Et Svengred proposa à son ami :

— Au cas où je pourrais t’aider dans tes recherches, contribuer à la réhabilitation de la mère de Mitsi et par là rendre possible ton mariage avec celle qui souffre par ta faute, ne crains pas d’user de moi, ton meilleur ami, toujours.

Dans un ardent mouvement d’émotion, Christian serra contre sa poitrine le corps mince de Svengred.

— Oui, le meilleur, le seul véritable !… Tu m’en donnes en ce moment la plus grande preuve, Olaüs. Eh bien ! oui, j’aurai besoin de toi. Il m’est impossible de m’absenter en ce moment, avec Jacques malade. D’ailleurs, ces recherches peuvent demander du temps. Voudrais-tu t’en charger ?… Tu irais à Vienne, où tu trouverais un aide précieux en la personne du comte Vedenitch, mon beau-frère, excellent garçon, fort intelligent, très serviable, et qui possède des relations partout. Toi, tu as l’esprit chercheur et subtil. À vous deux, vous devrez arriver à savoir exactement la vérité.

— Je l’espère. En tout cas, je ferai le possible, sois-en assuré. Dès demain, je prendrai la route de Vienne… Mais il me faudra donner un motif à ce départ impromptu ?

— Dis que tu te décides à te rendre à l’invitation que t’a faite depuis longtemps ton cousin, le secrétaire d’ambassade.

— Oui, c’est vrai, Axel est là-bas… Eh bien ! soit.

— Naturellement, pas un mot qui puisse faire deviner à ma grand’mère que je reprends cette enquête autrefois faite par Parceuil, d’après les instructions de mon grand-père Douvres, alors malade ?

— Naturellement ! Mme Debrennes y verrait une défiance à l’égard de son cousin, et il est bien inutile de lui donner ce froissement.

— D’autant plus qu’elle a toujours témoigné à son égard d’une grande sympathie. Or, cette sympathie, je ne la partage guère. Parceuil est un homme intelligent, qui dirige bien les forges et me rend sous ce rapport de réels services ; mais sa nature est fausse, et peut-être foncièrement mauvaise.

— Eh ! je suis enchanté d’entendre ce jugement ! Voici pas mal d’années que je connais ce cousin de ta grand’mère et de plus en plus je sens un éloignement pour lui, en dépit des amabilités dont il m’accable. Mais je croyais que toi, Christian, tu te laissais quelque peu prendre à ses flatteries, à ses encensements ?

M. de Tarlay leva les épaules.

— Peut-être autrefois… Mais on ne me trompe pas longtemps. Je me sers de lui comme d’un objet utile, que j’écarterai dès qu’il me déplaira trop.

Parceuil eût tremblé de dépit et d’inquiétude, s’il avait entendu ces paroles prononcées avec un froid dédain par son jeune parent… Mais il était en ce moment enfermé avec la présidente dans le salon de celle-ci. Tous deux s’entretenaient à mi-voix, d’un air soucieux. Ils s’interrompirent à l’entrée de Florine, qui arrivait tenant sous son bras le petit chien havanais de la présidente.

— Eh bien, marraine, cette fameuse Mitsi est sérieusement malade, paraît-il ?

— On le prétend, chère petite… Tu comprends que je n’ai pas été m’informer de ses nouvelles.

— Je m’en doute !… Avez-vous vu Christian ?

— Je l’ai trouvé près de son fils. Il paraissait nerveux, assez sombre, et s’est montré pour moi presque désagréable.

Florine dit aigrement :

— La pensée de sa chère Mitsi l’occupait sans doute… Ah ! combien je souhaite que la maladie nous délivre de cette petite peste !

Ni la présidente, ni Parceuil n’élevèrent la voix pour appuyer ce vœu. Mais le regard qu’ils échangèrent disait clairement ; « Tel est aussi notre espoir ! »