Ernest Flammarion, éditeur (p. 141-154).


X


L’orage, court mais violent, avait dérangé quelque peu les préparatifs faits pour la soirée qui devait suivre le grand dîner auquel étaient conviés ce soir les châtelains voisins de Rivalles et quelques personnalités de la ville de Meaux. Il était impossible maintenant de songer à illuminer les jardins, le sol mouillé n’offrant pas un terrain favorable aux pieds chaussés de satin des élégantes invitées. Mais les distractions de l’intérieur apparaissaient très suffisantes, et parmi elles surtout le petit théâtre de salon organisé par Florine et Thibaud de Montrec. On y jouait ce soir un acte dû à la plume de Mme de Montrec, qui avait de grandes prétentions littéraires. Mlle Dubalde, infatigable dès qu’il s’agissait de son plaisir ou de sa vanité, y tenait le principal rôle avec plus d’assurance que de talent. Mme Debrennes lui avait offert la robe de velours « bouton d’or » qu’elle portait à cette occasion et qu’elle conserva ensuite pour le reste de la soirée, son miroir et les compliments masculins lui ayant appris que cette toilette due à l’art de Worth lui seyait fort, en faisant valoir son teint légèrement fardé qui paraissait encore aux lumières avoir conservé presque toute sa fraîcheur.

Mais celui dont elle eût surtout voulu obtenir les suffrages n’avait eu pour elle que le plus indifférent des regards… Christian d’ailleurs se montrait, ce soir, distrait, presque sombre par moments et n’accordant aux plus charmantes de ses invitées que l’attention courtoise obligatoire chez un maître de maison… Olaüs Svengred, très observateur, le remarquait et se demandait : « Qu’a-t-il donc ? »

Sa surprise augmenta en voyant, vers minuit, son ami s’installer à une table de baccara, et n’en plus bouger jusqu’à la fin de la soirée — lui qui avait pour les cartes une complète indifférence.

Vers deux heures, les départs commencèrent. À trois heures, il ne restait plus dans les salons que M. de Tarlay, sa grand’mère, Florine et Svengred. Christian, debout dans le salon en rotonde qui précédait son appartement, venait d’allumer une cigarette. Il sonna pour donner ordre à un domestique de lui apporter du café. Svengred, en prenant congé de lui, fit observer :

— Tu n’as pas l’intention de dormir, à ce que je vois ?

M. de Tarlay répondit brièvement :

— Non, en effet.

La présidente, venant du salon des Bergères, s’avança, appuyée au bras de Florine. Derrière elle, la traîne de sa robe brochée violet sur gris balayait le tapis, avec un bruit soyeux. Des diamants étincelaient à son corsage, sur la dentelle de Chantilly qui en formait la garniture. Sa physionomie décelait la vanité satisfaite, l’orgueil triomphant. Ne jouissait-elle pas, en effet, de toutes les splendeurs de cette demeure que bien des princes eussent enviée ? Un peu du prestige dont jouissait M. de Tarlay par son rang, sa fortune et ses qualités personnelles, ne rejaillissait-il pas sur elle, sa grand’mère, qui dirigeait son intérieur et recevait ses hôtes ?… Oui, en vérité, Mme Debrennes estimait à sa juste valeur la situation qu’elle occupait ici, et elle tremblait que Christian, songeant quelque jour à se remarier, la détrônât ainsi, comme déjà elle l’avait été — bien peu de temps — quand la comtesse Wanzel était devenue vicomtesse de Tarlay.

Seul, le mariage de son petit-fils avec Florine pouvait permettre à Mme Debrennes de conserver cette situation à laquelle tenait si fortement son âme vaniteuse. Mais, hélas ! Christian ne manifestait pas la moindre velléité d’inclination pour son amie d’enfance, et même il ne lui témoignait plus cette attention passagère, fantasque, toujours un peu railleuse, dont il était coutumier autrefois.

Ainsi, en ce moment, il n’avait pas un regard pour elle, pour cette beauté blonde que mettait en relief la toilette élégante, d’une teinte si brillante, d’une coupe impeccable donnant toute sa valeur à une taille demeurée fort belle, en dépit d’un léger commencement d’embonpoint.

La présidente pensa avec colère :

« C’est cette misérable petite Mitsi qui l’occupe !… Ah ! comme je la traiterai de belle manière dès qu’il ne s’en souciera plus ! »

— Nous allons maintenant prendre quelque repos, mon cher Christian, dit Mme Debrennes. Cette soirée a été assez réussie, ne trouves-tu pas ?

— Mais oui, grand’mère.

La réponse tomba, brève et indifférente, des lèvres de Christian.

Florine dit vivement :

— Elle était absolument délicieuse, chère marraine ! J’ai d’ailleurs recueilli maints échos des sentiments de nos invités à cet égard.

Christian riposta avec une froide ironie :

— Vous avez assez l’expérience du monde, Florine, pour savoir qu’il ne faut pas toujours accorder grande créance aux compliments de ce genre.

Elle dit, en prenant un air de souriant reproche :

— Oh ! sceptique !… Non, je ne crois pas tous les compliments ; mais ceux-ci étaient certainement sincères. Les fêtes de Rivalles ont depuis longtemps une réputation incontestable…

À ce moment, Léonie apparut au seuil du petit salon. Il y avait dans son regard une lueur de satisfaction mauvaise, et ses grosses lèvres se plissaient comme pour savourer quelque gourmandise de choix.

Elle annonça d’un ton de componction :

— Dorothy fait prévenir monsieur le vicomte et madame la présidente que M. Jacques ne va pas bien du tout cette nuit.

— Comment ?… Il n’était pas plus mal hier, pourtant.

Christian, enlevant la cigarette de ses lèvres, se tournait vers la femme de charge qui demeurait à l’entrée du salon dans une attitude respectueuse.

— Mais oui, il n’était pas plus mal ! dit Mme Debrennes, sans émotion. Que lui est-il donc arrivé ?

— Voilà, madame la présidente… Il paraît que Mitsi n’est pas rentrée de toute la soirée, ni cette nuit… Alors M. Jacques s’est agité, agité… Il a pleuré, tant et si bien qu’étant déjà mis mal en train par l’orage, il s’est donné la fièvre… En ce moment, il a un peu de délire, et Dorothy croit qu’il faudrait demander le médecin.

— Comment, Mitsi n’est pas rentrée ?

C’était la présidente qui parlait ainsi, tout en jetant un coup d’œil en dessous vers son petit-fils, qui avait eu un brusque mouvement, une légère montée de sang au visage.

— Que dites-vous là, Léonie ?… Elle n’est pas rentrée depuis quand ?

Christian s’avançait vers la femme de charge, en attachant sur elle un regard où paraissait une sorte d’angoisse.

— Mais depuis cet après-midi, monsieur le vicomte. Vers trois heures, elle est revenue des jardins avec M. Jacques, à cause de l’orage qui menaçait. Puis, comme l’enfant avait oublié son polichinelle, elle est retournée pour le chercher. Depuis lors, personne ne l’a plus vue… Ah ! si, Théodore a dit qu’il l’avait rencontrée, dans une allée voisine du pavillon italien. Elle courait… avec un air un peu affolé, prétend-il.

Florine dit avec vivacité, d’une voix qui frémissait de joie méchante :

— Nous l’avons vue aussi vers cette heure-là. Elle…

Mme Debrennes l’interrompit avec un regard qui lui intimait l’ordre de se taire. La présidente craignait que sa filleule, dans sa haine contre Mitsi, commît quelque maladresse.

Christian dit avec une sourde irritation :

— Et l’on attend jusqu’ici pour s’inquiéter de ce que devient cette enfant ?… C’est incroyable ! Dorothy aurait dû prévenir dès que la nuit est venue !

La voix doucereuse de Mme Debrennes s’éleva :

— Mais, mon cher Christian, elle pensait probablement la voir arriver d’un moment à l’autre… Voyons, on ne se perd pas dans les jardins de Rivalles ! Cette disparition est invraisemblable !… à moins qu’elle soit volontaire. Mitsi, hélas ! a un triste héritage moral, et nous avons tout lieu de craindre qu’elle suive les traces de sa mère !

Christian se tourna vers elle, d’un brusque mouvement qui mit en pleine lumière son visage aux traits tendus, aux yeux étincelants d’une colère mal contenue.

— J’ignore si la femme aimée de Georges Douvres était vraiment ce qu’on prétend ; mais je sais bien que leur fille est entièrement digne de respect, et je ne supporterai pas que l’on élève quelque suspicion contre elle.

— Mais, mon enfant, je ne l’accuse pas… Cependant il est assez naturel de redouter… Et cette disparition…

Sans paraître l’entendre, Christian s’adressa à Léonie, d’une voix brève et nerveuse :

— Qu’on parte à l’instant pour chercher le docteur. Comment Dorothy, là encore, ne m’a-t-elle pas fait avertir plus tôt, puisque l’enfant se trouvait déjà très souffrant hier soir ?

— La soirée était en son plein, monsieur le vicomte, et elle n’a pas cru devoir déranger…

Christian eut un haussement d’épaules.

— C’était, en vérité, une belle raison !… La soirée ! Je me moque bien de la soirée !

Il sortit du petit salon, où les trois femmes restèrent seules. Florine leva au plafond ses bras blancs, en murmurant :

— Ah ! si l’on pouvait ne jamais la retrouver !

Léonie chuchota mystérieusement :

— Quand Théodore l’a rencontrée, elle sortait du pavillon italien, où se trouvait M. le vicomte !

— Nous l’avons vue aussi, dit la présidente. Précisément nous revenions en compagnie des Montrec, de Mme Prégy, de M. Nautier. Mon petit-fils aura beau dire, nous sommes maintenant édifiées au sujet de cette jeune personne.

— Comme il la défend ! dit aigrement Florine. Cela m’étonne de sa part, car que peut importer à un homme comme lui la réputation de cette infime petite créature ?

La présidente secoua la tête.

— En effet… en effet. Mais enfin, j’espère bien que si on la retrouve, il ne va pas me l’imposer près de son fils ?

Mlle Dubalde ricana légèrement.

— Vous pouvez penser qu’il se gênera, ma pauvre marraine !… Mais ce que je ne comprends pas, c’est cette disparition. Quelle comédie, quelle manœuvre y a-t-il là-dessous ?

— Je me le demande comme toi, ma chère enfant. On peut tout craindre de l’esprit d’intrigue chez cette fille de la Vrodno, la misérable créature qui sut si bien prendre ce pauvre Georges et qui n’aurait pas manqué de nous faire tous les ennuis possibles si, grâce au ciel, une mort opportune ne nous avait délivrés d’elle… Ah ! comme tu le dis, Florine, ce serait la solution idéale, si cette Mitsi demeurait introuvable !

Léonie ajouta crûment :

— Ou bien s’il lui arrivait quelque bon accident.

Ni Mme Debrennes, ni Florine ne protestèrent. Ce vœu de la femme de charge était celui que formulait secrètement leur esprit animé, pour des motifs différents, d’une haine implacable contre la jeune orpheline.

La présidente se dirigea vers l’appartement de l’enfant, où se trouvait déjà Christian. Jacques, très rouge, très excité, réclamait Mitsi en pleurant. Penché vers lui, son père caressait les cheveux bruns en disant avec douceur :

— Oui, mon petit Jacques, je vais la faire chercher et je te l’amènerai.

Après avoir échangé quelques mots avec sa grand’mère, Christian gagna son appartement et donna l’ordre que l’on fît appeler le doyen de ses gardes-chasse, Philippe Darier. C’est à cet homme, d’une fidélité éprouvée, qu’il voulait confier le soin de rechercher Mitsi, laquelle, sans ressources, ne pouvait être encore bien éloignée de Rivalles.

Darier, ayant écouté attentivement les explications de son maître, déclara qu’il se faisait fort de retrouver bientôt la jeune personne. Si elle se tenait cachée, ce ne pouvait être que dans la forêt ; or, nul mieux que lui n’en connaissait tous les détours, car il la parcourait depuis l’enfance, les Darier étant de père en fils gardes-chasse sur les domaines des vicomtes de Tarlay.

Quand cet homme se fut éloigné, Christian se mit à marcher de long en large d’un pas nerveux, dans son cabinet de travail où pénétrait la pâle lueur de l’aube. Il se répétait : « Où est-elle ?… Où peut-elle être allée, la pauvre enfant ? »… Il la revoyait, avec ses yeux admirables, pleins de détresse et d’indignation, avec son petit visage frémissant… Il entendait à nouveau le mot qui l’avait flagellé : « Lâche ! »

Une rougeur brûlante monta à son visage, comme la veille, au moment où une petite main nerveuse s’était abattue sur lui.

Au premier instant, la fureur l’avait seule possédé. Quoi ! cette misérable petite fille de rien osait traiter de la sorte le vicomte de Tarlay, dont les plus nobles dames briguaient les hommages ? Ah ! il saurait l’en faire repentir !

Mais presque aussitôt, la colère avait fait place à l’admiration et au regret. Trop adulé, trop gâté depuis l’enfance, Christian avait néanmoins conservé une âme loyale, capable d’apprécier chez autrui la sincérité, la noblesse du caractère, et de reconnaître ses propres torts. Cette enfant de dix-huit ans, isolée, malheureuse, à laquelle s’était offerte la plus séduisante tentation, avait eu le courage de l’écarter avec une violence qui devait, selon toutes les apparences, lui faire un ennemi implacable de l’orgueilleux seigneur de Rivalles, ainsi traité par elle. Ni la considération de ses propres intérêts, ni la crainte de représailles, ni l’empire séducteur de M. de Tarlay, dont cependant elle avait subi la puissante influence, rien n’avait eu raison de sa conscience délicate, fière, toute pure, à laquelle les pires tourments devaient sembler préférables au déshonneur. Et Christian, constatant cette énergie morale en cet être jeune et sans protection, avait senti à la fois le respect et le remords s’introduire en lui, qui jusqu’alors n’avait voulu rechercher que la satisfaction de son caprice pour cette jolie Mitsi dont il s’était de plus en plus vivement épris, en ces derniers jours.

Ce remords, la disparition de la jeune fille venait de le rendre plus vif encore. Il s’y joignait une profonde angoisse et celle-ci révélait à M. de Tarlay que le sentiment éprouvé à l’égard de Mitsi différait fort des fantaisies qui avaient passé dans sa vie, jusqu’à ce jour. La courageuse attitude de l’orpheline ne faisait que donner plus d’ardeur à cette passion dont Christian, jusqu’alors, n’avait pas mesuré l’étendue. Il s’en apercevait aujourd’hui à cette inquiétude violente qui s’était saisie de lui, dès qu’il avait appris la fuite de Mitsi.

« Je l’aime, cette petite Mitsi… je l’aime comme un fou ! » se disait-il en continuant d’arpenter la grande pièce somptueuse où les fenêtres ouvertes laissaient entrer un air lourd, encore chargé d’orage.

Vers cinq heures, il donna l’ordre de seller son cheval, voulant, dans son anxiété, aller lui-même à la recherche de la disparue. Comme il achevait de s’habiller, on vint lui annoncer l’arrivée du docteur Leroux. Il le rejoignit près de l’enfant, toujours agité, toujours demandant Mitsi. En quittant l’appartement du petit malade, le médecin répondit au châtelain qui l’interrogeait :

— Je ne puis vous cacher, monsieur le vicomte, que je crains la méningite. Il faudrait réussir à le calmer… Celle qu’il réclame, c’est cette jeune fille que je voyais près de lui, et qu’il paraissait aimer beaucoup ?

— Oui… Elle est partie… nous ne savons pour où… Mais je la fais chercher, et j’espère qu’elle sera de nouveau aujourd’hui près de mon fils.

— C’est à souhaiter, car peut-être alors la joie qu’il en éprouverait serait-elle capable d’enrayer la crise que je redoute.

M. de Tarlay accompagna le médecin jusqu’à la cour d’entrée, où un palefrenier tenait en main le cheval du jeune châtelain. Parceuil, à ce moment, apparaissait dans le vestibule, sortant de son appartement. La présidente, en quittant son arrière-petit-fils, cette nuit-là, était venue bien vite l’informer de la grande nouvelle : la fuite de Mitsi. Le vieillard ne s’était pas couché et attendait l’instant où il pourrait voir Christian pour tenter d’avoir quelques renseignements au sujet des motifs de cette disparition. Il ne se dissimulait pas que ce serait chose difficile, quelle que fût son habileté, si M. de Tarlay avait résolu de ne rien dire. De fait, il ne reçut que cette laconique réponse :

— Je n’en sais pas plus que vous à ce sujet.

Parceuil soupira, en disant entre haut et bas :

— Hélas ! je craignais bien que nous ayons des ennuis avec cette malheureuse enfant !… Cependant, j’ai cru accomplir mon devoir en la recueillant autrefois, plutôt que de la laisser à la charité publique.

Christian le toisa d’un regard où la colère se mêlait d’ironie.

— C’était, en effet, un devoir élémentaire… et il eût été bon de le compléter en donnant par la suite à cette enfant une situation plus conforme à celle qui aurait été la sienne, si son père avait vécu.

Parceuil eut un mouvement de surprise, en jetant un coup d’œil fuyant vers son jeune parent.

— Comment ?… Que voulez-vous dire, Christian ? Vous ne supposez pas, j’imagine, que Georges — en admettant qu’il soit réellement son père — se serait décidé à épouser cette infime ballerine ?… Et s’il l’avait fait, je pense que votre approbation ne lui aurait pas été acquise ?

— En effet, si cette femme était vraiment telle qu’on le prétend. Mais je suis persuadé qu’avec sa nature honnête et droite, paraît-il, — car moi je l’ai peu connu — mon cousin Georges aurait tenu à honneur que l’avenir de son enfant fût assuré de façon digne et large… Au fait, je me souviens d’avoir entendu dire par mon père qu’avant de mourir, il avait eu le temps de prononcer quelques mots, pour recommander à mon grand-père son enfant et cette femme, de telle sorte qu’il semblait désigner celle-ci comme son épouse légitime.

Parceuil eut un léger frémissement des paupières.

— Oui, au domestique qui le servait, il a dit avant d’expirer : « Mon enfant… ma femme… Dites à mon oncle… lui confie… »

Christian dit vivement :

— Ma femme ?… Il a dit ma femme ? Eh bien, alors, c’est une preuve, cela ?

— Pas le moins du monde, mon cher ami. Au moment de mourir, dans l’affolement des derniers moments, il a désigné ainsi celle qui avait su très habilement le prendre dans ses filets et qui, d’ailleurs, se faisait passer pour sa compagne légitime. Tout cela m’a été révélé au cours de mon enquête, laquelle m’a permis de constater qu’il n’existait aucune pièce légale au sujet de ce soi-disant mariage.

— Pourtant, s’il m’en souvient bien, mon père avait comme une arrière-pensée là-dessus… Enfin, ce n’est pas l’heure de discuter. Avant toute chose, il faut retrouver la pauvre enfant.

Parceuil suivit des yeux son jeune parent qui se dirigeait vers la sortie du vestibule, et le regarda se mettre en selle, puis s’éloigner à travers la cour d’honneur. Il murmura, le front barré d’un pli soucieux :

— Eh ! eh ! attention !… Ce gaillard-là a une autre perspicacité que son père, et s’il venait à se mettre cette idée-là sérieusement dans la tête !… surtout si la petite lui tient à cœur… Mais qu’est-ce qui a pu se passer entre eux, pour qu’elle se soit enfuie ainsi, et pour que lui, Christian, ait cette mine soucieuse, presque altérée ?… Hum ! il faudra que j’aille conférer de cela tout à l’heure avec Eugénie…

Christian, au grand trot de son cheval, se dirigeait vers la forêt. Pour le moment, il ne songeait plus au doute qui lui était venu à l’esprit, tout à l’heure, en se souvenant de certaines paroles de son père. Sa pensée restait tendue vers ce seul but : retrouver Mitsi, l’adorable petite Mitsi, qui s’était enfuie comme un pauvre oiseau affolé, désespéré… Après cela, que ferait-il ? Vraiment, il ne se le demandait pas.

Il s’engagea dans la forêt, en modérant l’allure de son cheval. Comme son garde, il croyait que la jeune fille avait dû se réfugier là. En ce moment, il cherchait Darier, pour savoir si celui-ci avait découvert quelque indice. Et de temps à autre, il portait à ses lèvres le sifflet d’argent qui lui servait à appeler ses gardes, quand il chassait en forêt.

Au détour d’un sentier, Darier, tout à coup, surgit devant lui, quelque peu haletant.

— J’ai trouvé la jeune fille, monsieur le vicomte… Elle était étendue près du vieux pavillon des Trois-Dames… Mais elle a refusé de venir avec moi

Déjà Christian sautait à terre. Il jeta la bride de son cheval au garde, en disant : « Suis-moi », puis il se mit à courir dans la direction du lieu, très proche de là, que venait de lui indiquer Darier.

Bien lui en prit, car Mitsi, se voyant découverte, s’était levée, bien qu’elle tremblât de fièvre et, se traînant sur ses jambes chancelantes, essayait de fuir.

À la vue de Christian, un cri s’étrangla dans sa gorge. D’un bond, il fut près d’elle, saisit sa main brûlante…

— Ne craignez rien, Mitsi ! Vous ne trouverez chez moi que respect et regret… Mais, ma pauvre enfant, dans quel état êtes-vous !

La robe de toile, trempée par la pluie, collait au corps frissonnant de la fugitive. Une fièvre ardente faisait briller les grands yeux bruns qui s’attachaient avec détresse, avec terreur sur M. de Tarlay… Mitsi balbutia :

— Laissez-moi… laissez-moi partir !

Puis elle sentit un grand vide en son cerveau, et elle s’affaissa entre les bras de Christian.

M. de Tarlay l’emporta et rejoignit le garde qui arrivait avec son cheval. Refusant l’aide de Darier, il se hâta vers le château. Son regard ne quittait guère la tête charmante qui reposait sur son épaule, ce visage pâle, altéré, qu’entouraient les boucles brillantes de la chevelure détachée. Il pensait, le cœur serré d’angoisse : « Pourvu qu’elle ne soit pas très malade, ma pauvre petite Mitsi ! »… Et pendant ces instants où il l’emportait ainsi, inerte, il comprit mieux encore la place qu’elle avait prise dans son cœur jusque-là indifférent, sceptique, fermé à tout véritable amour.

Coupant au plus court, il prit le chemin qu’avait suivi Mitsi dans sa fuite, c’est-à-dire passa par la petite porte du parc, et, par les jardins, atteignit directement l’aile gauche du château.

Dorothy, qui sortait de la chambre de Jacques, leva les bras en l’apercevant et s’écria :

— Mitsi !… Que lui est-il arrivé ?

M. de Tarlay dit brièvement :

— Parlez plus bas à cause de Jacques… Et montrez-moi la chambre de Mitsi. Puis sonnez pour qu’on m’envoie immédiatement Marthe et qu’on parte sur l’heure pour chercher le docteur Leroux.

Quelques instants plus tard, Marthe se trouvait près de la jeune fille que Christian avait déposée sur son lit. En essayant de dominer son émotion elle écouta les instructions que lui donnait son maître. Après quoi, Christian se retira, non sans jeter un long regard d’angoisse vers Mitsi, toujours sans connaissance.

Il se rendit près de son fils. Jacques, très abattu maintenant, tourna un peu la tête et demanda faiblement :

— Papa… Mitsi ?

— Elle est revenue, mon chéri… mais elle ne peut pas venir te voir, parce qu’elle est un peu malade.

Christian s’approchait de l’enfant et se penchait pour embrasser le petit visage brûlant.

Jacques murmura d’un ton de prière plaintive :

— Restez près de moi, papa, puisque Mitsi ne peut pas venir.

La fibre paternelle, si longtemps insensible chez cet homme trop idolâtré, s’émouvait enfin devant le petit être malade, devant cet enfant que Christian avait vu entouré par Mitsi d’une tendresse délicate, alors que l’aïeule lui accordait moins de sollicitude qu’à son petit chien. En passant une main caressante sur les cheveux bouclés, M. de Tarlay répondit :

— Oui, mon cher petit ; je vais quitter ma tenue de cheval et je reviens près de toi.