Ernest Flammarion, éditeur (p. 121-140).


IX


Pendant quelques jours, Mitsi eut le soulagement de ne pas revoir celui qu’elle redoutait. M. de Tarlay avait été appelé à Paris par une importante affaire… Sa grand’mère continuait de faire les honneurs de Rivalles aux hôtes qui s’y trouvaient. Elle essayait, vainement, de consoler Florine, que la jalousie rongeait. Il lui fallait en outre apaiser la vive contrariété que venait d’éprouver Parceuil, auquel, avant son départ, Christian avait intimé l’ordre de réintégrer dans leur emploi Vincent et Julien Rabier, les frères de Marthe.

— Il n’a rien voulu écouter de mes explications à leur sujet, racontait le vieillard que la colère faisait trembler. Ces garçons, déclarait-il, étaient honnêtes et travailleurs, il le savait de source certaine, et il n’entendait pas qu’on les privât sans motif de leur gagne-pain. Bref, il s’est montré fort sec et m’a dit même quelques mots assez désagréables… J’ai dû courber le front et lui obéir en reprenant ces deux individus. Mais je me demande en vain quelle mouche l’a piqué pour qu’il s’occupe ainsi de ces gens-là, lui, l’insouciance, l’égoïsme personnifiés.

Parceuil devait être assez promptement renseigné à ce sujet, car il avait dans le valet de chambre attaché à sa personne un agent d’espionnage très zélé, parce que grassement payé — le vieillard, parcimonieux en certains cas, ne regardant à rien dès qu’il s’agissait pour lui de se renseigner utilement, ou bien encore de satisfaire quelque haine, de réaliser quelque secrète vengeance.

Ledit valet, qui répondait au nom d’Isidore, lui apprit donc que le dimanche précédent, Mitsi, rentrant de promenade avec l’enfant, se trouvait en compagnie de Marthe, la lingère, sœur des deux ouvriers congédiés. Lui, Isidore, qui se promenait à ce moment-là dans les jardins, les avait fort bien vues, se dirigeant vers la partie des bâtiments où logeait l’héritier de Tarlay… Et il avait également constaté la présence de M. de Tarlay sur la terrasse, puis le colloque entre lui, l’enfant et Mitsi. Après quoi, Marthe s’était éloignée, avec une physionomie radieuse.

Parceuil, en entendant cela, asséna un coup de poing sur une table placée près de lui.

— Ce serait donc cette Mitsi qui aurait intercédé en faveur de ces garçons ?… Bien, bien, je m’en souviendrai !

Et tout bouillant de rage mal contenue il s’en alla trouver la présidente qui achevait de s’habiller pour le dîner.

Florine était près d’elle, morne, dolente, s’éventant d’une main lasse… Mais elle sortit de sa torpeur en entendant Parceuil raconter à Mme Debrennes que, de toute évidence, Christian avait cédé à la prière de « cette intrigante, cette misérable fille de rien », en faisant réintégrer les frères de Marthe dans leur emploi.

— Ah ! dès la première fois que je l’ai revue, à Paris, dans la chambre de Jacques, j’ai eu l’intuition qu’elle était une créature dangereuse ! s’écria Mlle Dubalde. Oui, elle a certainement hérité des vices de sa mère et de son habileté pour prendre les hommes à ses filets… Méfiez-vous que Christian, quels que soient son expérience et le scepticisme qu’il affiche à l’égard des femmes, ne se laisse mettre sous le joug comme, paraît-il, le fut Georges Douvres avec la mère de cette odieuse petite créature.

Mme Debrennes leva les bras au plafond, en gémissant :

— Ma pauvre enfant, qu’y pouvons-nous ?… Tu sais aussi bien que nous-mêmes combien la nature de Christian est indépendante, volontaire, orgueilleuse ! Il n’y a qu’à laisser faire… Mais hélas ! que je déplore d’avoir introduit cette fille sous notre toit ! Vraiment, les personnes les plus sensées ont parfois de ces aveuglements incompréhensibles !

Parceuil, qui arpentait d’un pas saccadé le salon de la présidente, dit entre ses dents :

— Oui, peut-être que si je l’avais vue, moi, je vous aurais dès le début signalé le danger… car enfin sa mère était une enchanteresse…

Il s’interrompit avec une sorte de rictus nerveux.

Florine demanda :

— Vous l’avez connue, la danseuse ?

— Oui.

Ce monosyllabe tomba, très bref, des lèvres sèches de Parceuil… La présidente expliqua :

— Flavien, sur la prière de M. Douvres, s’est rendu à Vienne après la mort de Georges et s’est occupé de savoir s’il existait quelque chose de véridique dans les prétentions de cette femme. Il a eu avec elle une courte entrevue, deux jours avant sa mort.

— Et elle était vraiment très jolie ?

— Oui… plus que jolie… N’est-ce pas, Flavien ?

Un geste d’assentiment lui répondit.

Elle poursuivit :

— Par charité, ce bon Flavien s’est occupé de l’enfant qui n’avait sans cela d’autre asile que l’assistance publique… Oui, par pure charité, car enfin, rien ne nous prouvait qu’elle fût réellement la fille de Georges Douvres.

— Mais, en ce cas, sur quoi donc comptait cette femme pour faire reconnaître la soi-disant légitimité de son union ?

Parceuil leva les épaules, en répliquant brusquement :

— Il n’y avait là que chantage, simplement. C’est classique, chez les personnes de cette espèce… Mais comme elle n’avait pas affaire à des naïfs, elle aurait perdu son temps, près de nous.

— Enfin, vous en avez été débarrassés par cette mort opportune… Mais prenez garde que sa fille ne vous donne aussi de gros ennuis ! Bon chien chasse de race. La petite montre déjà de quoi elle est capable, en sachant si vite retenir l’attention de Christian, qui est difficile et n’a pas l’habitude de s’intéresser à n’importe qui.

La présidente hocha sa tête coiffée d’un bonnet de chantilly garni de velours pensée.

— Évidemment, ma bonne Florine… évidemment. Je voudrais voir cette maudite enfant bien loin d’ici ! Mais comment faire ?… Christian serait furieux si nous la faisions partir !… N’est-ce pas, Flavien ?

— Sans aucun doute… Mais je réfléchirai… je chercherai un moyen. Pour l’instant, il n’y a pas d’ailleurs péril en la demeure… D’autant plus que Christian n’a pas la nature faible, influençable de ce pauvre Georges. C’est un caractère, et les femmes, jusqu’ici, n’ont jamais eu beaucoup d’influence sur lui.

— Il n’en faut qu’une pour réussir là où toutes les autres ont échoué… Et cette Mitsi est si jolie !… Elle a des yeux si étonnants !… si merveilleux, vraiment !

Florine dit entre ses dents :

— Je ne leur vois rien de tellement extraordinaire !

Parceuil lui jeta un regard narquois.

— Je le pense bien, ma belle enfant !… Mais moi, qui me souviens des yeux de sa mère, je ne doute pas qu’elle soit en effet peu banale, mon intéressante pupille. Je vous dirai d’ailleurs bientôt mon jugement sur elle, car je compte demain faire sa connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marthe, que Mitsi n’avait pas revue depuis le dimanche précédent, vint voir la jeune gouvernante dans la matinée du lendemain. Mitsi la reçut dans sa chambre, petite pièce confortable, voisine de celle de Dorothy… La lingère lui dit qu’elle venait de la part de ses frères, de sa mère et d’elle-même, la charger d’offrir leurs remerciements à M. Jacques, qui avait si gentiment intercédé près de son père pour les ouvriers congédiés.

Mitsi proposa :

— Venez les lui présenter vous-même, ma bonne Marthe. Il sera content de vous voir, le cher petit… Nous avons plusieurs fois parlé de vous, depuis dimanche, et il m’a demandé de le conduire un jour chez votre mère pour faire la connaissance de vos neveux. C’est un enfant charmant, plein de cœur, ce pauvre petit Jacques, et il est bien dommage qu’il soit si délaissé moralement par les siens.

Marthe fit observer :

— Son père avait cependant l’air assez affectueux pour lui, l’autre jour ?

— Oui, un peu plus, en effet… Mais je le crois d’une nature fantasque, sur laquelle il ne faut guère compter.

Marthe enveloppa d’un coup d’œil discret et nuancé d’inquiétude la physionomie charmante, un peu troublée au seul souvenir évoqué par les paroles de la lingère… Celle-ci, par les gens de l’office, était au courant des bruits qui circulaient, relativement à l’intérêt dont Mitsi se trouvait l’objet de la part du maître. Mais alors que presque tous accusaient la jeune fille de coquetterie, d’intrigue, de perversité même, elle, courageusement — car le branle des calomnies était mené par Léonie et Adrienne, les deux plus importantes personnalités de l’office — avait défendu Mitsi, assurant qu’elle était incapable de rien faire pour être remarquée, et qu’elle serait même bien fâchée de l’être. Marthe était sincère en parlant ainsi… Mais elle se disait également avec anxiété : « Comment cette pauvre petite Mitsi résistera-t-elle à un homme tel que celui-là, qui, dit-on, est l’objet de tant de passions ? »

Elle la considérait pensivement, avec un mélange d’admiration et de pitié, tandis qu’un instant plus tard, toutes deux se trouvaient près du petit Jacques, qui avait accueilli joyeusement la lingère. Mitsi était vêtue d’une robe de lainage marron, très simple, qu’ornaient un col et des manchettes de toile blanche. Dans cette tenue presque austère, elle avait toujours ce même air de petite princesse déguisée ; mais, cette fois, ce n’était plus en servante, car le bonnet avait disparu et l’on voyait les beaux cheveux noirs enroulés en une natte brillante, bouclant sur la nuque, sur les tempes, au-dessus des fines oreilles nacrées.

« Qu’elle est jolie, pauvre Mitsi !… qu’elle est jolie ! » songeait Marthe avec une tristesse profonde. « Jamais elle ne me l’a paru autant qu’aujourd’hui ! »

C’était aussi l’avis de Jacques qui déclara en embrassant câlinement la main de la jeune fille :

— J’aime mieux ma Mitsi comme ça qu’avec son bonnet.

L’enfant était assez en train ce matin et tourmenta Mitsi pour qu’elle promît de le conduire dans l’après-midi chez la mère de Marthe.

— Nous verrons ce qu’en dira Dorothy, mon chéri, répondit-elle. Peut-être vaudra-t-il mieux que nous en demandions la permission à votre papa ou à votre grand’mère.

— Papa n’est pas là… et je ne veux pas qu’on demande à grand’mère, dit l’enfant avec une petite moue de colère.

Comme Mitsi commençait une douce gronderie, un pas glissa sur le dallage de marbre, une grande silhouette apparut au seuil d’une porte-fenêtre.

Bien qu’elle ne l’eût pas revu depuis cinq ans, Mitsi reconnut aussitôt en ce vieillard toujours droit et de belle allure M. Flavien Parceuil.

Tandis que Marthe et elle se levaient, il s’avança vers l’enfant, dont le visage se renfrognait à sa vue.

— Bonjour, monsieur Jacquot… Eh ! tu n’as pas mauvaise mine, ce matin.

En parlant ainsi d’un ton de bonhomie affectée, il prenait dans sa main sèche le menton de Jacques.

Le petit garçon tourna brusquement la tête, en glissant vers le visiteur un coup d’œil hostile.

— Tu fais la mauvaise tête ?… Voilà un enfant bien élevé, en vérité ! Je ne puis en faire compliment à celles qui s’occupent de son éducation !

Parceuil se détournait pour considérer Mitsi, à qui jusqu’alors il tournait le dos. La jeune fille rougit sous le malveillant regard qui s’attachait à elle… Parceuil dit sèchement :

— Vous êtes sans doute cette fameuse Mitsi dont Jacques s’est si bien entiché ?

Elle répondit avec une tranquille dignité :

— Oui, monsieur, je suis Mitsi Vrodno.

— Ah ! Ah !… J’espère que vous ne nous ferez pas repentir, Mme la présidente et moi, de nous être occupés de vous, alors que nous pouvions très bien vous laisser à la misère, à l’abandon, seul avenir qui attendît une créature sans famille comme vous.

Mitsi pensa : « Je devrais le remercier… lui dire que je suis reconnaissante… Et je ne peux pas… je ne peux pas. Cet homme m’inspire une sorte de répulsion… il me semble qu’il est mon ennemi. »

Elle réussit pourtant à répliquer :

— Je ne l’oublierai pas, croyez-le, monsieur.

Il la couvrait d’un regard aigu, investigateur, qui lui donnait à la fois un malaise et une sourde irritation… Puis il fit observer d’un ton de narquoise malveillance, en désignant l’enfant qui continuait de détourner obstinément les yeux :

— Je vous conseille de donner des leçons de politesse à ce jeune monsieur. Je ne ferai pas compliment de lui à son père qui doit revenir cet après-midi.

Jacques eut un vif mouvement et, cette fois, regarda le vieillard.

— Papa revient ?… Que je suis content !… Et ça m’est égal, ce que vous lui direz.

Parceuil ricana :

— Charmant !… charmant !

Et, tournant les talons, il quitta la pièce sans daigner adresser à Mitsi le moindre signe de politesse.

Marthe s’était éclipsée dès son apparition. Mitsi se trouvait seule avec l’enfant… Elle dit sévèrement :

— M. Parceuil a bien raison, Jacques ; vous vous êtes très mal conduit à son égard.

Dans les yeux bleus de l’enfant passa un éclair qui accentua encore leur ressemblance avec ceux de son père.

— Pourquoi vient-il ici ?… Je le déteste !

— Voulez-vous bien ne pas parler ainsi de ce parent que vous devez respecter, à cause de son âge !

Mais Jacques secoua ses boucles brunes en répétant avec colère :

— Je le déteste !… je le déteste !…

Et, saisissant la main de Mitsi, il y appliqua ses petites lèvres toujours un peu fiévreuses en murmurant :

— Toi, je t’aime bien !… Et papa aussi… Papa et toi… Il va revenir, Mitsi ! Je suis si content… et toi aussi, dis ?

Elle ne répondit pas. Sa main un peu tremblante se leva, caressa les cheveux de l’enfant… Contente ? Pauvre Mitsi ! À la nouvelle annoncée par M. Parceuil, elle avait senti son cœur se serrer à l’étouffer. Il faudrait donc le revoir bientôt, celui qui l’effrayait tant ! Il faudrait rencontrer à nouveau ce regard qui la faisait frissonner jusqu’au fond de l’être, qui jetait en elle une sorte de vertige… À cette pensée, elle se sentait défaillir d’effroi. Mais à qui demander protection ? Moins que jamais, elle aurait songé dans ce but à Parceuil, depuis qu’elle l’avait revu, si plein de morgue à son égard, et visiblement sans bienveillance… Seule, une solution lui paraissait possible : le retour au couvent où elle venait de passer cinq années. Là-bas, elle écrirait à celui qui était son tuteur pour lui exposer sa situation et lui demander de la laisser libre de gagner sa vie comme elle l’entendrait. Mais pour ce départ, qu’elle devrait garder secret, il lui fallait de l’argent, et elle n’en avait pas à sa disposition.

« Marthe pourra peut-être me prêter la somme nécessaire, songea-t-elle. Je la lui rendrai dès que j’aurai trouvé du travail, que mes bonnes sœurs réussiront sans doute à me procurer. »

Mais bien qu’un peu rassurée par cette idée, elle avait l’âme encore lourde d’angoisse tandis que vers le début de l’après-midi, elle s’en allait avec Jacques dans la victoria qui les emmenait en promenade. Sur le désir du petit garçon, auquel Dorothy n’avait rien trouvé à redire, ils se rendaient chez la mère de Marthe, dont l’humble logis était situé à une courte distance des forges… Là, ils s’attardèrent un peu, Jacques prenant plaisir à voir le ravissement des enfants, devant les jouets à peine défraîchis qu’il avait apportés à leur intention. Son visage était presque rosé par le contentement, quand il remonta en voiture après avoir déclaré qu’il reviendrait, et qu’il apporterait « des choses très bonnes ». Pendant le retour, il s’assoupit un peu entre les bras de Mitsi… La jeune fille le considérait avec une émotion mêlée d’anxiété. Elle aimait ce pauvre enfant, si délaissé au milieu de l’opulence qui l’entourait. Au cas où elle serait obligée de quitter Rivalles, le chagrin qu’il en éprouverait ne serait-il pas fatal à ce frêle organisme ?

Comme la victoria, qui avançait au petit trot, atteignait presque la grille de la cour d’honneur, elle fut rejointe par un phaéton mené à grande allure. M. de Tarlay, qui conduisait, ralentit ses ardents trotteurs et, levant son chapeau, dit gaiement :

— Bonjour, Mitsi ! Bonjour, mon petit Jacques !… Tu m’as l’air bien endormi !

L’enfant, subitement réveillé au son de cette voix, se souleva sur les genoux de Mitsi avec une légère exclamation de joie !

— Papa !

Il tendait instinctivement vers lui ses petits bras flottants dans les manches de sa blouse de soie blanche.

M. de Tarlay sourit.

— Oui, tout à l’heure je t’embrasserai, mon petit. Mais j’ai là des chevaux qu’il ne fait pas bon laisser un instant à eux-mêmes.

Il remit son attelage à vive allure… Et quand la victoria s’arrêta devant la terrasse du sud, il était là, attendant son fils — ou plutôt la jeune fille rougissante et troublée à laquelle, aussitôt, s’attachait son regard ardent et charmé.

Il prit l’enfant, le porta sur la chaise longue et revint à la terrasse dont Mitsi, lentement, gravissait les degrés, tandis que la victoria s’éloignait.

— Un peu trop simplette, votre tenue, petite Mitsi. Vous avez l’air d’une très délicieuse quakeresse… Est-ce encore cette stupide Léonie qui vous l’a imposée ?…

Mitsi répondit avec un calme apparent qui lui coûta un violent effort, car elle se sentait frémir sous l’étincelant regard :

— Mais c’est la tenue de ma position, monsieur le vicomte, et je n’en désire point d’autre.

Il riposta, d’un ton moqueur et amusé :

— Allons donc ! Ne seriez-vous pas coquette, jeune beauté ?… Eh bien, je vous apprendrai à l’être. C’est très facile, vous verrez.

Il sourit encore, en la regardant avec une ironie caressante, et s’éloigna dans la direction de son appartement.

Mitsi, dont le cœur battait avec violence, entra d’un pas un peu chancelant dans la pièce où se trouvait Jacques… L’enfant demanda :

— Papa est parti ?

— Oui, mon chéri

— Il ne m’a pas embrassé !

Elle murmura :

— Sans doute compte-t-il revenir vous voir plus tard.

Mais l’enfant secoua la tête. Toute sa joie était tombée. Mitsi l’entendit qui soupirait très fort, et elle pensa tristement : « Pauvre petit qui se rend si bien compte de l’indifférence paternelle !… qui sent peut-être hélas ! que son père ne vient pas ici pour lui ! »


Cette nuit-là le temps, jusqu’alors fort beau, tourna brusquement à l’orage et Mitsi, déjà fatiguée, fiévreuse, incapable de trouver le sommeil depuis plusieurs jours, se sentit au matin envahie par une pesante lassitude. Elle se leva néanmoins à l’heure habituelle, mais comme Dorothy, remarquant sa mine défaite, lui offrait de se reposer tandis qu’elle-même s’occuperait de l’enfant, la jeune fille accepta d’autant plus volontiers qu’elle craignait que M. de Tarlay vînt dès ce matin-là rendre visite à son fils.

Ce fut en effet ce qui se produisit. Christian eut la désagréable surprise de voir près de Jacques, au lieu du ravissant visage de Mitsi, la sèche figure de l’Anglaise. Il dissimula d’ailleurs assez bien sa contrariété fort vive pourtant, et se montra pour Jacques assez affectueux, lui déclarant qu’il l’emmènerait le lendemain dans sa voiture pour faire une promenade en forêt.

— Avec Mitsi ? demanda l’enfant qui palpitait de bonheur.

— Avec Mitsi, naturellement.

Un sourire d’ironie légère entr’ouvrait les lèvres de Christian, qui ajoutait en lui-même : « Avec Mitsi surtout !… Cette délicieuse petite Mitsi qui n’est que charme, que séduction encore ignorante de son pouvoir. »

Le ciel chargé de nuées menaçantes toute la matinée, se découvrit après-midi, si bien que vers deux heures, Dorothy dit à sa compagne :

— Il serait bon de faire prendre l’air à Jacques. Mais ce temps d’orage m’a donné un commencement de migraine que je crains fort de voir augmenter si je sors… Peut-être cela ne vous fatiguerait-il pas trop de conduire l’enfant au jardin, pas bien loin, en cas d’un retour d’orage ?

Mitsi ne s’y sentait pas fort disposée ; mais elle voyait le petit garçon grognon, tour à tour nerveux et somnolent, et elle pensa qu’un peu de changement lui serait favorable. Elle le mit donc dans son petit fauteuil roulant et s’en alla vers les jardins, en choisissant les allées bien ombragées.

Sur le désir de Jacques, elle s’arrêta près d’un grand bassin de marbre, garni de fort belles plantes aquatiques. L’enfant aimait particulièrement ce lieu parce qu’il se plaisait à suivre les évolutions des libellules nombreuses en cet endroit… Quelqu’un se trouvait là aujourd’hui. Assis près du bassin, Olaüs Svengred reproduisait sur un album une des charmantes allées ombreuses qui aboutissaient au rond-point dont le grand miroir d’eau formait le centre.

Il se leva, salua Mitsi, adressa quelques mots affectueux à Jacques et s’informa de ses nouvelles près de la jeune fille… Voyant qu’il avait fermé son album et faisait un mouvement pour s’éloigner, Mitsi protesta :

— Mais, monsieur, ce n’est pas à vous de vous déranger ! Nous irons ailleurs, tout simplement.

— Non, certes !… D’ailleurs, j’ai presque terminé !… Quelques coups de crayon, et ce sera fait…

Sans se rasseoir, il acheva son œuvre, tandis que Mitsi installait l’enfant. Puis Jacques voulut voir le dessin, et Olaüs s’entretint un moment avec la jeune fille… Après quoi il s’éloigna, respectueux et discret, n’ayant pas donné un seul instant à Mitsi une impression de gêne. Pourtant, dans le regard sérieux et doux de ces yeux bleus, elle avait vu l’intérêt, la délicate admiration qu’elle inspirait à l’ami du châtelain de Rivalles. Mais elle sentait que celui-là voyait en elle une âme, une conscience qu’il devait respecter, tandis que l’autre…

« Il faut que je parte. Dès demain, je parlerai à Marthe de mon projet, en lui demandant de me prêter la somme nécessaire pour le voyage. »

Vers trois heures, les nuées d’orage se montrèrent de nouveau et Mitsi jugea prudent de reprendre le chemin du logis, en dépit des protestations de Jacques… Mais quand l’enfant fut arrivé au château, il s’aperçut qu’il avait oublié son polichinelle près du bassin. Comme c’était son jouet favori, il se mit à pleurer, en pensant qu’il allait être mouillé, complètement détérioré par l’orage dont on entendait déjà les premiers grondements.

— Eh bien, je vais retourner vous le chercher, mon chéri, déclara Mitsi.

Dorothy fit observer :

— Vous allez vous faire mouiller, ma chère.

— Non, j’aurai certainement le temps d’être de retour avant que la pluie commence… Et ce pauvre petit a déjà les nerfs si tendus aujourd’hui qu’il vaut mieux lui donner la satisfaction de retrouver son jouet.

Courant presque, Mitsi gagna très rapidement le bassin ; mais elle dut chercher un moment le polichinelle tombé derrière un des bancs de marbre qui ornaient le rond-point… Les grondements devenaient plus fréquents, et se rapprochaient. Le ciel prenait une couleur de plomb. Mitsi, instinctivement, coupa par le plus court, c’est-à-dire par une allée qui passait devant le pavillon italien où, autrefois, elle avait été si durement reçue par M. de Tarlay.

Christian, maintenant encore, y venait fréquemment. Il avait réuni là ses notes de voyage qu’il s’occupait de reviser, dans l’idée un peu vague encore de les publier quelque jour… Et précisément à l’instant où Mitsi allait passer devant le pavillon, il apparut, suivi de son dogue Attila, sur le petit péristyle de marbre, dans l’évidente intention de regagner le château avant qu’éclatât l’orage.

Une légère exclamation s’échappa de ses lèvres.

— Ah ! Mitsi !… D’où venez-vous donc, si pressée ?

— Jacques avait oublié son polichinelle, monsieur, et je viens d’aller le chercher, avant que la pluie commence.

— Vous n’aviez qu’à le laisser où il était, on en aurait acheté un autre s’il était arrivé malheur à celui-là. Vous avez pris chaud à courir ainsi par ce temps, pour satisfaire à quelque exigence de Jacques, sans doute ?

— Le pauvre petit est si éprouvé par l’orage que je n’ai pas cru devoir lui refuser cette satisfaction.

— Oui, oui… mais moi, je ne veux pas que vous vous fatiguiez. Il fallait envoyer un domestique, tout simplement.

Sans répliquer, Mitsi fit un mouvement pour continuer sa route… Mais Christian dit vivement :

— Non, venez ici, un instant. J’ai quelque chose à vous montrer.

Comme elle demeurait immobile, dominée par une pénible hésitation, M. de Tarlay répéta, cette fois d’un ton plus impératif :

— Allons, venez.

Il se souvenait en ce moment — son ton le disait assez — qu’il était le maître et qu’elle n’était ici qu’une servante, bien qu’il lui eût fait retirer la tenue de son emploi.

D’un pas qui hésitait encore, elle gravit le degré de marbre et, derrière M. de Tarlay, franchit le seuil de la pièce en rotonde au plafond décoré d’admirables peintures de la Renaissance italienne. Sur le sol dallé de marbre rose étaient jetés des tapis anciens. Quelques meubles précieux, des sièges recouverts de soieries vénitiennes, des ivoires travaillés, des pièces d’argent niellé, des marbres discrètement patinés par le temps, formaient la somptueuse décoration de ce retiro où flottait une légère senteur de fin tabac mêlée à celle des roses qui couvraient extérieurement le pavillon.

Mitsi s’était arrêtée près de la porte. Christian se tourna vers elle, en disant avec un sourire nuancé d’ironie ;

— Eh bien, avancez donc, petite Mitsi… Avez-vous peur que le loup vous mange ?… Il est vrai qu’autrefois, je vous ai assez mal reçue, ici même… J’ai donc à me faire pardonner, je le reconnais très volontiers.

Ce n’était pas le souvenir de sa pénible déception d’enfant qui serrait en ce moment le cœur de Mitsi, et la faisait frémir d’angoisse… mais bien plutôt le regard d’ardente admiration qui s’attachait à elle, et que complétait si bien l’ironie caressante, infiniment séductrice du sourire.

Elle essaya de balbutier :

— Je n’étais alors qu’une petite fille indiscrète… irréfléchie…

— Que je menaçai de faire dévorer par Attila… Tandis qu’aujourd’hui, je veux orner une délicieuse petite main que j’ai fort admirée, ces temps-ci…

Tout en parlant, M. de Tarlay sortait de sa poche un écrin qu’il ouvrit, et détacha du velours sombre une bague ornée d’une seule perle du plus pur orient.

— … Je l’ai choisie pour vous pendant mon séjour à Paris. Voyons comment elle vous va…

Christian se pencha pour prendre la main de Mitsi, et la saisit avant que la jeune fille eût pu opérer un mouvement de recul. Son rire un peu railleur résonna dans la rotonde de marbre…

— Eh ! quelle farouche petite fille vous faites, Mitsi !… ma cousine Mitsi… car enfin vous êtes ma cousine, et il est bien naturel que je vous offre ce bijou.

— Vous ne me reconnaîtriez pas cependant pour telle aux yeux du monde, monsieur !

En répliquant ainsi d’un ton vibrant de fierté, Mitsi essayait — vainement — de dégager sa main que tenaient sans violence, mais avec force, les doigts fins de Christian.

— En effet… Mais après tout, que vous importe l’opinion du monde ? Ma protection, mon amour suffiront à votre bonheur… Car je vous aime, Mitsi, petite Mitsi charmante…

D’un mouvement vif et souple, il attirait contre lui la jeune fille, entourait de son bras les épaules frissonnantes.

— … Rien n’est comparable à vous ! Je vous aime follement, Mitsi chérie !

D’un brusque mouvement, elle essaya de se dégager. Mais Christian la retint contre lui en disant d’une voix basse, passionnée :

— Non, non, vous ne m’échapperez pas ! Je vous garde, Mitsi, ma jolie petite Mitsi…

Sous le brûlant regard de ces yeux bleus si beaux, elle eut un long frisson. Sa voix, étranglée par l’émotion, par la terreur, bégaya :

— Laissez-moi !… laissez-moi !…

En même temps, elle faisait un nouvel effort pour se dégager, en détournant la tête, afin de ne plus voir ce regard qui lui donnait le vertige. Elle sentit à cet instant sur sa joue les lèvres de Christian. Alors un grand frémissement la secoua des pieds à la tête. Toute sa fierté bouillonna, emporta les autres sentiments qui essayaient de la dominer. D’un mouvement instinctif, sa main alla frapper le visage de M. de Tarlay, tandis que ce mot s’échappait de sa bouche tremblante :

— Lâche !

Subitement, elle se sentit libre… Pendant quelques secondes, ils restèrent face à face : lui, très pâle, les yeux étincelants d’une ardente colère, elle, frémissante de détresse, le regard chargé d’indignation, de souffrance, de reproche douloureux…

Puis, se détournant, elle s’enfuit du pavillon somptueux, elle descendit le degré de marbre… et là-bas, juste devant elle, dans une des allées pleines d’ombre, elle vit un groupe élégant qui se hâtait, désireux sans doute de gagner le château avant l’orage. Mitsi distingua vaguement Florine, vêtue de blanc, la majestueuse présidente… Elle vit le geste de Mlle Dubalde qui la désignait à son entourage, et entendit le rire étouffé, le rire insultant qui s’échappait du groupe. Alors, elle s’élança vers une autre allée, avide de trouver un coin solitaire pour remettre un peu de calme en son esprit désemparé, en son cœur agité de soubresauts désordonnés.

Mais elle avait à peine fait quelques pas sous le couvert qu’un homme surgit à ses côtés, lui saisit le bras en ricanant :

— Allons, je vais pouvoir maintenant clouer le bec à cette chipie de Marthe, qui prétendait si bien que vous étiez une façon de petite sainte, belle Mitsi ! Parbleu ! c’est un fameux rêve pour vous, d’avoir plu à M. le vicomte ! Mais il ne faudra plus faire la fiérotte ni la mijaurée, hein, ma petite ?

En parlant ainsi, Théodore penchait vers Mitsi son visage grimaçant d’un insultant sourire… Elle arracha son bras d’entre les doigts du valet et se mit à courir, la tête perdue, n’ayant plus qu’un désir : fuir… fuir loin de cette demeure maudite où déjà la petite Mitsi d’autrefois avait tant souffert, où la jeune fille pure et fière venait de perdre aux yeux du monde, qui juge sur les seules apparences, l’honneur, ce bien plus précieux que la vie pour une femme irréprochable.

L’orage se rapprochait. Mais Mitsi ne prenait garde ni aux éclairs de plus en plus fréquents, ni aux nuages couleur de cuivre sombre, ni aux longs roulements de la foudre qui ébranlaient la lourde atmosphère. Elle courait, comme une pauvre bête traquée, traversant les jardins, franchissant une petite porte du parc, et puis s’en allant vers la forêt avec l’instinctive pensée que là elle pourrait se cacher à tous les regards, qu’elle serait seule… seule, pour réfléchir à sa terrible détresse.

La pluie commençait de tomber, en grosses gouttes lourdes et chaudes… Et avant que Mitsi eût atteint la forêt, ce fut l’averse torrentielle, accompagnée de fulgurantes lueurs.

La jeune fille était déjà ruisselante quand elle pénétra enfin sous le couvert des arbres. Mais elle ne s’en apercevait même pas. Elle continuait de courir, s’engageant au hasard dans les petits sentiers couverts de mousse, insouciante des branches qui s’accrochaient à ses vêtements, qui la décoiffaient au passage… Et enfin, exténuée, haletante, les oreilles bourdonnantes, le corps brûlant de fièvre, elle se laissa tomber sur le sol, contre le mur délabré d’une vieille maison de garde abandonnée.