Ernest Flammarion, éditeur (p. 99-108).


VII


Deux jours plus tard, Jacques était entièrement remis de cette alerte — si bien que le docteur Leroux prescrivait de lui faire faire quelques pas dans les jardins, au cours de l’après-midi.

— Et de longues stations à l’air, des promenades en voiture, ajouta-t-il. Rien ne vaudra mieux pour le fortifier.

En conséquence, dès le lendemain, une victoria emmena l’enfant et Dorothy vers la forêt, qui commençait à peu de distance du château et, ainsi que presque tout le pays, appartenait à M. de Tarlay. Au retour, Jacques fut installé dans un endroit bien abrité du parc, sous un berceau de roses, et ce fut Mitsi qui prit la garde près de lui, tandis que l’Anglaise allait lire ou travailler dans sa chambre.

La jeune fille, sans entrain, s’occupait à un ouvrage de tricot. Un malaise pesait sur elle, depuis l’instant où Léonie, dissimulant mal sa rage, était venue lui dire :

— M. le vicomte veut que vous restiez près de M. Jacques. C’est curieux comme ça lui prend tout d’un coup de s’occuper de son fils !… Vous ne trouvez pas cela bizarre, vous, Mitsi ?

Elle ricanait, en couvrant la jeune fille d’un regard mauvais. Mitsi n’avait pu s’empêcher de rougir, tout en répliquant avec froideur :

— Je trouve cela très naturel de sa part, au contraire.

L’autre avait ricané plus fort, en lui lançant ce mot : « Farceuse » et elle l’avait quittée en levant les épaules.

À l’office, les domestiques riaient entre eux en la regardant, et Théodore, le valet qui avait commencé de la courtiser effrontément à Paris, avait murmuré avec colère, en passant près d’elle :

— Ah ! c’est des grands seigneurs qu’il vous faut, à vous ! Voilà pourquoi on fait la renchérie avec les autres.

Mitsi, dissimulant de son mieux sa douloureuse émotion, avait répondu par un regard fier à l’insolent personnage. Mais un peu plus tard, seule dans l’étroit cabinet qui était sa chambre, dans le bâtiment où logeait la domesticité, elle se laissa tomber sur l’unique siège et, son visage brûlant entre ses mains qui frémissaient, elle se prit à songer en frissonnant à la situation dont, en dépit de son inexpérience, elle commençait d’entrevoir le péril, affreux pour son âme pétrie de délicatesse.

Oui, elle comprenait, hélas ! que l’affection paternelle entrait pour une part bien minime dans l’intérêt inaccoutumé témoigné par M. de Tarlay à son fils. Si peu vaniteuse, si peu occupée de sa personne qu’elle fût, Mitsi n’avait pu faire autrement que de remarquer les regards charmés qui s’arrêtaient complaisamment sur elle, tandis que le châtelain lui parlait. Et même, le souvenir de ces yeux bleus si beaux, impérieux et caressants à la fois, de ce sourire amusé, un peu railleur, l’avait poursuivie ensuite, quoi qu’elle essayât pour l’éloigner d’elle.

Des conversations entendues à l’office, pendant son séjour à Paris, lui avaient appris que les plus difficiles conquêtes n’étaient qu’un jeu pour M. de Tarlay, dès qu’il lui plaisait de les entreprendre. Ainsi donc, il devait supposer que cette humble petite Mitsi, élevée par charité, mise au service de la gouvernante de son fils, serait éblouie, grisée aussitôt en voyant qu’il lui faisait le très grand honneur d’arrêter son attention sur elle.

Pauvre Mitsi qui, du sûr asile de son couvent, se trouvait jetée en pleine fournaise ! L’angoisse augmentait en son âme, à mesure que son innocence, jusqu’alors presque ignorante de la vie, commençait de comprendre les pièges qui se présentaient à elle. Qui donc la défendrait, si elle était menacée ? La présidente ? M. Parceuil ? Ils demeuraient pour elle des êtres lointains, inaccessibles — et hostiles, elle en avait toujours eu l’intuition. D’ailleurs, aucun d’eux n’oserait s’élever contre le bon plaisir de M. de Tarlay, bien certainement. Que leur importeraient le déshonneur, le désespoir d’une pauvre petite créature méprisée, dont la présidente avait d’ailleurs prédit depuis longtemps la déchéance ? Car Mitsi se souvenait des paroles prononcées jadis devant elle, et qui, stigmatisant l’ignominie de la mère, jetaient sur l’enfant l’injurieux anathème qui semblait la vouer au vice.

Sa mère, la danseuse !… Un jour, peu de temps après son arrivée au pensionnat de Sainte-Clotilde, Mitsi et ses compagnes, en revenant de promenade, étaient passées devant une baraque foraine installée sur la place du bourg. Une jeune femme, sur les tréteaux, esquissait des pas, minaudait, envoyait au public le sourire de ses lèvres peintes. Elle était vêtue d’un maillot de soie rose fané, d’une très courte jupe de tulle, et coiffée de cheveux d’un blond jaunâtre, ornés de peignes en clinquant. La fillette qui se trouvait près de Mitsi avait dit au passage, en poussant le coude de sa compagne :

— Ça doit être très amusant, dis, de danser comme ça ?… Moi, quand je serai grande, je me ferai danseuse !

Mitsi n’avait rien répliqué. En son âme enfantine, une douloureuse clarté venait de s’introduire. Cette femme peinte, fardée, à peine vêtue, qui s’offrait en spectacle à la foule, c’était une danseuse… Alors, sa mère…

Bien des fois, par la suite, cette pensée avait tourmenté la pauvre enfant. Et depuis qu’elle réfléchissait davantage, elle s’était demandé souvent avec angoisse : « A-t-on vraiment le droit de mépriser ma mère ? »

Si elle savait bien peu de chose de cette mère si tôt disparue, Mitsi ignorait tout de son père. Là existait pour elle l’ombre complète, un mystère absolu. Et celui-ci, qui l’avait peu préoccupée en son enfance, commençait maintenant de l’intriguer douloureusement.

Elle s’absorbait dans ces pénibles pensées, tandis que ses doigts maniaient distraitement les aiguilles. Assis dans son petit fauteuil roulant garni de coussins, Jacques jouait avec un polichinelle. Il eut tout à coup un petit soupir de satisfaction et annonça de sa voix un peu lente :

— Voilà papa, avec son ami, M. Olaüs.

Mitsi tressaillit légèrement et un peu de rougeur monta à son visage pâli par les soucis qui la tourmentaient depuis quelques jours.

M. de Tarlay et Olaüs Svengred s’avançaient en effet dans l’allée conduisant au berceau de roses. Déjà, Mitsi sentait sur elle le regard qu’elle redoutait… Par un effort de volonté, elle domina son émoi et se leva, en subalterne bien apprise.

Une voix impérieuse et gaie s’éleva, ordonnant :

— Restez assise, ma petite Mitsi. Je ne veux pas que vous vous considériez comme une servante, bien qu’on ait eu l’idée baroque de vous en donner le costume, avec lequel d’ailleurs vous n’êtes pas moins charmante.

À ces paroles, et sous le regard qui les accompagnait, Mitsi sentit que le sang affluait à son visage. Elle s’assit machinalement, tandis que Christian s’approchait de son fils et lui caressait la joue en disant :

— Eh bien ! te voilà remis de ta grosse émotion, mon petit ?

Olaüs, lui, se pencha pour embrasser l’enfant. Il avait auparavant respectueusement salué Mitsi et, quand il eut pris place sur le fauteuil de rotin que lui désignait M. de Tarlay, ses yeux bleus, doux et sérieux, s’attachèrent sur la jeune fille avec une expression où l’intérêt, l’admiration se mêlaient de tristesse, d’une sorte de pitié.

Christian s’était assis sur le banc, près de Mitsi. Il s’empara du tricot qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux et demanda :

— Que faites-vous là, jeune travailleuse ?… Un gilet, ce me semble ?

— Oui, monsieur, un gilet pour les vieillards de l’asile Saint-Joseph.

— L’asile dont ma grand’mère est dame patronnesse… C’est elle, sans doute, qui vous a chargée de ce travail ?

— C’est Mme Léonie, par son ordre, je le suppose.

Christian eut un sourire moqueur.

— Oui, il y aura grande fête à l’asile, grande distribution d’objets divers, à la fin de notre séjour ici. On exaltera la généreuse bienfaitrice qui, en dépit de ses nombreux loisirs, n’aura pas trouvé le moyen de confectionner elle-même un seul de ces vêtements. Mais c’est la charité mondaine, cela, et jusqu’ici, dans mon entourage, je n’en ai guère connu d’autre.

Olaüs Svengred fit observer :

— Si, mon cher ami, tu as connu celle de ta femme.

— Oui, c’est vrai, Gisèle était réellement, sérieusement charitable. Elle savait donner de sa personne et faire le bien discrètement, sans fla-fla, sans distributions solennelles, discours, louanges et dithyrambes. Pauvre Gisèle, elle m’a laissé une liste de ses pauvres, avec prière de leur continuer quelques secours après sa mort.

Dans la voix de Christian, mordante tout à l’heure, passait une émotion légère. Mitsi, à cet instant, évoqua le visage sans beauté de la comtesse Wanzel, ses yeux très doux qui s’étaient arrêtés avec bienveillance sur la petite étrangère que tous, à Rivalles, dédaignaient ou méprisaient. Elle savait, par Marthe, que la jeune femme était en effet bonne et charmante, dépourvue de cette morgue, de ces exigences vaniteuses qui rendaient si déplaisante pour ses inférieurs la présidente Debrennes. Fort amoureuse de son mari, elle avait paru très heureuse, pendant sa courte union. Quant à M. de Tarlay, si, comme on le supposait, il ne répondait qu’imparfaitement à des sentiments aussi ardents, nul n’avait jamais pu méconnaître qu’il fût un époux courtois, sachant entourer sa femme d’attentions discrètes et rendant fréquemment justice à ses grandes qualités de cœur — ainsi qu’il venait de le faire encore à ce moment même.

Néanmoins, son veuvage ne lui avait guère pesé, disait-on. Après quelques semaines de solitude dans un de ses domaines du Nord, il était parti pour un voyage en Algérie, d’où il était revenu plein d’entrain, de séduction, et plus mondain que jamais. La douce et amoureuse Gisèle paraissait tout à fait oubliée, et l’enfant qu’elle avait donné à Christian demeurait incapable de faire vibrer ce cœur glacé par l’égoïsme et les adulations.

M. de Tarlay, après un instant de silence pendant lequel il considéra avec le plus vif intérêt le délicat profil de Mitsi, se pencha vers la jeune fille, presque jusqu’à toucher de ses boucles brunes le petit bonnet de mousseline.

— Chantez-nous quelque chose, pour que mon ami juge de la beauté de votre voix.

La rougeur se fit brûlante, sur le visage charmant. Mitsi balbutia ;

— Je ne pourrais pas, monsieur…

Christian répéta d’un ton moqueur :

— Je ne pourrais pas, monsieur… Est-ce donc que nous vous faisons peur, mon joli petit rossignol ?

Ses yeux souriants, ironiques, et dégageant de chaudes caresses, cherchaient les yeux de Mitsi, qui essayaient de se dérober sous leurs paupières frémissantes. Et ce regard de pauvre petit oiseau inquiet, apeuré, fuyant la fascination, amenait un sourire amusé, un peu railleur, sur les lèvres de Christian.

Svengred, dont le front se plissait, dit avec quelque vivacité :

— Ne tourmente pas Mlle Mitsi, mon cher ami. Je comprends fort bien qu’il lui paraisse difficile de chanter ainsi devant des étrangers.

Jacques intervint, d’un petit ton impératif :

— Mitsi, chante rien que pour moi !

M. de Tarlay se mit à rire.

— Ah ! tu crois cela, mon garçon ? Peste, tu n’es pas peu gourmand ! Une voix pareille, qui ferait courir tout Paris et toute l’Europe ! Non, non, nous la ferons entendre à d’autres… et nous en jouirons nous-mêmes, quand vous serez un peu apprivoisée, Mitsi.

Il se leva d’un mouvement souple et nonchalant, en ajoutant :

— Allons, Olaüs, il faut aller faire acte de présence au thé de ma grand’mère. Pourtant ce berceau de roses est délicieux, et je m’y attarderais volontiers.

Son sourire, son regard dirigé vers Mitsi disaient clairement la raison de cet attrait… Après un baiser distrait à son fils, un amical signe de tête à l’intention de la jeune fille, il s’éloigna en compagnie du Suédois, qui avait adressé à Mitsi le même respectueux salut qu’à l’arrivée.

Au tournant de l’allée, Christian demanda gaiement :

— Que dis-tu de cette petite merveille, mon cher ? Ravissante, n’est-ce pas ?… J’en suis déjà positivement amoureux, en vérité !

Olaüs Svengred tourna vers son ami un regard sérieux, presque sévère.

— Je veux croire que tu réfléchiras avant de commettre cette mauvaise action, Christian ? Car ce serait odieux de profiter de l’isolement, du malheur de cette enfant, pour en faire une victime de ton caprice.

Svengred était le seul être dont M. de Tarlay acceptât parfois quelques critiques. Mais cette fois, il fronça les sourcils, en ripostant avec une sécheresse ironique :

— Voilà encore de tes grands mots, Caton le censeur ! Une mauvaise action ! Rien que ça !… Parce que j’aurai donné à cette jolie Mitsi le moyen de sortir de la situation misérable où l’ont mise ma grand’mère et Parceuil ! Mais, mon bon, réfléchis donc qu’elle est fatalement destinée à cela. Sa mère était ballerine dans quelque théâtre viennois de troisième ordre, et, d’après les renseignements obtenus à son sujet par Parceuil, elle se classait parmi les moins recommandables de la corporation. Mitsi est sans famille, sans un sou vaillant — et elle possède un charme, une beauté capables de rendre fou qui elle voudra. L’atavisme aidant, elle tombera un jour ou l’autre… et dès lors, qu’importe que le tentateur soit moi ou un autre ?

Svengred s’écria vivement :

— Voilà de singulières théories ! Quoi ! parce que cette pauvre enfant est fille d’une créature dévoyée — peut-être entraînée au mal non par perversion foncière, mais par les dangereux écueils de sa profession — tu la condamnes sans rémission au même sort ? Que fais-tu donc de l’influence d’une éducation chrétienne sur cette âme, en admettant qu’il y ait en elle quelque fatal legs moral ? Je regardais tout à l’heure la pauvre enfant, et je remarquais combien, sous le trouble et la gêne que lui causait ton attention trop admirative, son regard restait pur, candide, reflétant, semblait-il, une âme délicate et sans ombre.

Christian eut un éclat de rire légèrement sarcastique en jetant un coup d’œil narquois sur son ami, dont la physionomie, généralement calme, s’était un peu animée.

— Je vois que tu l’as bien examinée, cette charmante Mitsi ?… Et tu en es déjà amoureux, toi aussi, ô sévère Olaüs !

Un peu de rougeur colora le teint du Suédois — ce teint trop blanc, trop diaphane qui décelait une santé fragile. Avec un léger mouvement d’épaules, Svengred répliqua :

— L’amour, si je l’éprouve jamais, sera chez moi autre chose que ce que tu appelles de ce nom. Mais cette enfant isolée, menacée, m’a profondément touché. Je voudrais la sauver du triste sort que tu lui prépares…

— Le triste sort ! Ah ! mon pauvre Olaüs, tu as encore des illusions sur les femmes, toi ! Mais je les connais assez pour affirmer que Mitsi, enlevée par moi à sa situation actuelle et comblée de tout ce que peut désirer un cerveau féminin, aura vite fait d’oublier les quelques scrupules qu’elle peut encore conserver aujourd’hui !

Svengred secoua la tête.

— Je n’en suis pas sûr du tout.

— Nous verrons !… Et sais-tu, mon cher ?… Eh bien, je te promets, si elle me résiste sérieusement — car il y a des résistances qui ne sont que comédie — je te promets, dis-je, de la laisser en repos, cette Mitsi pour laquelle tu parais avoir tant d’inquiétude.

Olaüs, jetant un regard sur la physionomie railleuse de son ami, sur ces yeux superbes qui étincelaient d’ironie et de défi amusé, murmura avec quelque amertume :

— Oui, oui, tu connais ton pouvoir, ensorceleur ! Pauvre petite créature, seule, malheureuse, elle t’aimera… et tu t’amuseras quelque temps de cet amour, pour le fouler aux pieds ensuite. Ah ! Christian, tu n’as donc pas de cœur, pour agir ainsi ?

M. de Tarlay eut un sourire d’ironie et ne répondit pas. À ce moment, d’une allée voisine, surgissaient Florine, M. de Montrec et Ludovic Nautier, le peintre ami de Christian. Les deux groupes fusionnèrent et prirent ensemble le chemin du château, ou la présidente offrait aujourd’hui à quelques châtelains du voisinage un thé intime. Christian se montra particulièrement gai, cet après-midi-là, et toute la soirée ; mais Svengred conserva un pli profond sur son front élevé, une ombre de tristesse dans ses yeux bleus, et plus d’une fois, il ne put s’empêcher de diriger vers son ami un regard de douloureuse indignation.