Ernest Flammarion, éditeur (p. 93-98).


VI


Léonie se réjouissait à l’avance de la mine déconfite que ferait « cette péronnelle de Mitsi » quand elle lui annoncerait qu’il fallait changer de service. Aussi fut-elle fort surprise et déçue dans sa méchanceté, en voyant la jeune fille accueillir cette nouvelle avec une sorte de satisfaction.

De fait, Mitsi, quelle que fût sa peine de quitter le service de l’enfant auquel, très sincèrement, elle s’était attachée, éprouvait un singulier soulagement à la pensée que sa nouvelle situation la tiendrait éloignée des lieux où elle pouvait rencontrer M. de Tarlay. L’intérêt qu’il lui témoignait l’effrayait instinctivement. Elle redoutait ce regard, ce sourire qui la troublaient, dont sa pensée demeurait possédée. Un danger existait là, elle le sentait. Il fallait donc le fuir. Mais elle n’eût pu le faire, si la présidente, par sa décision subite, ne lui en avait donné le moyen.

Dorothy, quand elle apprit qu’on lui retirait son aide, ne cacha pas à Léonie son mécontentement.

— Voilà une singulière idée ! Mitsi me rendait de grands services, et vous ne me retrouverez pas facilement la pareille. En outre, l’enfant l’aime beaucoup et il aura certainement un grand chagrin en apprenant qu’on la lui enlève.

— Cela passera, déclara Léonie avec désinvolture. Mais Mitsi sera bien mieux à sa place dans la lingerie et y rendra plus de services. Adrienne connaît aux environs une jeune fille qui la remplacera parfaitement près de M. Jacques.

Avec l’Anglaise, Mitsi convint de n’apprendre la nouvelle au petit garçon que le lendemain, c’est-à-dire au moment où elle se rendrait à son travail, afin que l’enfant n’en fût pas agité pour la nuit.

Bien leur en prit, car Jacques manifesta un véhément chagrin et s’agrippa à la jeune fille en criant qu’il ne la laisserait pas partir.

— Je t’aime trop, Mitsi, je veux que tu restes avec moi, toujours I

Elle réussit à le calmer un peu, à force de raisonnements, et en lui promettant de venir le voir tous les jours. Puis, les larmes aux yeux, elle quitta la nursery et alla retrouver à la lingerie Marthe et la jeune fille du village qu’on lui avait donnée comme aide.

Mais Jacques ne se résignait pas. Il refusa de manger, pleura fréquemment en disant qu’il voulait Mitsi. Le soir, il eut la fièvre, et la nuit fut mauvaise. Vers neuf heures, Dorothy, inquiète de le voir rouge et agité, envoya un domestique prévenir le docteur Leroux, médecin du village de Blanvin, non loin des forges.

Il avait déjà soigné l’enfant, aux précédents séjours d’été des châtelains, et le docteur Massard s’était mis en correspondance avec lui au sujet du traitement à continuer pour le petit convalescent. Vers onze heures, il arriva au château et fut introduit près de Jacques. Après un minutieux examen, il s’informa près de l’Anglaise des causes qui avaient pu amener cette petite rechute.

Dorothy déclara qu’elle n’en voyait qu’une : le chagrin qu’avait l’enfant de perdre une bonne qu’il aimait beaucoup.

— Eh bien, si c’est possible, il faut la lui rendre, dit le médecin. Ce sera peut-être plus efficace que les médicaments, dans le cas présent.

La gouvernante répondit qu’elle en parlerait à la présidente. Là-dessus, après avoir écrit quelques prescriptions, le docteur Leroux s’éloigna… Dans le vestibule, il se trouva en face de M. de Tarlay et de son ami Svengred, qui rentraient d’une promenade à cheval.

— Tiens, vous, docteur ? dit Christian en lui tendant la main. Qui est malade ici ?

— Votre fils, monsieur le vicomte.

— Mon fils ?… Mais il n’était vraiment pas mal, hier. Que s’est-il produit ?

— Il n’y a rien de grave, je l’espère. L’enfant a, paraît-il, éprouvé une contrariété, un chagrin, et il est si nerveux que cela suffit pour ramener un peu de fièvre.

— Quel chagrin a-t-il donc pu avoir ?

— On lui a enlevé une bonne à laquelle il était très attaché, m’a dit la gouvernante.

La physionomie jusque-là presque indifférente s’anima d’un soudain intérêt.

— Comment, on lui aurait enlevé Mitsi ? Voilà, par exemple, une singulière idée !

— Si la chose n’est pas impossible, il serait bon que cette personne revînt près du petit malade.

— Mais pas impossible du tout !… Je vais m’occuper de cela, docteur, et dès ce matin Jacques aura près de lui cette jeune fille.

Comme, après avoir quitté le médecin, Christian et son ami traversaient le vestibule, le Suédois demanda :

— Tu as prononcé tout à l’heure le nom de Mitsi… Je me souviens d’une petite fille qui se trouvait ici autrefois, et qui portait ce nom. Elle avait une physionomie charmante, des yeux admirables…

— Qui le sont aujourd’hui plus que jamais. Mitsi est une créature ravissante, mon cher ami… et je t’avoue qu’elle me plaît infiniment.

— Quelle situation occupe-t-elle ici ?

— Elle est la bonne de mon fils — c’est-à-dire la servante de la gouvernante. St tu la voyais, tu jugerais comme moi qu’elle n’est pas faite pour ce rôle — bien loin de là. Tout en elle est finesse, distinction, grâce délicate. Mais je réparerai les injustices du sort — et les erreurs de ma grand’mère.

Sur ces mots, accompagnés d’un sourire de légère raillerie, Christian prit congé de son ami et gagna son appartement. Là, il donna l’ordre d’aller prévenir Léonie qu’elle vînt lui parler.

Quand la femme de charge entra dans le cabinet de travail qui ouvrait ses trois fenêtres sur la terrasse, M. de Tarlay, assis près de son bureau, allumait une cigarette. Tandis que Léonie s’inclinait aussi profondément que le lui permettait son embonpoint, il demanda :

— Est-il exact que Mitsi a été retirée du service de M. Jacques ?

— C’est exact, monsieur le vicomte. Mme la présidente a jugé qu’étant très habile lingère, elle serait plus utile dans cet emploi…

— Et pour cela, on l’enlève du jour au lendemain à un enfant malade, qu’elle a soigné avec un grand dévouement ?… Eh bien, voici mes ordres : Mitsi va revenir près de mon fils, non pas demain, non pas cet après-midi, mais à l’instant même, et elle y restera… tant que je ne donnerai pas d’ordres contraires.

Léonie balbutia :

— Bien, monsieur le vicomte.

Et sur un signe qui la congédiait, elle sortit, cachant sous un air d’humble respect sa stupéfaction et sa fureur.

Christian se leva, sortit sur la terrasse et demeura un instant immobile, la cigarette entre les lèvres. Devant lui, entre les deux ailes, le parterre étendait ses arabesques fleuries. Au centre jaillissait une gerbe d’eau retombant dans un bassin de marbre. Le soleil, déjà brûlant, inondait le bâtiment central du château et commençait de gagner l’aile droite… Là, sur la terrasse, venait d’apparaître Florine. Elle était vêtue d’une robe blanche en étoffe légère, élégamment garnie de rubans roses. L’excellente vue de Christian discernait fort bien ces détails et surprit le coup d’œil jeté vers lui, aussitôt suivi d’un lent va-et-vient sur la terrasse.

— Pour que je puisse vous admirer, belle Florine, murmura M. de Tarlay avec un rire étouffé.

Pendant un moment, il suivit d’un regard chargé de méprisante ironie la blanche silhouette. Puis, jetant sa cigarette, il longea la terrasse jusqu’à l’une des portes-fenêtres de la chambre de Jacques.

Christian poussa cette porte entr’ouverte et entra dans la grande pièce claire.

Le petit garçon eut un éclair joyeux dans ses yeux fatigués.

— Papa ! murmura-t-il.

— Je viens te guérir, Jacques, dit M. de Tarlay en s’approchant du lit. Tout à l’heure, tu vas revoir ta Mitsi, et personne ne la fera plus partir d’auprès de toi sans ma permission.

Un cri de bonheur s’échappa des lèvres de l’enfant.

— Oh ! papa !

— Tu es content ?

— Oh ! content !… content ! Je l’aime tant, Mitsi !… Merci, papa !

D’un geste timide, il tendait vers Christian ses petits bras maigres. M. de Tarlay se pencha et l’embrassa peut-être avec un peu plus d’affection qu’il n’en avait de coutume.

— Allons, je pense que tu vas guérir vite maintenant ? Voilà des bras qu’il faudra rendre plus forts que cela, mon petit… Au revoir, sois bien sage ; je reviendrai te voir un de ces jours.

Il sortit, laissant Jacques dans le ravissement, car jamais le pauvre petit n’avait reçu tant de preuves d’intérêt de ce père insouciant qu’il aimait avec toute l’ardeur de son cœur enfantin.