Ernest Flammarion, éditeur (p. 85-92).


V


Le petit Jacques de Tarlay arriva au Château Rose par un bel après-midi de la fin de mai. Ce jour-là, son père et sa grand’mère se trouvaient en excursion avec leurs hôtes et ne devaient rentrer que le soir. On avait préparé pour l’enfant non l’appartement qu’il occupait les années précédentes, dans l’aile droite en retour sur les jardins, mais celui qui terminait l’aile gauche et faisait suite à l’appartement de M. de Tarlay. Exposé au sud-est, il réalisait tous les desiderata du docteur Massard, qui demandait pour son petit malade une exposition très ensoleillée en même temps que protégée un peu des fortes chaleurs estivales. La présidente, tout d’abord, avait déclaré impossible de donner à son petit-fils cet appartement, où l’on avait coutume de loger les amis célibataires du vicomte. Mais elle avait dû s’incliner devant la volonté de Christian, qui, à sa grande surprise, s’était pour la première fois occupé d’une question concernant son fils.

Le petit convalescent avait bien supporté le voyage, et Mitsi le trouva le lendemain matin assez dispos. Par contre, Dorothy semblait toute dolente. Elle se sentait souffrante depuis quelque temps, disait-elle, et avait grand besoin de repos. Vers deux heures, quand Jacques fut levé, puis installé dans le grand salon qui donnait sur la petite terrasse terminant l’aile sud, la gouvernante se retira dans sa chambre, voisine de celle de l’enfant, laissant le petit convalescent à la garde de Mitsi.

La jeune fille travaillait près de lui à un ouvrage de lingerie. Jacques, les yeux clos, semblait sommeiller. Mais tout à coup il demanda, avec la voix câline qu’il prenait parfois en s’adressant à Mitsi :

— Chante, veux-tu, ma Mitsi ?

Elle jeta un regard perplexe vers les fenêtres ouvertes, l’une sur la petite terrasse du sud, une autre sur la grande terrasse qui longeait les deux ailes et le corps de bâtiment central.

— Plus tard, mon chéri, quand les fenêtres seront fermées.

— Non, maintenant !… Pourquoi tu as peur qu’on t’entende ? C’est si joli, quand tu chantes !

— Tout le monde ne serait peut-être pas de cet avis, mon cher petit.

— Si, si, bien sûr !… Et puis, personne ne t’entendra.

Mitsi jeta un regard vers la grande terrasse, au bord de laquelle s’alignaient des caisses de lauriers-roses et d’orangers, puis vers le parterre fleuri qui s’étendait entre les deux ailes, et auquel on accédait par trois degrés de marbre rose. Tous ces alentours paraissaient complètement déserts.

En outre, le salon où Mitsi se trouvait avec l’enfant était assez éloigné de l’appartement du châtelain pour qu’il n’y eût aucun risque d’être entendue de ce côté.

Désireuse de distraire le petit convalescent, que peu de choses amusaient, Mitsi commença donc un vieux Noël qu’elle chantait dans la chapelle du couvent. Elle contenait sa voix qui néanmoins révélait son timbre souple et sa pureté rare. Jacques, les mains jointes, la regardait, l’écoutait avec un air extasié… Mais comme la dernière note passait entre les lèvres de la jeune fille, le petit garçon se redressa un peu sur son fauteuil en s’exclamant :

— Ah ! papa !

Christian apparaissait au seuil de la porte-fenêtre ouverte sur la petite terrasse. Il était suivi de son dogue Attila, celui dont il avait autrefois menacé la petite Mitsi venue en suppliante devant lui.

Mitsi, dont le visage s’empourprait soudainement, se leva, s’écarta un peu, son ouvrage à la main, en baissant légèrement ses paupières aux longs cils foncés.

— Quelle voix délicieuse !… Il ne faudra pas la réserver seulement à Jacques, charmante petite artiste que vous êtes !

L’enfant s’écria :

— N’est-ce pas qu’elle chante bien, papa ?

— Très bien. Avec d’excellentes leçons, elle deviendra une admirable artiste.

Il s’approchait en parlant, et mit sa main sur l’épaule de la jeune fille.

— … Cette perspective vous plaît-elle, Mitsi ?

D’un mouvement léger, elle essaya de se dégager. Mais cette main fine était singulièrement ferme, sans dureté, d’ailleurs. Comme Christian se penchait un peu, Mitsi, en levant les yeux, vit tout près d’elle son visage souriant, son regard étincelant d’ironie caressante.

— Je ne l’ai jamais envisagée, monsieur le vicomte… et je ne crois pas que cette carrière me soit jamais accessible.

— Pourquoi pas ? D’autres ont réussi qui n’avaient pas la moitié des atouts que vous possédez. Avec mon aide, vous verrez que tout s’arrangera très facilement.

— Je remercie monsieur le vicomte, mais je n’ai pas du tout d’ambition, et le travail humble, simple, conviendra mieux à ma nature.

La délicatesse de Mitsi, l’instinctive prudence de son âme pétrie par l’enseignement chrétien de la sœur Hélène venaient d’avertir son inexpérience qu’il « fallait » faire cette réponse.

Christian eut un sourire moqueur, tandis que de plus vives clartés passaient dans son regard, attaché sur le jeune visage frémissant, d’un charme si pur, sur les yeux d’une saisissante beauté dont autrefois le jeune vicomte de Tarlay avait dit : « Ce sont des yeux de feu. »

— On voit que vous sortez du couvent, petite fille. Vous ignorez tout de la vie et de ce qu’elle peut vous promettre.

Il s’assit près de son fils et se pencha pour mettre un baiser distrait sur le front de l’enfant.

— Ce voyage s’est bien passé, paraît-il ?

La question s’adressait plus à Mitsi qu’à Jacques. La jeune fille répondit en essayant de raffermir sa voix :

— Très bien, monsieur le vicomte.

— Tant mieux… Mais que faites-vous à rester là debout, Mitsi ? Reprenez donc votre place.

Elle obéit. La rougeur ne quittait pas son visage, et ses doigts un peu tremblants laissèrent échapper le dé d’acier, qui roula aux pieds de Christian.

M. de Tarlay se pencha vivement, le ramassa et le tendit à la jeune fille, qui remercia d’un air timide et confus.

— Voyons, racontez-moi donc ce que vous faisiez à votre couvent ?… et ce qu’on vous y a appris ?

Il parut apporter un réel intérêt aux réponses de Mitsi. Mais celui qui l’eût observé en ce moment se serait convaincu que cet intérêt s’adressait presque uniquement à la personne de son interlocutrice, à ce fin visage sous l’épiderme velouté duquel frémissait un sang vif, à ces yeux bruns aux lueurs d’or, que couvraient d’une ombre les grands cils foncés.

Mitsi, par un effort de volonté, réussissait à dominer quelque peu sa gêne. Celle-ci, pourtant, était profonde. Elle augmentait même, à mesure que les minutes s’écoulaient, car le regard de M. de Tarlay ne la quittait pas et décelait un intérêt de plus en plus vif.

Attila, qui s’était couché aux pieds de son maître, redressa tout à coup la tête… On entendait un bruissement de soie, le choc léger de talons sur le marbre de la terrasse.

Les sourcils de Christian se rapprochèrent, tandis qu’avec une intonation d’impatience, il disait :

— Je crois que voilà grand’mère.

C’était bien en effet Mme Debrennes qui apparaissait au seuil d’une des portes-fenêtres. Derrière elle se montrait Florine qui jugeait maintenant sans danger d’approcher l’enfant.

Toutes deux ne purent contenir un mouvement de surprise à la vue de Christian qui se levait sans aucun empressement.

— Toi, Christian ? s’exclama la présidente. Je ne pensais pas te trouver ici.

— Mais pourquoi donc, grand’mère ? Jugeriez-vous que ce n’est pas ma place ?

Il avait, en parlant ainsi, un air de froide raillerie que redoutait fort la présidente.

— Voyons, qu’imagines-tu là, mon cher enfant ? Mais je n’avais pas coutume de te rencontrer près de notre petit Jacques… Comment va-t-il, ce convalescent ?

Christian, qui venait d’effleurer de ses lèvres la main que lui offrait son aïeule, répondit brièvement :

— Mais pas mal, me paraît-il.

Le regard de Florine, dès l’entrée, avait été chercher Mitsi qui s’était levée, elle aussi, et se tenait à l’écart. Une lueur d’inquiétude y passa, très vive. Mais ce fut avec le plus doux des sourires que Mlle Dubalde tendit à M. de Tarlay ses doigts blancs garnis de quelques fort belles bagues, cadeaux de sa marraine.

Christian les serra distraitement. La beauté blonde de son amie d’enfance, le sourire enchanteur, la toilette du matin savamment apprêtée semblaient le laisser complètement insensible.

Après avoir embrassé Jacques, dont la physionomie, tout à coup, devenait morose, la présidente demanda en jetant vers Mitsi un coup d’œil sans bienveillance :

— Où est donc Dorothy ?

— Elle se repose, madame la présidente. Depuis quelque temps, elle est très fatiguée.

— S’est-elle couchée ?

— Je ne le crois pas.

— Eh bien, qu’elle vienne me donner elle-même des nouvelles de Jacques.

Christian dit ironiquement :

— Je crois que Mitsi vous les donnerait tout aussi bien, grand’mère… À tout à l’heure. Je pense que Svengred doit m’attendre depuis un moment.

Il fit un mouvement pour s’éloigner… Puis il ajouta :

— Je désire que cette partie de la terrasse, devant mon appartement, me soit entièrement réservée. Il vous sera tout aussi facile de passer par l’intérieur, pour venir ici.

— Ah ! bien, mon cher ami… Oui, en effet… Je regrette si nous t’avons contrarié, sans le savoir.

Mitsi s’était éclipsée pour avertir Dorothy. Elle ne reparut dans le salon qu’après le départ des deux dames, quand l’Anglaise vint la chercher, en disant avec quelque mauvaise humeur :

— C’était bien la peine que Mme Debrennes me dérange ! À peine a-t-elle paru faire attention aux nouvelles que je lui donnais de son petit-fils ! Mais par contre, elle s’est informée près de Jacques si M. le vicomte était là depuis longtemps… Vraiment, elle avait un drôle d’air, aujourd’hui… comme si quelque chose la préoccupait beaucoup.

Cette préoccupation de la présidente, Dorothy en aurait connu le motif, si elle avait entendu les propos échangés entre la vieille dame et sa filleule, au sortir de l’appartement de Jacques. Dans la grande galerie qui occupait tout un côté du bâtiment central, sur les jardins, unissant ainsi les deux ailes, Mme Debrennes s’arrêtait brusquement, en posant sur le bras de Florine une main agitée.

— Tu ne trouves pas singulier, Florine, que Christian soit si pressé d’aller voir son fils ?

Mlle Dubalde, dont le front s’était profondément plissé, dit avec une colère contenue :

— Très singulier… Cette Mitsi est beaucoup trop jolie, marraine.

— Cependant, jusqu’ici, Christian n’a jamais accordé d’attention à une personne de la domesticité. Il est trop orgueilleux pour cela… ou du moins, je le jugeais ainsi.

Mlle Dubalde eut un léger mouvement d’épaules.

— Il n’avait probablement pas rencontré quelqu’un qui lui plût. Mais cette petite jeune fille a une physionomie… dangereuse.

— Oui, c’est vrai… et une incroyable distinction… une mine de princesse, en vérité !

— Oh ! vous exagérez !

Florine pinçait les lèvres, et une lueur jalouse s’allumait dans ses prunelles.

— Non, non, ma chère enfant… Et il est bien certain que Christian, qui a infiniment de goût, a pu être frappé par cette physionomie peu banale… réellement très séduisante. Puis encore, cette fille doit tenir de sa mère les pires instincts de coquetterie perverse… Mais heureusement, il est temps encore de couper court au danger. Dès demain, Mitsi cessera son service près de Jacques et sera employée à la lingerie.

Florine dit d’un air sombre :

— Vous n’empêcherez pas Christian de la revoir, si elle lui plaît.

— Ce sera beaucoup plus difficile, d’autant mieux que je la ferai tenir très sévèrement par Léonie. Avec celle-ci, je serai tranquille, car elle n’a pas la moindre sympathie pour cette jeune personne… et il y a tout lieu de penser que Christian, qui l’a si peu vue encore, ne songera pas à poursuivre davantage cette fantaisie dont il n’aura plus l’objet sous les yeux.

— Espérons-le, murmura Florine, dont les traits ne se détendaient pas.