Ernest Flammarion, éditeur (p. 79-84).


IV


Le départ pour Rivalles n’avait pas eu lieu à l’époque fixée, par suite de la maladie de Jacques. Mais dès son arrivée, Christian donna l’ordre que l’on procédât sans retard à l’installation au château. La domesticité nécessaire resterait à Paris pour assurer le service de l’enfant, qui serait transporté à Rivalles aussitôt que le médecin le jugerait possible.

Il y eut donc quelque effarement dans l’hôtel de la rue de Varenne, en ces jours qui suivirent le retour de M. de Tarlay. Mais à la date fixée par lui, tout était prêt à Rivalles, où déjà s’installaient la présidente et Florine. Mitsi vit avec regret partir son amie Marthe, près de qui, le soir, dans sa petite chambre sous les toits, elle passait quelques instants de bonne causerie. Mais elles se retrouveraient bientôt… et par contre, Mitsi se voyait délivrée pour un peu de temps des empressements masculins si pénibles pour sa nature délicate et fière — parmi lesquels ceux d’un valet du nom de Théodore, garçon fat et arrogant, lui devenaient particulièrement désagréables.

La veille du jour fixé pour le départ du vicomte, le médecin vint voir Jacques dans la matinée. Âgé d’une soixantaine d’années, le docteur Massard cachait sous une apparence assez froide un cœur loyal et bon. Il se montrait doux et très paternel pour le petit malade qui, de son côté, paraissait l’avoir en grande sympathie.

Après avoir examiné l’enfant, ce matin-là, il déclara :

— Eh bien, cela ne va pas mal… pas mal du tout. Il y a sensible progrès, depuis deux jours…

Il s’adressait à Mitsi, qui se trouvait seule ce matin, Dorothy, prise de migraine et de vertiges, ayant été obligée de se recoucher.

Après avoir donné à la jeune fille quelques indications au sujet d’une médication nouvelle destinée à combattre la grande faiblesse du malade, il ajouta, en attachant un regard de profond intérêt sur le charmant visage un peu altéré :

— Mais vous, mon enfant, il ne faut pas vous surmener. Vous avez la mine très fatiguée… Je crains que ce petit despote-là n’abuse de l’aimable garde-malade que vous êtes.

Mitsi sourit en regardant Jacques avec une douceur affectueuse.

— Mais non, pas du tout. Je suis d’ailleurs si heureuse de pouvoir lui être utile, pauvre cher petit !

— Certes, vous l’avez été ! En vous, j’ai trouvé ma meilleure auxiliaire, au cours de cette maladie. Votre dévouement, votre intuition vraiment maternelle ont certainement beaucoup aidé à…

Il s’interrompit, en voyant Mitsi faire un mouvement en arrière, tandis qu’elle regardait vers la porte qui séparait la chambre de la pièce où avait coutume de jouer Jacques, avant sa maladie.

Le docteur se détourna et dit vivement :

— Ah ! monsieur de Tarlay !… Je suis enchanté de vous voir pour vous annoncer une amélioration notable…

Laissant retomber derrière lui la portière de soie vieil or, Christian s’avança vers le lit et tendit la main au médecin. Ils échangèrent quelques mots au sujet de l’enfant, dont les yeux fatigués s’éclairaient tout à coup… Mitsi s’était reculée à quelque distance. Mais Jacques l’appela :

— Mitsi, ne t’en va pas… dis !

M. de Tarlay se détourna. Mitsi rencontra un regard surpris qui, presque aussitôt, parut vivement intéressé.

— Ah ! la petite Mitsi d’autrefois ?… J’ignorais que vous fussiez ici, Mitsi.

Jacques dit de sa voix faible :

— Elle est ma bonne, et je l’aime beaucoup.

— Ta bonne ?… Ah ! vraiment !

Une lueur d’amusement ironique traversait les yeux d’un bleu foncé, qui s’attachaient longuement sur la jeune fille — si longuement que Mitsi, rougissante, baissa les siens tandis qu’un petit frisson de gêne la parcourait tout entière.

S’adressant au docteur, M. de Tarlay lui fit quelques questions relatives au temps nécessaire pour que Jacques pût être emmené à Rivalles. Puis, après avoir passé un doigt distrait sur la joue de l’enfant qui le regardait avec une sorte d’extase, il sortit de la chambre avec le docteur. Celui-ci, au passage, adressa un signe amical à Mitsi. Christian, lui, eut de nouveau pour elle le même regard d’impérieux intérêt, de troublante hardiesse… Et quand il eut disparu, Mitsi, pendant longtemps, demeura sous l’impression d’un malaise profond, qu’elle ressentit encore les jours suivants quand sa pensée, malgré elle, revenait à M. de Tarlay, évoquait l’élégante et hautaine silhouette, le beau visage dont les traits s’étaient virilisés, en ces cinq années, les yeux superbes et volontaires, qu’elle redoutait de revoir.

La maladie de l’enfant suivait son cours normal. Mais la faiblesse restait inquiétante. Le docteur Massard disait :

— J’ai hâte qu’il puisse partir pour Rivalles. L’air de la campagne lui vaudra mieux que tout, à ce petit.

Par une lettre de Marthe, Mitsi savait que le château avait déjà un hôte : Olaüs Svengred, qui était resté le meilleur ami de M. de Tarlay, venait d’y arriver. On attendait pour un peu plus tard M. et Mme Thibaud de Montrec.

« J’ai beaucoup d’ouvrage, ajoutait la lingère. Heureusement on vient de me donner une aide. C’est une brave fille du pays, élevée dans un orphelinat et qui travaille admirablement. Nous nous entendons fort bien. Mais je serais beaucoup plus contente encore si je vous avais à sa place, chère Mitsi. »

En soupirant, Mitsi songea : « Oui, j’aimerais à travailler près de cette bonne Marthe… Mais, d’autre part, je suis bien attachée à mon pauvre petit Jacques ».

L’enfant lui témoignait une tendresse qui s’épanchait peu au dehors, mais qu’il savait lui montrer par un geste caressant, par un regard de ses beaux yeux languissants. Plus que jamais, il la voulait sans cesse près de lui… Fort heureusement, l’Anglaise n’était pas jalouse de cet attachement. Sa nature indifférente ne connaissait pas ce sentiment et s’accommodait fort bien de ce qu’elle appelait l’engouement de Jacques.

Un après-midi, en venant apporter au petit garçon un bol de bouillon, Mitsi trouva M. de Tarlay assis près du lit. Dorothy, debout à quelques pas, lui donnait des nouvelles de la convalescence… L’assiette trembla entre les mains de la jeune fille, le bol pencha un peu, et quelques gouttes de bouillon éclaboussèrent le tapis clairsemé de roses.

— Faites attention, Mitsi ! s’exclama l’Anglaise. Vous êtes pourtant si adroite d’habitude !

— Oh ! oui ! Mitsi est fée ! dit la voix frêle de Jacques.

Un sourire amusé entr’ouvrit les lèvres de Christian.

— Je ne sais encore si elle l’est : mais en tout cas, elle en a bien l’apparence.

Une vive rougeur couvrait le teint délicat, légèrement ambré, tandis que la jeune fille avançait, les paupières un peu baissées, pour ne pas rencontrer le regard qu’elle sentait attaché sur elle. M. de Tarlay se recula un peu afin qu’elle pût s’approcher de Jacques. Celui-ci, languissamment, se souleva, tandis que Mitsi portait à ses lèvres le bol d’argent.

— Finissez de boire, mon chéri, dit-elle en voyant que le petit repoussait la tasse demi-pleine encore.

— Non, j’ai assez… Laisse-moi, Mitsi.

— Pas de caprice, Jacques. Bois cela, ordonna M. de Tarlay.

Cette fois l’enfant obéit aussitôt et ne laissa pas une goutte dans le bol.

Comme Mitsi se redressait, une main se posa sur son bras.

— Êtes-vous satisfaite de votre situation, Mitsi ?

Elle eut un mouvement de recul, en retirant son bras. Après une courte hésitation, elle répondit simplement :

— J’aime beaucoup M. Jacques, et je suis très heureuse de pouvoir m’occuper de lui.

— Allons, tant mieux ! Vous plaisez à Jacques… Jacques vous plaît ; c’est parfait. Au reste, quand vous en aurez assez, il sera facile de vous trouver autre chose. Vous n’êtes évidemment pas destinée à rester perpétuellement bonne d’enfant.

Son regard avait une douceur railleuse qui fit un peu frissonner Mitsi.

Christian se leva et passa la main sur les cheveux de son fils, qui formaient, comme les siens, d’épaisses et soyeuses boucles brunes.

— Allons mon petit, continue d’être sage, pour pouvoir nous arriver dans huit jours à Rivalles. Obéis à cette gentille Mitsi, dont la seule vue est bien faite pour guérir les plus malades…

Il eut de nouveau un regard, un sourire à l’adresse de Mitsi, et sortit de la chambre en répondant par un bienveillant « bonsoir, Dorothy » au salut de la gouvernante.