Ernest Flammarion, éditeur (p. 73-78).


III


Le petit Jacques avait décidément la scarlatine. Bien qu’elle ne présentât pas en la circonstance un caractère particulièrement virulent, cette maladie était redoutable pour un organisme débile tel que celui-là. Dès le début, le médecin ne cacha pas ses craintes à Dorothy… La gouvernante, répétant un peu après à Mitsi ce qu’il lui avait dit, ajouta :

— Nous le soignerons du mieux possible. Mais si la maladie l’emporte, il ne laissera pas beaucoup de chagrin après lui, ce pauvre petit Jacques.

Mitsi put se convaincre, par la suite, que Dorothy disait vrai. Aux moments les plus critiques de la maladie, Mme Debrennes venait ponctuellement voir l’enfant dans l’après-midi, restait cinq minutes dans la chambre et se retirait majestueusement. Le matin et le soir, elle envoyait sa femme de chambre prendre des nouvelles. Quant à Florine, non seulement elle ne paraissait pas chez le petit malade, mais encore, elle évitait soigneusement les approches de son appartement et s’écartait avec précaution quand, par hasard, elle rencontrait dans l’hôtel une des personnes qui le soignaient.

Une religieuse garde-madame venait veiller l’enfant la nuit. Pendant le jour, Dorothy et Mitsi s’occupaient de lui. La gouvernante était une femme consciencieuse et froide, qui s’acquittait ponctuellement de sa tâche, sans y joindre l’intérêt affectueux. Sous ce rapport, d’ailleurs, le petit Jacques semblait bien déshérité. On le disait triste et maussade ; mais Mitsi eut très vite l’intuition que le pauvre petit être souffrait de n’être pas aimé.

Dès le premier jour, l’enfant parut éprouver de la sympathie pour elle. Sympathie non démonstrative, d’ailleurs. Il laissait prendre par elle sa main brûlante, alors qu’il la retirait avec impatience d’entre les doigts de sa grand’mère ou de Dorothy. Tandis que la gouvernante avait peine à lui faire absorber les médicaments prescrits, il les acceptait docilement de la main de Mitsi. Dès que la jeune fille s’éloignait il réclamait de sa petite voix faible, avec une intonation volontaire :

— Mitsi !… Je veux qu’elle reste !

Mitsi était d’instinct une admirable infirmière. Elle avait, en outre, une nature faite pour le dévouement et, dès le premier moment, éprouvait une tendre compassion pour ce petit être entouré d’opulence, mais privé de toute affection. Elle fut une remarquable auxiliaire du médecin dans la lutte contre la mort qui essayait d’emporter le frêle enfant. Pendant deux jours surtout, le docteur Massard — l’un des premiers praticiens de Paris — se montra fort inquiet. Jacques délirait, et parmi les mots sans suite qu’il prononçait revenaient fréquemment ceux-ci :

— Papa… voir papa…

Par les conversations de l’office, Mitsi savait que M. de Tarlay, qui voyageait en Orient, n’avait pas encore annoncé son retour. Bien que la présidente l’eût informé de la maladie de son fils, il jugeait probablement qu’il n’y avait pas lieu, pour ce motif, d’interrompre son voyage.

Le deuxième jour de la phase la plus critique, le médecin dit à Dorothy, qui l’accompagnait hors de la chambre ;

— Je crois qu’il serait bon de télégraphier à M. de Tarlay que l’état s’est beaucoup aggravé, et que je ne réponds de rien.

Quand l’Anglaise, un peu plus tard, répéta ces paroles à Mitsi, celle-ci dit avec une indignation qu’elle ne put maîtriser :

— Ne devrait-il pas être parti dès la première annonce de la maladie ? Cependant, il doit bien supposer que celle-ci peut être dangereuse pour un enfant aussi chétif ?

— Oh ! ma chère, je crois que M. le vicomte ne s’inquiète guère au sujet de son fils !… au sujet de personne au monde, d’ailleurs. Il ne songe qu’à ses distractions, à son bon plaisir. Le reste est bien peu de chose à ses yeux.

Ce que Mitsi entendait dire par les domestiques concordait bien avec ce portrait du parfait égoïste que traçait la gouvernante. M. de Tarlay semblait en outre être craint de ses serviteurs, qui ne parlaient cependant de lui qu’avec une sorte d’admiration déférente, alors qu’ils ne se gênaient guère pour tomber à l’envi sur la présidente, vaniteuse et exigeante, sur l’avare Parceuil, sur la coquette parasite qu’était Mlle Dubalde.

Ces repas à l’office, en contact avec la domesticité, représentaient pour Mitsi une dure épreuve. Dès le premier jour, elle avait excité la jalousie des femmes et l’attention la plus empressée de la part des hommes. Dans sa tenue de servante, avec sa robe noire, son tablier brodé, son petit bonnet de tulle blanc d’où ressortaient les boucles brillantes de ses cheveux, elle avait mieux que jamais l’air d’une délicieuse princesse travestie en soubrette. Déjà, plus d’une parole admirative lui avait été murmurée. Mais elle restait froide et fière, parlant peu, polie avec tous, simplement. Les femmes disaient avec dépit : « C’est une péronnelle, une orgueilleuse. Attendez un peu, qu’on lui montre un de ces jours le cas qu’on fait d’une créature comme elle, qui sort d’on ne sait où, qui a sûrement tous les vices dans le sang. »

Cette charitable prévision avait été répandue par Adrienne, l’ancienne ennemie de Mitsi, qui avait senti se réveiller, plus vive que jamais, son animosité d’autrefois devant celle qui reparaissait jeune fille, douée d’un charme incomparable, d’une beauté que le clan masculin de l’office déclarait sans rivale. Secrètement, elle s’était juré de lui rendre la vie impossible dans la maison, et si elle le pouvait de la faire chasser — « pour la punir de ses grands airs » songeait-elle, avec une colère envieuse, en suivant des yeux la souple et fine silhouette dont la grâce aristocratique était si frappante.

Un jour enfin — quarante-huit heures après que le médecin eût déclaré Jacques hors de danger immédiat — une dépêche annonça l’arrivée de M. de Tarlay pour le lendemain.

La présidente l’apprit à son arrière-petit-fils, en venant lui faire sa visite quotidienne. Mitsi, qui à ce moment apportait un bol de tisane à l’enfant, fut frappée de l’éclair de bonheur passant tout à coup dans les beaux yeux las et fiévreux encore.

Un peu après, se trouvant seule avec le petit malade, elle lui demanda, en posant une main caressante sur le front un peu brûlant :

— Vous êtes content de voir arriver votre papa, mon chéri ?

Il murmura :

— Oui.

— Vous l’aimez beaucoup ?

Il ne répondit pas. Mais un soupir gonfla sa maigre petite poitrine. Dans son regard, Mitsi vit une expression de détresse douloureuse, saisissante chez un être si jeune. Elle pensa, le cœur serré : « Pauvre petit, souffrirait-il de l’indifférence de son père ? »

Avec le souvenir qui lui était resté du vicomte, la pensée de le revoir lui était fort désagréable. Aussi bénit-elle le hasard qui la fit se trouver absente quand M. de Tarlay vint voir son fils, le lendemain de son arrivée.

Cette visite avait laissé dans le regard de Jacques une petite lueur de joie. Quand Mitsi reparut près de lui, il dit en caressant de ses doigts maigres la main de la jeune fille :

— Mitsi, j’ai vu papa.

— Vous voilà heureux, maintenant qu’il est revenu, mon petit Jacques ?

La lueur s’éteignit dans les belles prunelles foncées, les paupières s’abaissèrent. Très bas — si bas qu’à peine Mitsi l’entendit — l’enfant murmura :

— Papa ne m’aime pas.