Ernest Flammarion, éditeur (p. 55-60).


DEUXIÈME PARTIE


I


Les sons de l’harmonium se répandaient dans l’étroite chapelle où se trouvaient réunies les élèves du pensionnat Sainte-Clotilde. Une voix pure, veloutée, s’élevait, chantant les louanges de Dieu. Elle appartenait à l’une des grandes élèves, celle que l’on appelait Mitsi Vrodno — la petite Mitsi, ainsi que continuaient de la nommer les religieuses. Cependant sa taille n’était guère au-dessous de la moyenne. Mais il y avait infiniment de grâce délicate dans sa fine et souple personne, dans son charmant visage resté un peu menu, que les yeux bruns aux reflets d’or éclairaient d’une si chaude, d’une si ardente lumière. Puis encore, l’âme de Mitsi était pure comme celle d’un petit enfant. La sœur Hélène, qui s’était occupée d’elle plus que toutes les autres, la chérissait particulièrement. Elle l’avait entourée de soins, moralement, comme une plante précieuse. Femme intelligente et cultivée, elle avait poussé l’instruction de sa protégée beaucoup plus qu’il n’était d’usage dans ce pensionnat, où étaient élevées des enfants de condition modeste, presque toutes filles de cultivateurs. En Mitsi, elle trouvait un riche terrain qui ne demandait qu’à fructifier. Quand, l’année précédente, elle avait quitté cette maison pour une autre de son ordre où l’envoyaient ses supérieures, elle laissait la jeune fille munie d’un excellent bagage intellectuel, d’une forte culture morale et d’une grande habileté dans les travaux de lingerie, qui étaient une des spécialités du pensionnat.

Ce départ avait été un vif chagrin pour Mitsi. Les autres religieuses se montraient bonnes à son égard, mais aucune ne savait, comme sœur Hélène, la comprendre dans toutes les délicatesses de sa pensée, dans toute la secrète ardeur de son jeune cœur, ni l’encourager, la fortifier, quand elle se sentait pénétrée par l’angoisse de l’avenir.

Que serait-il, cet avenir ?… que décideraient pour elle ceux qui se faisaient appeler ses protecteurs, et dans lesquels, instinctivement, son âme d’enfant avait autrefois deviné des ennemis ?

Chaque année, au jour de l’an, les religieuses lui faisaient écrire à la présidente une lettre, où il était question de reconnaissance, de vœux et de prières. À cette lettre, il n’était jamais répondu. Mais Mme Debrennes, en accusant réception des notes de travail et de conduite que lui envoyait chaque semaine la supérieure, insistait sur la nécessité d’élever « cette pauvre enfant d’origine équivoque » dans l’habitude des humbles travaux et dans la plus entière simplicité.

« Mitsi est destinée au sort le plus modeste », précisait-elle. « Il faut qu’elle soit bien pénétrée de cette idée-là, et je compte sur vous, ma chère sœur, pour le lui répéter souvent. »

Sœur Hélène, quand la supérieure lui lisait des passages de ce genre, hochait la tête en disant :

— Mitsi est distinguée, affinée au moral comme au physique. Elle sera délicieusement jolie, séduisante entre toutes… Pauvre petite, quel danger pour elle, dans l’isolement moral qui sera le sien !

Marthe, la jeune lingère, écrivait une ou deux fois par an à Mitsi, qu’elle n’oubliait pas. Elle lui avait appris successivement le mariage de M. de Tarlay avec la comtesse Wanzel, la naissance d’un héritier qui avait coûté la vie à la jeune femme, les continuelles absences du vicomte, qui voyageait beaucoup et, entre temps, menait à Paris la grande vie mondaine, en laissant comme auparavant la direction des forges à Parceuil, « de plus en plus mauvais et injuste », ajoutait Marthe. Quant à la présidente, un moment évincée par le mariage de son petit-fils, elle avait repris bientôt après son veuvage le gouvernail de l’intérieur. Sa filleule Florine continuait d’être fort souvent près d’elle, sans souci de laisser seul un père âgé, dont elle était l’unique enfant. Sans doute, chuchotait-on, n’avait-elle pas abandonné l’espoir de conquérir enfin M. de Tarlay… Toujours est-il qu’elle avait refusé plusieurs très bons partis, et qu’à vingt-huit ans, elle se trouvait encore à marier.

Tous ces détails laissaient Mitsi indifférente. Elle avait emporté tant de mauvais souvenirs de Rivalles et de ses habitants !… Et puisque, de toute vraisemblance, elle n’était pas destinée à les revoir, mieux valait qu’elle s’efforçât de les oublier.

En ce dimanche de printemps, elle chantait de toute son âme dans la petite chapelle où le vieil aumônier achevait de dire sa messe. Très musicienne d’instinct, elle avait sur ce point encore admirablement profité des leçons données par sœur Hélène et l’un de ses plus grands plaisirs était de passer de longs moments à l’harmonium sur lequel, souvent, elle improvisait des airs pour les cantiques chantés par les religieuses et les élèves.

La messe finie, elle s’attarda un quart d’heure encore dans la chapelle, s’absorbant en une fervente prière. Puis elle sortit et s’engagea dans le petit cloître conduisant au bâtiment principal.

La supérieure se tenait là, ayant plusieurs lettres à la main. Sans doute le facteur venait-il de lui remettre son courrier. Elle finissait de lire une carte d’épais vélin, timbrée d’or, et apercevant Mitsi, l’appela :

— Venez, mon enfant, j’ai une communication à vous faire… Votre protectrice, Mme la présidente Debrennes, estimant que votre éducation est achevée maintenant, vous rappelle dans sa maison. Elle vous confiera l’emploi de lingère auquel vous êtes très apte.

Mitsi avait pâli, et tressaillait longuement. Le cœur serré par l’angoisse, elle regardait la religieuse avec une sorte d’effroi… Puis elle dit d’un ton frémissant :

— J’espérais que Mme Debrennes me laisserait la liberté de travailler à mon gré… qu’elle ne m’obligerait pas à prendre rang parmi sa domesticité.

La supérieure regarda Mitsi d’un air désapprobateur.

— De quel ton vous dites cela, mon enfant !… Je crains qu’il n’y ait en vous un peu trop d’orgueil. N’oubliez pas que vous devez tout à Mme la présidente, que sans elle vous étiez probablement élevée dans quelque hospice, où l’existence n’aurait pas été pour vous si douce que parmi nous. Elle vous donne un emploi dans sa domesticité, soit !… Mais sur quoi comptiez-vous donc ? Et que vous croyez-vous, ma petite Mitsi, pour penser qu’elle vous offrirait autre chose ?… Allez, cela vaudra mieux pour vous que de travailler comme ouvrière ou employée, avec tous les dangers qui guettent une jeune fille obligée de vivre seule chez elle. Vous serez là dans une maison honorable, sous la surveillance de la femme très estimable qui a bien voulu vous accorder sa protection. Si vous vous conduisez bien, elle assurera très probablement votre avenir. Que pouvez-vous demander de mieux, dans votre situation ?

Tandis que la religieuse parlait, le teint délicatement ambré de la jeune fille se couvrait de brûlante rougeur… Oui, Mitsi se rendait bien compte que sa prévention à l’égard de la présidente avait toutes les apparences de l’ingratitude. Elle comprenait qu’aux yeux de la supérieure qui ne voyait en elle qu’une enfant d’origine équivoque, recueillie, élevée par charité, sa répugnance devant des fonctions de domesticité parût un signe d’orgueil peu compréhensible dans sa position… Puis cette bonne sœur Mathilde, excellente femme, n’avait pas l’intelligence et surtout les intuitions délicates de sœur Hélène. Celle-ci aurait compris aussitôt la révolte secrète de cette nature fine, sensitive, qui se souvenait des impressions pénibles d’autrefois… de cette petite Mitsi qui, physiquement et moralement, semblait faite pour vivre dans les milieux les plus raffinés. Certes, elle ne l’aurait pas engagée à la résistance, mais elle aurait su l’encourager, lui montrer comment, en conservant toute sa fière dignité, elle pourrait accomplir la tâche qui l’attendait là-bas. En un mot, Mitsi aurait eu l’impression d’être de sa part l’objet d’une affectueuse compassion, tandis qu’elle voyait bien que sœur Mathilde la blâmait pour ce qu’elle considérait comme un amour-propre intempestif… Aussi garda-t-elle en son for intérieur ses réflexions amères, et renferma-t-elle dans son cœur palpitant ses angoisses et son chagrin. Dieu seul en connut la profondeur, et aussi, quelques jours plus tard, la sœur Hélène à qui Mitsi écrivit le lendemain pour lui apprendre le pénible changement survenu dans sa vie.