Ernest Flammarion, éditeur (p. 49-54).


V


Deux jours plus tard, le bruit se répandit dans le château que l’état de M. Debrennes s’était subitement aggravé.

Son médecin habituel et un autre praticien en renom, appelés de Paris par télégramme, arrivèrent dans l’après-midi. Après examen, ils ne cachèrent pas à Christian et à Parceuil que la fin était proche. Usé par une lente maladie, M. Debrennes atteignait aux dernières limites de son existence.

Christian laissa voir une sincère émotion. Il avait pour ce père malade, faible de corps et d’âme, une affection protectrice, un peu autoritaire, ainsi que l’y portait sa nature. Telle que, elle était une des rares joies de Louis Debrennes, frappé très jeune dans sa santé, atteint profondément au cœur par la mort prématurée d’une épouse très aimée, n’ayant en outre aucun appui moral à attendre de la femme ambitieuse et sans cœur qui était sa mère.

La présidente n’avait vu en lui qu’un bon garçon insignifiant, jusqu’au jour où elle s’était aperçue que Lucie Douvres, la fille du richissime maître de forges, considérait avec des yeux fort tendres ce grand jeune homme blond et fin, un peu timide, qui osait à peine lever sur elle des regards pleins d’adoration. Aussitôt, l’habile femme avait vu le parti à tirer d’une telle situation. Il s’agissait de manœuvrer Jacques Douvres, qui devait tenir pour son héritière à un parti beaucoup plus brillant que Louis Debrennes, jeune magistrat d’avenir, mais sans grande fortune. La présidente s’en chargea, et avec tant d’adresse que, quelques semaines plus tard, on annonçait les fiançailles de Louis avec la fille de l’opulent industriel. Elle voyait se réaliser ainsi toutes ses ambitions, de façon inespérée, car Lucie Douvres était à cette époque l’un des plus magnifiques partis de l’Europe. Quant à Louis, il se trouvait heureux près de cette femme charmante qu’il aimait, dont il était aimé… Son bonheur dura trois ans. Puis une fièvre typhoïde enleva Lucie. Lui-même fut atteint de cette maladie et, son inconsolable chagrin aidant, il ne s’en remit jamais.

Jacques Douvres, quoique profondément atteint par la mort de cette fille chérie, continua de diriger sa puissante industrie. Dans les dernières années de sa vie, il avait pris comme aide Flavien Parceuil, que la présidente Debrennes lui recommandait. Cet homme intelligent, habile et fourbe, sut se rendre indispensable au vieillard dont l’âge et le goût de la flatterie altéraient le jugement autrefois si sûr. À ses derniers moments, Jacques Douvres dit à son gendre :

— Puisque votre santé vous empêche de vous occuper activement des affaires, mon cher Louis, mettez toute votre confiance en Parceuil. Il la mérite.

Ainsi avait fait Louis Debrennes… Et Flavien avait pu diriger à son gré l’industrie puissamment mise sur pied par Jacques Douvres et par son frère cadet mort jeune encore. Il s’y entendait au reste fort bien — beaucoup mieux que n’aurait pu le faire M. Debrennes, comme celui-ci le reconnaissait franchement. Mais, à part quelques favoris, il était détesté de tous ceux qui se trouvaient sous ses ordres, depuis les ingénieurs jusqu’au dernier des manœuvres, alors que les apparitions aux forges du « bon M. Louis » étaient accueillies par les plus sympathiques manifestations.

Mais on ne le verrait plus maintenant, l’excellent homme qui avait pour tous un regard bienveillant. Il s’en allait peu à peu de ce monde et déjà semblait l’avoir quitté, car après la visite des médecins, après celle du prêtre qu’il avait demandé, il restait immobile, les yeux clos, les lèvres serrées. Pas un tressaillement ne passait sur son pâle visage… Christian, assis au pied du lit, le contemplait douloureusement. Près de lui se tenait la présidente. Depuis l’instant où l’on était venu lui annoncer que l’état de son fils s’était aggravé, elle ne l’avait pas quitté, si ce n’est pour laisser quelques instants la place à Parceuil.

Sa physionomie restait calme, sans altération. De temps à autre, elle portait à ses yeux un fin mouchoir brodé, pour étancher une petite — si petite larme… Mais n’était-il pas connu que la présidente Debrennes était une femme énergique, sachant dominer courageusement toutes les souffrances de la vie ?

Parfois, le valet de chambre de M. Debrennes entrait à pas feutrés. Très bas, il s’informait de l’état du malade, pour donner de ses nouvelles aux hôtes de Rivalles, et particulièrement à la comtesse Wanzel, qui semblait très affectée.

Puis, entre les plis de la portière, apparut la tête blonde de Florine. Avec une mimique expressive, la jeune fille interrogea sa marraine… La présidente répondit par un geste désespéré. Florine coula un doux regard vers Christian ; mais, voyant qu’il ne semblait pas s’apercevoir de sa présence, elle disparut aussitôt.

Presque à ce moment, M. Debrennes fit un mouvement, puis entr’ouvrit ses paupières.

Christian se pencha vers lui et serra doucement la main glacée.

M. Debrennes murmura :

— Je voudrais… te dire…

— Quoi donc, cher père ?… Ne vous fatiguez pas, surtout !

— Non… Mais… il faudrait… qu’on cherche encore… pour l’enfant… J’aurais dû…

Une suffocation l’interrompit.

La présidente, les traits un peu crispés, dit avec un accent doucereux :

— Mon cher Louis, tais-toi, je t’en prie ! Les médecins ont recommandé le repos.

— Oui… le repos… bientôt… tout à fait… Mais l’enfant… on ne sait pas… la mère disait peut-être la vérité…

Christian jeta à sa grand’mère un regard interrogateur.

Elle eut un geste douloureux, en murmurant :

— Il divague, mon pauvre enfant !

La faible voix reprit :

— Il faut chercher… Christian… Pas d’injustice… Tu lui donneras sa fortune…

La présidente étendit sa main et la posa doucement sur la tête de son fils.

— Allons, mon pauvre Louis, sois raisonnable… Reste calme et tout à l’heure tu te trouveras mieux, délivré de toutes les idées qui te tourmentent.

— Non, je… je veux dire à Christian…

Mais il fut interrompu par un spasme violent. La présidente appela la garde-malade, qui se tenait dans la pièce voisine… Quand la crise fut passée, le moribond ne parla plus. Pendant quelque temps, il garda les yeux ouverts, attachés sur Christian avec une expression inquiète et suppliante. Puis ses paupières se fermèrent… Et un peu plus tard, dans un dernier spasme, il rendit son âme à Dieu.

La nouvelle de cette mort impressionna Mitsi. Elle n’oubliait pas que M. Debrennes lui avait témoigné de la bienveillance et avait empêché qu’elle servît de jouet à la belle Florine. Puis il avait l’air si bon, le pauvre homme… tandis que les autres !

Deux jours après les funérailles, qui furent naturellement des plus magnifiques, Léonie informa l’enfant que le lendemain elle partirait pour le pensionnat Sainte-Clotilde, à Vorgères, dans l’Eure-et-Loir.

— Marthe te conduira jusqu’à Paris et te mettra dans le train de Chartres, ajouta-t-elle. Là-bas, il y aura une religieuse qui t’attendra… Quant à ton trousseau, les sœurs te le fourniront ; Mme la présidente leur envoie une somme pour ça.

Mitsi faillit sauter de joie. Enfin, enfin, elle allait quitter cette demeure !… Et pour comble de chance, on la faisait accompagner par la seule personne de la domesticité qui lui eût témoigné de la sympathie.

Ce n’était certes pas dans l’intention de lui être agréable que Léonie avait choisi la jeune lingère. Mais Marthe ayant demandé l’autorisation d’aller voir sa grand’mère qui se mourait dans un hôpital parisien, la femme de charge avait saisi cette occasion pour se débarrasser promptement de l’enfant qu’elle ne pouvait souffrir.

Avant son départ, Mitsi ne revit ni la présidente, ni Parceuil, ni M. de Tarlay. Petite créature dédaignée, elle quitta le Château Rose par un matin humide et triste, en compagnie de la bonne Marthe qui portait son petit bagage d’orpheline pauvre. Arrivée au bout de l’avenue, elle se détourna et, jetant un regard de rancune vers la seigneuriale demeure, elle murmura :

— Je ne te regrette pas, va !… et j’espère bien ne pas te revoir !