Ernest Flammarion, éditeur (p. 39-48).


IV


Un matin de la semaine suivante, Parceuil se fit annoncer chez la présidente. Celle-ci venait précisément de finir sa toilette et passait dans le salon qui faisait partie de son appartement. Elle tendit la main à l’arrivant en demandant :

— M’apportez-vous une réponse au sujet de cette petite Mitsi, cher ami ?

— Oui, je crois que nous avons trouvé ce qu’il faut.

— Ah ! tant mieux ! Il m’était désagréable de la savoir ici… Voyons, de quoi est-il question ?

— Les Sœurs de la Sagesse ont, dans un bourg d’Eure-et-Loir, un pensionnat fréquenté par des enfants de familles modestes. Le prix est minime, l’instruction assez bonne. Ce sera très suffisant pour cette enfant, que nous destinons à un sort subalterne.

— En effet. Donnez-moi l’adresse, je vais entrer immédiatement en pourparlers avec la supérieure.

— Voici…

Il lui tendait une lettre, que Mme Debrennes enferma dans un tiroir de son petit bureau Louis XV. Puis il s’informa :

— Elle est toujours tranquille, cette petite ?

— Toujours. Elle travaille bien, m’a dit Léonie. Les domestiques lui reprochent seulement sa sauvagerie…

Elle se tut un instant, lissa d’une main un peu nerveuse les coques de cheveux noirs qui dépassaient sa coiffure de dentelle, et reprit :

— Puisque vous voilà, mon cher Flavien, il faut que je vous communique une observation que j’ai faite, et qui m’inquiète… Je trouve que depuis quelques jours, Christian s’occupe beaucoup plus de la comtesse Wanzel.

— Je l’avais remarqué aussi.

— Ah ! vraiment ?… Ce n’est donc pas une imagination de ma part !… Pourtant, elle est presque laide, elle n’a pas d’esprit… Ses seuls avantages sont la naissance et la fortune. Est-ce là ce que Christian rechercherait en elle ?

— Qui sait !

— Mais il le trouverait chez d’autres femmes, qui auraient en outre plus d’agréments physiques que celle-là ! Non, en y réfléchissant, Flavien, je ne puis croire qu’il songe à épouser la comtesse Wanzel !

— Eh ! eh !… Elle est alliée à la famille impériale et aux premières maisons d’Autriche… Une telle union flatterait l’orgueil de Christian. Je le crois fort ambitieux, votre petit-fils, ma chère amie.

— Ambitieux ?… Je ne sais… Oui, peut-être… En tout cas, il le prouverait, s’il épousait la comtesse… Évidemment, ce serait un beau mariage, à certains points de vue… un très beau mariage, qu’il me serait difficile de désapprouver. Mais, d’autre part, j’avais espéré avoir Florine comme petite-fille…

Parceuil eut un sourire narquois.

— Parce que vous vous dites qu’avec elle, vous continueriez de diriger la maison, tandis qu’une étrangère vous déposséderait de votre sceptre ?… Eh ! je comprends ce point de vue… Mais si Christian n’est pas dans ces idées-là, vous le savez comme moi, il n’y a rien à faire pour l’y amener. Il faudra donc vous résigner au cas où il déciderait de faire vicomtesse de Tarlay cette brune comtesse Wanzel — ce qui, au reste, n’est pas du tout prouvé encore. Il est fort jeune et je m’étonnerais qu’il se mariât avant deux ou trois ans. Mais la comtesse en est visiblement fort éprise, et il s’amuse à lui faire la cour par distraction ou dilettantisme.

— Peut-être avez-vous raison… Je le souhaiterais pour Florine, qui est si amoureuse de lui, et qui souffrirait tant de devoir renoncer à tout espoir… D’autre part, il est certain qu’un mariage avec la comtesse Wanzel apparaît bien tentant, au point de vue amour-propre…

Elle hocha la tête, en souriant avec une orgueilleuse satisfaction.

— Christian peut choisir qui il voudra. Comme il n’est pas sentimental, il serait possible, en effet, qu’il consultât seulement son ambition. Je ne l’en blâmerais certes pas… Mais je regretterais en ce cas qu’il ait tant joué depuis quelque temps avec le cœur de Florine.

— Amusement de prince. Ma chère, votre filleule a vingt-trois ans, et c’est une fille sensée, qui devrait connaître Christian, qu’elle voit depuis son enfance. À mon avis, jamais il n’a eu l’idée d’en faire sa femme. Il s’amuse, je le répète ; il se plaît à se laisser adorer…

La présidente rapprocha ses sourcils noirs.

— En ce cas, il la compromettrait gravement… Il faudra que je recommande à Florine la circonspection. Mais allez donc faire entendre raison à une femme dont le cœur ne s’appartient plus !

— Difficile, en effet… surtout quand l’objet de sa flamme est un ensorceleur comme Christian. Mieux vaudrait en dire un mot à celui-ci…

La présidente eut un geste d’effroi.

— Je m’en garderais bien !… Jamais il ne supporte, une observation, vous le savez… Que voulez-vous, Florine est assez grande pour envisager d’elle-même la situation. Je le lui ferai entendre, comme c’est mon devoir. Quant à Christian, il est trop galant homme pour se laisser aller à une incorrection notoire à l’égard d’une jeune personne qui se trouve sous ma protection… Du reste, depuis qu’il s’occupe davantage de la comtesse Wanzel il délaisse Florine. Voilà deux nuits qu’elle ne dort pas, et je m’explique pourquoi.

Parceuil dit ironiquement :

— Eh bien, elle n’aurait pas eu fini d’être jalouse, si elle était devenue de Mme de Tarlay !… Mais je vous quitte maintenant, Eugénie… Ah ! dites donc…

Il baissait légèrement la voix, et se penchait vers Mme Debrennes :

— Louis ne vous a plus reparlé de Mitsi, de ses parents ?

— Non, plus du tout.

— C’est curieux, ce doute qui subsiste chez lui…

— Oui, très curieux… et un peu désagréable.

Leurs regards se rencontraient, chargés de sombres pensées.

Parceuil murmura :

— Il ne peut rien savoir. Toutes les précautions sont prises.

— Oui… Mais il ne faudrait pas qu’il parlât de ce doute à quelqu’un… à Christian, par exemple.

Parceuil eut un rire sardonique.

— Christian ?… Pensez-vous qu’avec sa nature insouciante, son égoïsme d’homme adulé, il ait jamais l’idée de rechercher quelque chose dans cette affaire-là ? Dormez tranquille, Eugénie. L’enfant est bien la fille d’Ilka Vrodno, la danseuse, et de père inconnu. Personne ne viendra vous affirmer le contraire.

Celle dont il était ainsi question venait à ce moment de prendre une grande résolution. Plus d’une fois, Mitsi avait entendu les domestiques déclarer, en parlant de quelque projet de la présidente, par exemple : « Il faudra savoir si M. le vicomte sera de cet avis-là. C’est lui le maître, et, tout jeune qu’il soit, il sait bien le montrer »… De ce fait, une idée avait germé dans le cerveau de l’enfant. Puisque M. de Tarlay faisait tout ce qu’il voulait, et que sa grand’mère elle-même lui obéissait, il n’avait qu’un mot à dire pour que Mitsi ne fût pas si malheureuse, et qu’on l’enlevât à la tyrannie de Léonie. Depuis quelques jours en effet, la femme de charge avait imaginé de lui interdire toute sortie et de lui donner une tâche matériellement impossible à accomplir pour une enfant. De plus, cette créature fourbe et rouée, qui était au service de la présidente depuis des années et savait la mener à son gré par la flatterie, s’était avisée — après assurance que sa maîtresse verrait la chose favorablement — de raconter à la domesticité que Mitsi était la fille d’une coquine et qu’elle serait une traîneuse des rues, si Mme la présidente n’avait eu la charité de s’en occuper, pour tâcher de la sauver du vice.

La pauvre petite, dès lors, s’était vu traiter avec plus de mépris encore. Adrienne, un jour, devant elle, avait affecté de regarder si son porte-monnaie était dans sa poche en disant tout haut :

— On ne sait jamais, avec cette fille de bohémienne ou de je ne sais quoi… C’est voleur comme tout, cette engeance !

Comme Mitsi avait pleuré, ce soir-là !… Une crise de désespoir l’avait jetée sur son dur petit lit. Qu’était donc sa mère pour qu’on la méprisât ainsi ?… Et pourquoi pensait-on qu’elle, Mitsi, pût être une voleuse ?

Ce fut le lendemain de ce jour que la pauvre petite créature résolut d aller trouver M. de Tarlay. Lui n’avait pas été mauvais pour elle. Bien qu’il l’intimidât beaucoup et que ses domestiques parlassent parfois de lui comme d’un maître capricieux et sans indulgence, Mitsi jugeait qu’il était certainement meilleur encore que la présidente ou bien ce M. Parceuil qui tous deux l’avaient regardée avec tant de méprisante dureté.

En dépit des ordres de Léonie, la petite fille se glissa vers onze heures hors de sa chambre, et gagna les jardins. Un valet de chambre avait dit un jour devant elle que M. de Tarlay se trouvait presque toujours, vers cette heure-là, dans le pavillon italien. Mitsi connaissait bien ce pavillon fait du marbre blanc le plus pur, et qu’entouraient des portiques couverts, pendant l’été, d’une profusion de roses. Plus d’une fois, cachée derrière un bosquet voisin, elle l’avait contemplé avec admiration, mais jamais elle n’aurait osé s’en approcher… Aussi tremblait-elle un peu en avançant vers le degré de marbre supportant deux colonnes qui précédait la porte faite de bronze admirablement travaillé.

Mitsi souleva le petit heurtoir, qui figurait une chimère, et le laissa retomber… De l’intérieur une voix dit :

— Entrez.

Mitsi poussa la porte… Juste en face d’elle, sur un divan couvert de précieuse soierie, Christian était étendu, un coude appuyé aux coussins, une cigarette entre les lèvres. D’une main distraite, il tourmentait les oreilles d’un jeune dogue qui se pressait contre lui… Son regard, où s’allumait une lueur d’impatience, se dirigea vers la porte, au seuil de laquelle s’arrêtait timidement Mitsi. À la vue de la petite fille, une exclamation de surprise irritée vint à ses lèvres :

— Toi ?… Que viens-tu faire ici ?

Il regardait l’enfant avec une dureté hautaine… Hélas ! pauvre Mitsi, elle était tombée sur un des mauvais jours du fantasque et trop idolâtré seigneur de Rivalles !

En même temps, le chien se mit à gronder en tournant vers elle des yeux peu rassurants.

L’enfant, devenue très rouge, se recula instinctivement, en balbutiant :

— Pardon, monsieur… Je venais vous demander… de vouloir bien m’écouter…

— Tu n’as rien à demander. Je n’ai pas à m’occuper de toi. Va-t’en promptement et ne t’avise jamais de revenir me déranger, petite effrontée, car je n’aurais qu’un geste à faire pour qu’Attila te fasse sentir la douceur de ses crocs.

Comme s’il eût compris, le dogue gronda plus fort… Mitsi tourna les talons et s’éloigna précipitamment. Ses jambes tremblaient sous elle. Dans son émotion, elle alla se jeter contre Olaüs Svengred, au détour d’une allée.

Le jeune Suédois dit sans colère :

— Eh ! attention donc, petite !

Elle murmura :

— Pardon, monsieur.

Il la regarda et mit la main sur son épaule.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? Que vous est-il arrivé ?… Vous semblez toute bouleversée ?

Il considérait avec sympathie le mince visage empourpré, frémissant, les yeux pleins de larmes qui glissaient le long des joues brunes.

Mitsi balbutia :

— Je voulais demander quelque chose à M. le vicomte… Mais il m’a chassée…

— Ah ! ah !… C’est que vous êtes tombée sur un mauvais moment, ma pauvre petite. Mais M. de Tarlay en a de meilleurs, et vous pourrez, une autre fois…

Elle se redressa, les yeux brillants de colère et de rancune.

— Oh ! jamais ! jamais je n’essayerai de lui demander quelque chose ! Il est trop mauvais, lui aussi… comme les autres !

Puis, aussitôt, elle murmura en regardant le Suédois d’un air inquiet :

— Oh ! monsieur, vous ne répéterez pas ce que je viens de dire là ?

Olaüs sourit avec bonté.

— Non, mon enfant, soyez sans crainte… Mais calmez-vous… Et si par hasard, ce que vous alliez demander à M. de Tarlay, je pouvais le réaliser, ne vous gênez pas pour me le dire.

Mitsi secoua la tête.

— Non, vous ne le pouvez pas. Il n’y a que lui, ici, parce qu’il est le maître. Mais merci… merci, monsieur ! Que vous êtes bon, vous !

Elle levait sur lui un regard de profonde reconnaissance… Puis, en un geste spontané, elle saisit sa main et y appuya ses lèvres. Après quoi elle s’éloigna en courant pour regagner sa triste chambre.

Olaüs Svengred la suivit des yeux en murmurant :

— Pauvre enfant !… Quelle physionomie intéressante !… Comment Christian peut-il se montrer dur pour cette charmante petite créature ?

La rapide sortie de Mitsi avait passé inaperçue aux yeux de Léonie. Mais la femme de charge en fut néanmoins informée. Le lendemain matin, Mitsi la vit entrer dans sa chambre, avec une expression furibonde sur son visage rebondi.

— Ah ! tu en fais du joli, effrontée !… Il paraît que tu as eu l’audace d’aller trouver M. le vicomte dans son pavillon ? Pourquoi faire, mauvaise graine ? Me le diras-tu ?

Elle avait saisi l’enfant par le bras et la secouait avec colère.

— … Oui, me diras-tu ce que tu allais lui demander ?

Mitsi riposta fièrement :

— Non, parce que cela ne vous regarde pas.

— Ah ! ça ne me regarde pas !… Je te prouverai bien le contraire, insolente ! Tiens, voilà !… et encore… et encore, pour payer les reproches de Mme la présidente, qui m’a accusée de ne pas te surveiller.

Les coups tombaient sur le visage, sur les épaules de Mitsi. Mais l’enfant, stoïquement, se taisait… Léonie s’arrêta et la jeta brutalement sur son lit.

— Ah ! si tu restais ici, j’aurais vite fait de te mâter, méchante fille de rien !… Mais heureusement, nous allons être débarrassés de toi. Madame me l’a dit tout à l’heure.

Elle sortit en continuant de maugréer.

Mitsi, tout à coup, ne sentait plus sa souffrance. Quoi ! elle allait enfin quitter cette demeure, ces gens si méchants pour elle, l’humble orpheline affamée d’un peu d’affection ?… Où irait-elle ?… Peu importait, car il lui semblait que nulle part ailleurs, elle ne serait aussi malheureuse qu’ici, dans ce palais superbe dont les habitants, presque tous, semblaient la détester — y compris M. de Tarlay, qui venait d’être si mauvais à son égard.

Oui, si mauvais, puisqu’il avait même raconté à la présidente ce qui s’était passé, en demandant probablement que la coupable fût punie — ce dont s’était chargée avec joie Léonie.

Au souvenir de l’accueil qui lui avait été fait, du regard de colère hautaine qui s’était attaché sur elle, des dures paroles sorties des lèvres du jeune homme, Mitsi tressaillit de confusion et de rancune douloureuse. Ah ! elle, qui avait cru trouver en lui un appui, tout au moins un peu de bienveillance !… comme elle s’était trompée, pauvre Mitsi !